Premier Chapitre
DeschampsJe les vis arriver depuis la fenêtre de ma chambre. J’étais confortablement installé dans mon fauteuil en velours à mon poste d’observation habituel lorsqu’une vieille Clio grise se gara juste devant ma clôture. La femme qui en descendit était à peu près aussi décrépie que sa bagnole. Elle arborait en tout cas un tailleur de cette même couleur grisâtre qui ne la mettait pas du tout en valeur – si tant est qu’elle ait eu quelque chose à mettre en valeur d’ailleurs… Elle avait l’air très strict avec ses lunettes rectangulaires et son chignon serré. Ses cheveux étaient outrageusement tirés en arrière, si bien que son visage était figé en un rictus peu engageant. Elle ouvrit la portière arrière droite de son carrosse à un individu qui ne semblait manifestement pas pressé d’en sortir. Après quelques minutes de vaines supplications, elle tira sans ménagement son passager par le bras et referma la portière derrière lui. Je me redressai sur mon fauteuil pour mieux voir. C’était un gosse avec une épaisse tignasse brune qui aurait, à mon goût, bien besoin d’un coup de ciseaux. Il était petit, maigrichon, et ses pieds légèrement en dedans lui donnaient l’air empoté. La vielle harpie en tailleur lui attrapa la main, le môme attrapa sa petite valise et ils se dirigèrent tous deux vers le pas de ma porte.
La sonnette retentit deux fois avant que je ne daigne me lever. De manière générale, j’aimais bien faire poireauter les gens. Les entendre rouspéter me mettait de bonne humeur. Par contre, je détestais devoir attendre et surtout, surtout, je n’aimais pas être dérangé, même si je m’y attendais. Je descendis donc et ouvris la porte au bout de la cinquième sonnerie.
— Ouais ? fis-je lorsque je me retrouvai devant mes deux visiteurs.
— Bonjour Monsieur Deschamps, déclara la femme me tendant une main décharnée.
Je la regardai d’un air dédaigneux en me gardant d’esquisser le moindre geste, et elle finit par la retirer. Question de principe : ne jamais serrer la main de n’importe qui, et surtout pas celle des inconnus. Quant à celle des inconnues, pensez-vous !
— Euh…, fit la vieille visiblement décontenancée, je vous présente Baptiste. C’est moi que vous avez eu au téléphone ce matin, vous vous souvenez ?
Je dévisageai le gosse mais il ne leva même pas la tête vers moi. Impressionné sans doute. C’était souvent l’effet que je produisais et je n’en étais pas mécontent. Au contraire, ça imposait une forme de respect qui me paraissait indispensable. Mais là, le petiot, il avait la tête tellement baissée que je ne pouvais presque rien voir de ses yeux sombres sous sa crinière brune.
— Vaguement ouais, dis-je. Alors c’est toi Baptiste ?
L’intéressé eut quand même un mouvement presque imperceptible qui pouvait laisser penser qu’il avait hoché la tête mais il se cramponna à la mère-tailleur-gris comme si elle n’était autre qu’une bouée de sauvetage.
— Et sinon, il sait parler ou pas ? bougonnai-je.
La femme soupira, et se tourna à nouveau vers le môme.
— Baptiste, je te présente Marcel, …
— Monsieur Deschamps, corrigeai-je en grognant.
— … tu sais, on en a parlé. C’est chez lui que tu vas vivre maintenant. Tu verras, il est très gentil.
— Ouais, enfin, je suis gentil mais faut pas trop m’emmer…
— Bon, je vous le laisse, me coupa-t-elle en me regardant d’un air réprobateur.
Mais alors que cette vieille pimbêche allait tourner les talons, le petit s’accrocha à elle en tremblotant, exactement comme le ferait un bébé koala terrorisé.
— Ça va aller mon enfant, dit la femme en tentant vainement de se dégager.
Elle paraissait agacée que ce garçon l’oblige à faire des heures supplémentaires. Aussi, elle me jeta un regard suppliant, qui n’était pas sans me rappeler celui du sale clebs de la voisine, mais je perçus le message. Je poussai un soupir – là aussi, question de principe – et pris la main du gosse avant de l’attirer vers moi avec force. Il se débâtit un peu, toujours en gardant le silence. L’air satisfait, l’autre me salua, monta rapidement dans son épave et démarra sans demander son reste.