Premier Chapitre
La pluie devint de plus en plus intense à mesure que l’après-midi s’achevait. Les fines averses de la fin de matinée laissaient désormais place à de grosses gouttes qui tombaient par flots continus. D’imposants nuages sombres surplombaient l’intégralité de l’enceinte de la ville. Les rues de cette dernière étaient déjà détrempées et parsemées d’importantes flaques. La luminosité avait également diminué, nécessitant l’allumage de l’éclairage urbain. Cette fin de journée se révélait typique des premiers instants de l’automne. Les belles soirées d’été, ensoleillées et chaudes, n’étaient plus que des souvenirs lointains.À cette heure tardive, les ouvriers achevèrent enfin leur tournée. Par vagues éparses, ils sortirent en courant du vaste complexe industriel et désiraient désormais regagner au plus vite leur habitation. Après avoir embouti des feuilles de tôles ou soudé des pièces métalliques pendant plus de dix heures — journée entrecoupée d’une unique pause repas d’une trentaine de minutes — les travailleurs ne pensaient qu’à une seule chose, rentrer hâtivement chez eux pour se reposer. Edward imita ses semblables. Le visage encore noirci par la poussière générée par la soudure, il mit son blouson par-dessus le sommet de son crâne pour s’abriter, tant bien que mal, du déluge. Après de brèves hésitations, le jeune homme âgé de vingt-deux ans s’élança, courant à grandes enjambées dans l’espoir d’éviter, autant que possible, les filets d’eau. À l’accoutumée, le trajet jusqu’au domicile qui lui avait été gracieusement attribué nécessitait une bonne quinzaine de minutes de marche. À cette foulée, Edward aurait besoin de moitié moins de temps avant de se trouver au sec. Plus il s’éloigna de la fabrique dans laquelle il travaillait, et plus les bruits sourds de plaques de métal qui s’entrechoquaient s’amenuisèrent. Le grognement du secteur industriel n’était plus qu’un murmure, tranchant avec le calme manifeste du reste de la cité. Rapidement, Edward arriva au niveau du centre-ville de la Zone 25-2. Quelques commerces s’y situaient, essentiellement des boutiques d’alimentation et de vêtements. Les devantures illuminées rappelaient que les magasins étaient ouverts malgré l’absence perceptible de chalands.
Les ruelles de la ville apparaissaient presque désertes. La pluie abondante décourageait, sans nul doute, les badauds qui auraient voulu y cheminer. Il ne restait plus à ce moment que des agents du service d’ordre, dont les yeux sombres toisèrent les travailleurs qui rentraient chez eux en courant. Ces individus en armes, formant une véritable cohorte urbaine, entièrement accoutrés d’habits noirs, avaient la charge de la sécurité ainsi que de la gestion des populations du district administratif que constituait la Zone. En plus d’un casque en ferraille, ils portaient tous un gilet pare-balles sur lequel était accrochée une radio d’où crépitaient inlassablement des instructions. Ce concert de grésillements venait fendre la torpeur de la ville. Le canon de leur fusil mitrailleur, tout comme leur regard sévère n’invitait pas à la courtoisie. Bien au contraire, pour ceux de la condition du travailleur juvénile, mieux valait détaler à leur vue. Edward n’y manqua pas, accélérant le pas lorsqu’il passa devant une brigade. Le jeune homme longea ensuite les murs de l’ancien château fort qui se trouvait sur une large barre rocheuse située au milieu de la cité. Ses deux tours cylindriques surplombaient les habitations adjacentes. Elles gisaient tel le symbole de temps immémoriaux dont l’évocation ne pouvait se faire sans risque. Si la fortification fut autrefois la résidence d’un Duc, les autorités l’avaient depuis lors transformé en un bâtiment administratif. Au sein de celui-ci, les fonctionnaires zélés du parti unique organisaient leurs activités de contrôle des masses. Une fois, la forteresse dépassée, il ne resta plus à Edward que deux rues à traverser avant d’arriver devant l’immeuble où figurait son logement.
Son appartement, situé dans une modeste barre de neuf étages, jouxtait la rivière dont les eaux calmes sillonnaient de part et d’autre la cité. Par rapport aux grandes tours construites ces dernières décennies, l’ensemble immobilier paraissait de taille modique. L’hébergement d’Edward était semblable à tous ceux attribués aux habitants de sa condition. C’était un deux-pièces placé au quatrième étage du bâtiment. Extrêmement classique, et respectant les prescriptions architecturales alors applicables, le logement comprenait, outre une cuisine et une salle d’eau, une chambre ainsi qu’une pièce à vivre, toutes deux d’une petite superficie, mais suffisante pour un homme seul. Du mobilier que l’on retrouvait dans toutes les habitations ouvrières similaires à celle d’Edward agrémentait la pièce principale. L’ameublement se composait d’une simple table à manger en bois, d’un canapé, avec des ressorts délabrés parfaitement inconfortables, d’un modeste téléviseur noir et d’une horloge dont le cliquetis ininterrompu était tout juste supportable. Somme toute classique pour cette Zone et pour ce quartier. Le jeune homme bénéficiait aussi d’une petite terrasse, avec vue sur les eaux de la rivière ainsi que sur le parc s’étendant au-delà de l’autre berge. Edward n’était pas trop mal loti par rapport à d’autres de ses semblables. Il pouvait même se sentir avantagé. Le balcon lui offrait la possibilité de s’extirper du décor blanc immaculé de son logement. Certains habitants de son immeuble ne possédaient pas ce luxe, leur seule vision sur le monde extérieur donnait sur le local à poubelles de la résidence.
Le travailleur de vingt-deux années grimpa deux à deux les marches qui devaient le conduire jusqu’à son palier. Les couloirs baignaient dans un profond silence, le bruit de la pluie tombante dehors se faisait presque entendre. Lorsqu’il arriva au quatrième étage, Edward put entrapercevoir son voisin de palier. L’individu souhaitait visiblement sortir de son appartement et se ravisa à la vue du prolétaire détrempé. Il referma la porte d’un geste brusque au moment où ce dernier passa devant, après avoir grommelé un semblant de salutations. « Drôle de type », pensa Edward, comme à chaque fois qu’il pouvait le rencontrer. Il ignorait tout de ce personnage singulier. Leurs échanges se limitaient à de brèves formules de politesse. Il ne connaissait pas son métier. Il ne savait pas son âge, quand bien même les traits de son visage et son célibat laissaient supposer qu’il avait moins de vingt-cinq ans.
Une fois sa porte d’entrée passée et bouclée à double tour, Edward se débarbouilla sans tarder. L’eau froide et le savon poreux disponible dans les boutiques d’alimentation du centre rendirent la blancheur à son teint juvénile, entrecoupé par deux iris d’un bleu très clair. Ses cheveux blond foncé et mi-longs retrouvaient également leur éclat après cette toilette sommaire. Les loisirs étaient limités dans cette ville industrielle, à plus forte raison lorsqu’une pluie constante tombait inlassablement. Edward ne disposait d’autre choix que de regarder son téléviseur dans l’attente de son repas du soir. L’unique chaine accessible relayait, à longueur de journée, des reportages, avec pour seule finalité de vanter les réussites de l’État central. Des journaux d’information interrompaient ces programmes à intervalles réguliers pour fournir aux spectateurs attentifs les nouvelles les plus fraiches. Ce jour-là, au moment où Edward alluma son poste de télévision, un documentaire sur les mineurs de la Zone 62-3 était diffusé. Ce secteur situé au nord du pays alimentait ce dernier en énergie fossile. Une voix hors champ rappelait les techniques d’extraction du charbon :
— « Pour atteindre les couches de houille, des forages de plus de deux cents mètres de profondeur sont apparus nécessaires. Nous apercevons à l’écran les galeries de roulage, de trois mètres de hauteur et de deux de largeur. Dans ces vastes tunnels, les mineurs poussent les wagonnets grâce auxquels le charbon tout juste prélevé est remonté à la surface. »
Durant plus de vingt minutes, la voix monotone du narrateur décrivait les installations minières et leur fonctionnement. Elle s’interrompait à intervalles réguliers pour laisser place aux discours policés des employés interviewés. Chacun aimait rappeler que les conditions de travail offertes étaient « excellentes » et qu’il ressentait un « réel plaisir » à se rendre à la mine. Aucun ne soulevait le moindre écueil. Tout apparaissait des plus parfait, dans le meilleur des mondes. Même avec une couche de deux millimètres de poussière sur le visage. Y compris avec une intonation poussive dans la voix qui suggérait l’existence de maladies respiratoires. Edward ne regarda ce documentaire que d’un œil, laissant son esprit vagabonder. Ses paupières se faisaient de plus en plus lourdes. Pourquoi demeurait-il donc vautré dans son canapé à s’infliger cela ? Il se remémorait que son enseignante, lors des cours à l’école élémentaire, n’avait cessé de lui rappeler, ainsi qu’à ses camarades de classe, que visionner la chaine de télévision unique serait susceptible d’améliorer leur « crédit social ».
Ce score constituait pour beaucoup une composante primordiale de leur existence. Ce système de récompenses et de pénalités, en vigueur dans toute la Grande Régie Franche, l’État central, était un moyen par lequel les autorités sanctionnaient de manière positive ou négative les habitants qui respectaient ou enfreignaient les règles édictées. Cet indicateur devait créer un réseau de « confiance » parmi la population. Un score élevé à ce « crédit social » pouvait offrir certains avantages. Certes, un résultat des plus acceptables ne permettait pas aux masses laborieuses de quitter leur caste pour rejoindre celle des membres du parti unique, reconnaissables à l’épinglette qu’ils portaient au niveau de la poitrine. Quelques bons scores mensuels n’ouvraient pas non plus droit aux privilèges des lignées respectables, ces familles dont plusieurs générations ont collaboré avec les autorités. Ces serviles fratries se voyaient en général confier l’exécution de telles ou telles professions, par exemple la gestion de commerces. La gratitude de l’État pour ces lignées pouvait même aller jusqu’à les intégrer parmi la classe des adhérents du parti. Pour de simples travailleurs comme Edward, un résultat positif pouvait lui assurer de bénéficier d’un appartement avec un balcon ou encore de finir, en fin de carrière, chef d’atelier. À l’inverse, un mauvais rating et les conséquences seraient aussitôt perceptibles : moins de tickets alimentaires, un logement dans les quartiers les plus éloignés du centre de la cité, etc. Pour s’éviter ces désagréments, Edward essayait tant bien que mal d’agir en bon individu, de se plier à la réglementation applicable et d’avoir un comportement socialement acceptable. Et cela passait par le visionnage de vidéoclip en l’honneur de ses camarades travailleurs. Tandis que le jeune homme était assoupi, la voix énergique du présentateur du journal télévisé le tira de ses songes. Le reportage sur les mines de la Zone 62-3 avait alors pris fin. Edward n’avait donc pas entendu les développements relatifs au procédé de décomposition chimique du charbon… Les enceintes du téléviseur crachèrent désormais le débit monocorde du journaliste :
— « Sans tarder, nous allons rejoindre notre envoyé spécial en Zone 67-1. Nos militaires ont, en effet, procédé à un entrainement commun avec leurs homologues de l’armée de l’Union Ouvrière des Länder d’Alemania en vue de se préparer conjointement à une offensive, contre le… »
Edward s’éloigna du poste télé pour aller mitonner son diner. Les informations ne l’intéressaient guère. C’était toujours la même chose. Quelle nation avait bombardé la Rossiïskaïa ? Qui l’armée de cette dernière avait-elle envahi avec l’aide de son grand allié, la République Populaire de Chine ? Le présentateur annonçait perpétuellement des nouvelles concernant des conflits militarisés. La vie derrière les murs de béton gris de plus de vingt mètres de haut qui bordaient l’ensemble de la Zone 25-2, limite caractéristique du découpage administratif que constituait chaque Zone, et plus généralement, au-delà des frontières de la Grande Régie Franche semblait être une immense région de guerre. Qu’il était apaisant de pouvoir bénéficier d’une sécurité certaine ! Des contraintes existaient bien, comme le fait d’exécuter un travail laborieux durant neuf jours consécutifs, pour ensuite ne pouvoir profiter que d’une seule journée de congé. Ou encore, ne pas savoir ce qui se cachait au sein des vastes étendues extérieures à l’enceinte de la ville. Mais en contrepartie, les autorités protégeaient les habitants des agressions étrangères et de l’impérialisme exacerbé de la Rossiïskaïa et de son allié asiatique.
Ce soir-là, le diner fut simplement constitué de deux ou trois tranches de pomme de terre et de quelques feuilles de salade. La fin du mois commençait à se faire ressentir. Edward dégusta les aliments épars dispersés dans son assiette en ferraille, assis sur son canapé, l’écran du poste toujours allumé. La séance de cinéma offerte pour la soirée restait dans le thème abordé par les documentaires de la fin d’après-midi. Le diffuseur proposait, en effet, un film intitulé « La Symphonie de la Zone 62-3 ». Le synopsis était tout à fait commun, en tout cas pour la ligne éditoriale de la chaine. L’œuvre cinématographique vantait le travail acharné et le courage effréné des habitants de ladite Zone (qui avait la chance d’être à l’honneur). En substance, lors d’un hiver particulièrement rigoureux, tous se mettaient à l’ouvrage pour faire face à la demande en énergie de l’ensemble de la Nation. Des wagons entiers de charbon étaient sortis de terre, des usines tournaient à plein régime. Le tout avec une bande musicale donnant une sensation de vigueur à la composition. Edward n’était pas vraiment concentré sur ce chef-d’œuvre du septième art. La fatigue accumulée durant sa journée de labeur ainsi que son assiette clairsemée le faisaient somnoler.
Avant la fin de « La Symphonie de la Zone 62-3 » (et sa scène finale où l’ensemble des travailleurs rentraient dans leur demeure, satisfaits du boulot accompli), le jeune homme se leva de son canapé. Il se dirigea vers sa fenêtre pour contempler la ville déserte. Il pleuvait encore de manière importante. Aucun bruit ne paraissait de l’extérieur, ni même d’ailleurs des appartements attenants au sien. Personne ne semblait s’être aventuré à une promenade nocturne. De toutes les façons, plus que le déluge, les patrouilles du service d’ordre décourageaient les badauds noctambules. Se faire prendre à flâner, sans raison, en pleine nuit dans les artères de la ville serait le meilleur moyen pour passer une nuit dans les geôles des agents affublés de noir. Edward resta une bonne quinzaine de minutes à regarder les gouttes tomber sur la rivière située en contrebas. Des petites ondes circulaires concentriques se créaient lorsque la pluie rentrait en contact avec les flots paisibles du cours d’eau. Au loin, au-delà de l’autre rive, les arbres disséminés dans le parc disparaissaient dans une brume de plus en plus épaisse. Une fois arraché à ses observations, Edward coupa son téléviseur et se prépara pour aller se coucher. Le lendemain était le neuvième jour de la troisième décade du mois. Il s’agissait ainsi du dernier jour de travail avant de pouvoir bénéficier d’un congé. La fin de la troisième décade signifiait également qu’on allait procéder, au pied de son usine, à la distribution des tickets alimentaires pour le mois suivant. Edward pourrait bientôt profiter à nouveau de repas plus conséquents. En attendant, il lui restait une longue journée de labeur à effectuer.