Premier Chapitre
C’EST CONNU, LES CHOSES IMPORTANTES n’arrivent jamais quand il faut. Essoufflée par ses propres cris, Candy ne pouvait pressentir l’importance de ce moment quand elle ralentit sa course et s’immobilisa. D’épais nuages de vapeur s’échappaient de sa bouche ouverte. Inutile de s’égosiller, désormais. La voiture qu’elle poursuivait avait disparu. Elle demeura debout un moment, statufiée au milieu de la chaussée enneigée, à essayer de reprendre sa respiration.Non…
Certaine de voir réapparaître la lueur des phares d’une seconde à l’autre, elle scruta le bout de la rue derrière le rideau humide qui brouillait sa vision. Tom se rendrait compte de son erreur de jugement et ferait demi-tour pour venir l’enlacer tendrement, et après des excuses balbutiantes, finirait par lui déclarer qu’il n’aimait qu’elle, et qu’il lui pardonnait son impair. Une infidélité qui ne se reproduirait jamais plus, je le lui jurerais sur ma vie.
Mais rien. Juste le sel corrosif qui inondait ses joues, ses pieds nus qui viraient au bleu et ses mèches blondes qui fouettaient son visage livide, que les coulures noires de mascara changeaient en un horrible maquillage tribal.
Une sirène, au loin, rompit le silence. Encore un imprudent étalé sur une plaque de verglas, aurait pu songer Candy si elle n’avait été aussi plongée dans ses réflexions morbides. La météo avait expliqué qu’une dépression venue du Saskatchewan descendait par le Middle West, enveloppant le Nebraska, l’Oklahoma et le Mississippi pour remonter vers les côtes de Caroline du Nord et de Virginie jusqu’à New York. En ce début avril, le printemps accusait un sacré retard, alors qu’il arrivait en avance au Canada. Allez comprendre.
Le cœur battant, la jeune femme sentit qu’on l’observait depuis les fenêtres éclairées. Une folle en pyjama dans la neige, au beau milieu de la nuit, tu parles. Quelqu’un avait déjà dû appeler les flics devant le pathétique spectacle offert. Dommage… Elle aurait pu s’allonger sur le bitume glacé un moment, laisser son corps s’engourdir, la morsure du froid anesthésier sa douleur... Elle trouva la force de contenir son vertige et chemina à pas lents sous les halos blafards des réverbères, la tête basse, les mains en croix sur son ventre. Encore quelques secondes, et Tom serait là et tout redeviendrait comme avant.
Mais l’angoisse supplanta la détresse. President Street restait déserte. Le matin, plombé. Le silence du quartier, poisseux comme de la gadoue qui colle aux semelles, avalait jusqu’au bruit des pas. Où irait-il ? Candy ne s’en était pas souciée une seconde. Étaient-ils devenus à ce point des étrangers ? Les épreuves devaient soi-disant souder un couple au lieu de le faire voler en éclats…
Le trottoir la ramena jusqu’au perron gelé d’une maisonnette victorienne cossue. Quand elle referma la porte, les éboueurs entamaient leur collecte sous les flocons qui redoublaient. Candy s’adossa contre le mur, et inspira une grande goulée d’air. Le hall d’entrée empestait l’acrylique. Il y a quelques heures encore, elle finissait de repeindre la pièce qui serait devenue un jour la chambre du bébé.
Cette odeur en convoqua d’autres, fulgurantes, lacérant sa mémoire. L’éther de la salle où le médecin avait confirmé son endométriose, le parfum de Tom, la serrant contre lui pour la rassurer, les relents des ses incontinences urinaires suite aux premiers traitements, les draps à la lavande dans lesquels ils programmaient leurs rapports, mécaniques et désespérés, les effluves de ragoût à la table familiale quand sa mère lui offrit le premier body et que sa sœur la garce annonça fièrement sa seconde grossesse, le doute insidieux dans la voix de Tom après deux ans de rien, l’encens que brûlait sa tante quand elle lui tirait les cartes, les écœurants petits pots aux légumes engloutis par ses nièces, les bougies soufflées sur leurs gâteaux d’anniversaire, les émanations antiseptiques du réduit de FIV où avaient lieu les injections et la puanteur des anciens amis lui serinant qu’il ne fallait pas angoisser à ce point, car le stress bloquait la fécondation.
Quand la mélodie électronique creva le silence, le canon de son arme de service regardait Candy droit dans les yeux. Le cyclope noir. Presque malgré elle, son index tremblant libéra la détente. Sa migraine ophtalmique intensifiait la pression sur son œil gauche. Elle releva son visage rougi, avec juste la force de croire que Tom la rappelait.
C’est pas ça.
Mauvaise sonnerie. Mauvais téléphone.
— Allez vous faire foutre, balbutia-t-elle en réarmant son Glock.
Elle enfonça le canon dans sa bouche, et ferma les yeux, inondés de larmes. Elle maîtrisa le tremblement de son doigt. Ce soir, dans la chambre de l’enfant qui se refusait à elle, le cyclope noir la libèrerait enfin.
— Candy ! cria l’auteur des coups portés contre la porte. C’est Gliss ! Ouvre, je sais que tu es là ! On a une urgence !
Candy se mordit la lèvre et posa la tempe contre l’acier de son flingue. Elle grelotait. Ses yeux la brûlaient de larmes refoulées. Un cortège de décisions contradictoires défila dans sa tête. Il avait dû se passer quelque chose de grave pour que son équipier se permette d’insister de la sorte, il ne devrait pas être ici. Que pouvait-il bien y avoir d’aussi grave que sa situation à elle ?
— Candy !!!
Les coups redoublèrent. Ce crétin va ameuter tout le quartier. Au prix d’un acharnement surhumain, la jeune femme parvint à ramper jusqu’à l’entrée. Ses jambes ne la portaient plus.
— Quoi ? cracha-t-elle à travers la porte.
L’application avec laquelle elle s’était efforcée de rendre sa voix ordinaire provoqua une remontée de bile qui lui retourna les entrailles.
— Je sais qu’il est tard et que c’est ton jour de congé, dit Jarel Inglis. Mais nom d’un chien, ça fait dix minutes que je t’appelle !
Son débit inhabituel préfigurait une inquiétude anormale. Candy tendit le bras et déverrouilla le loquet de la serrure avant de s’affaisser. Le grand Black élégant poussa la porte et découvrit une loque humaine, sèche et rebutante, indigne de l’administration qui l’employait.
— Bon sang ! lâcha-t-il en s’agenouillant près d’elle.
Immédiatement, il tâta son pouls carotidien, examina ses pupilles, remarqua ses lèvres cyanosées. Diagnostic sans appel. Un regard échangé leur suffit pour se comprendre.
— Candy, tu m’entends ?.. Tom n’est pas là ?
Candy lui braqua son arme sous le menton.
— Je vais bien, dit-elle en claquant la porte du bout du pied.
— Nom d’un chien… Tu as pris quoi ?
— Un coup de vieux. Qu’est-ce qu’on a ?
Depuis le temps, Gliss avait l’habitude que Candy ne réponde qu’aux questions qui lui convenaient.
— Preneurs d’otages dans un bâtiment de la MWA, au sud de TriBeCa. Deux hommes armés, il y a cinq minutes. Cox et Barian arrivent sur place.
Candy l’écoutait d’une oreille. Elle notait les informations en imaginant le moyen de rendre sa présence superflue.
— MWA ?
— Municipal Workers Association.
— Hein ? Merde, Gliss, envoyez un cow-boy de Quantico et foutez-moi la paix.
— Cholak a besoin d’un responsable en situation.
— Gabriel… susurra-t-elle en abandonnant son arme sur le parquet. Fait chier, ce con.
— Il t’a dans le collimateur. Je te conseille de ne pas le…
Au regard foudroyant qu’elle lui décocha, Jarel Inglis fronça les sourcils. Pas bon, ça. En comprenant que la relation entre Candy et leur directeur — qu’elle venait d’appeler par son prénom — avait sans conteste dévié de sa trajectoire, le grand Noir intègre déchiffra tout le reste.
— Où est ton mari ?
La jeune femme resta figée, sans cligner des yeux. Son visage chiffonné était celui d’une pauvre fille qui dort dans ses fringues — et qui n’a pas fermé l’œil depuis une semaine.
— Oh merde, Candy…
En tant qu’ami loyal qui se soucie de la santé de ses proches, Gliss se permit une moue réprobatrice. Il était fin et habillé comme s’il avait un styliste à demeure, tandis que sa coéquipière avait généralement l’air d’avoir acheté sa garde-robe dans un magasin de fripes. Tous deux se connaissaient depuis la promo et s’étaient sauvé la vie mutuellement à plusieurs reprises. Inglis avait expérimenté la plupart de ses travers et les recoins sombres de son âme.
— Corde raide, psy, rapport alarmant, comportement à risque… ça te parle, chérie ? Sacré bon sang, tes états de service ne te préserveront pas d’une seconde bavure. Alors, si je peux te donner un conseil, tiens-toi à carreau et fais ton job.
Gliss lui tendit la main pour l’aider à se relever. Candy soupira et serra les maxillaires en acceptant l’offre, les yeux rivés sur la pièce fraîchement repeinte. Aucune envie d’engager la conversation sur le sujet.
— Deux hommes armés, il y a cinq minutes, et le NYPD nous appelle déjà ? s’étonna-t-elle.
— Ils ont tué un otage.
— Ah ? Comme ça, sans raison ?
— Il faut croire.
— Anormal. Ils ont une idée derrière la tête.
— Cholak pense comme toi, ma belle.
Candy chercha à calmer ses palpitations cardiaques et contrôler son souffle pour refouler autant que possible l’angoisse qui montait en elle. Sans y réussir. Pourtant, son instinct se réveilla. Pourquoi commettre un meurtre de sang-froid ? L’affaire passant de fait sous juridiction fédérale, les tueurs s’étaient donc offert un ticket pour la chaise électrique. Soit il s’agissait des pires preneurs d’otages de l’histoire, soit le geste était prémédité. Dans quel but ? Terrorisme ? Attirer les médias ? Candy poussa un soupir. Aurait-elle le courage d’affronter les affres de son métier ? Rien de moins sûr. Néanmoins, cela l’empêcherait de sombrer dans ceux de sa vie privée.
Les choses importantes n’arrivent jamais quand il faut. Les emmerdements non plus.
— OK, dit-elle. Attends-moi dans la voiture. Je conduis.
Sur le chemin de la salle de bains, elle déposa son Glock près d’un badge officiel à étui de cuir portant l’inscription :
Département de la Justice des États-Unis
F.B.I - FEDERAL BUREAU of INVESTIGATION
XF58-170506
Enquêteur fédéral Candy FRASER
BUREAU DE NEW YORK
New York City, NY