Premier Chapitre
Seriez-vous capable de vivre en cage ? Cette question ne s’était jamais posée pour moi car j’y étais née sans aucune possibilité de m’en échapper. Pourtant, parfois je me demandais ce que ça faisait d’avoir le choix.Choisir.
Du haut de mes dix-huit ans, voilà un verbe que je n’avais pas beaucoup eu l’occasion de mettre en pratique. Toute ma vie avait été tracée à l’avance, bien avant même que je ne vois le jour. Chacune de mes journées était minutieusement orchestrée. Tout ce que j’avais à faire, c’était suivre l’impulsion qu’on me donnait et sourire, toujours sourire.
En réalité, n’importe qui d’autre aurait pu exercer ce rôle à ma place, ce n’était pas bien compliqué. Mais le hasard m’avait fait naître de sang royal et c’était à moi d’endosser cette responsabilité. Très honnêtement, je m’en serais bien passé et aurais volontiers échangé ma place avec quiconque la voulait. Gouverner ne m’intéressait pas et j’étais persuadée de ne pas avoir les épaules assez solides pour représenter tout un peuple dont finalement, je ne savais rien.
Avec ma notoriété, je n’avais jamais pu quitter l’enceinte du palais seule. Pour tout dire, mes seules sorties en extérieur s’avéraient être des visites – des plus ennuyantes – d’inaugurations de nouvelles infrastructures, toujours très brèves. C’était avec regret que je regardai à travers la vitre teintée de la limousine tous les endroits auxquels je ne pouvais pas m’attarder.
Dès que j’avais un peu de temps libre, je lisais. Je dévorais les livres, peu importe leur genre et leur forme. Ces pages encrées de mots étaient pour moi le meilleur moyen – mais aussi le seul, soyons honnête – de me déconnecter de la réalité, comme une porte pour m’évader vers d’autres dimensions. En l’an 2XXX, quand la mer avait englouti la quasi-totalité des continents, l’air devint irrespirable pour les populations survivantes. Des villes sous-marines furent alors construites et des royaumes naquirent sous des bulles de verres oxygénées pour permettre à l’espèce humaine de perpétuer.
Le peuple de la mer, voilà ce que nous étions devenus. Tout ça plaisait au plus grand nombre – à ma mère par exemple, qui m’avait donné le prénom de Cordelia signifiant « fille de la mer » pour honorer ce qui, selon elle, était une bénédiction. Une bénédiction de vivre à la manière d’un poisson. Il fut une époque où j’adorais les regarder, allongée sur le sable du jardin. Ils étaient toujours nombreux là-bas, en haut du globe qui nous servait d’abris. Il y en avait des bleus, des rouges, des petits, des gros... Bref, de quoi émerveiller à coup sûr la petite fille que j’étais. Maintenant des poissons je n’en voyais plus. Mais c’était peut-être juste parce-que je ne les regardais plus. Passé l’âge où un rien nous créait des étoiles dans les yeux, je m’étais rendue compte du piège qu’était Odilys, mon royaume. En fait, ce n’était ni plus ni moins qu’une cage qui servait à nous protéger d’un immense aquarium auquel confrontés, nous n’aurions aucune chance de réchapper. Et bien que ça semblait parfaitement convenir à la majorité, moi j’étouffais.
Tout ce dont je rêvais, c’était d’aller à la surface et de voyager. Découvrir, comme dans mes livres tous ces paysages merveilleux. Je voulais voir les neiges du Mont Fuji, le canal de Venise, les couchers de soleil de Californie, et par-dessus tout, je voulais voir le ciel. Le ciel remplit de nuages, la couleur « bleu ciel », les arcs-en-ciel et la nuit noire remplie d’étoiles. Voilà quel était mon rêve le plus cher.
Mais voilà, je savais bien que tout ça ne se réaliserait pas car moi, Cordelia Dreace, je serais un jour reine d’Odilys : ma bulle de verre.
* * *
Vêtue d’une simple robe de nuit en satin blanc les cheveux relevés en un chignon approximatif, j’étais assise devant ma coiffeuse, encore somnolente. Mes femmes de chambre m’avaient réveillée vingt minutes plus tôt qu’à l’habitude pour prendre mes mesures afin de me confectionner de nouvelles tenues. Deux d’entre elles agitaient leur ruban à mesure tout autour de moi tandis que la dernière m’enroulait le buste de tissus colorés pour déterminer la couleur qui, je cite, « ferait le mieux ressortir mon teint ».
- Le rouge vous va à ravir ! Qu’en pensez-vous ? Me demanda Kate, visiblement fière d’avoir trouvé l’accord parfait.
- Si vous aimez alors ça me va, je vous fais confiance.
Elle exprima un petit rire de bienséance. (Mais si vous savez, ce rire qu’on prend quand on ne sait pas trop quoi répondre face à quelqu’un de hiérarchiquement supérieur à nous ? Eh bien c’était ça.)
Je n’avais jamais eu un grand sens de la mode et pour tout dire, je n’y portais que peu d’intérêt. De toute manière je ne choisissais jamais vraiment ce que je portais, même si mes domestiques me consultaient à chaque fois. J’avais souvent l’impression que mon avis n’était à prendre qu’à titre indicatif, puisqu’elles finissaient toujours par me retourner le cerveau pour avoir le dernier mot.
- Vous voilà prête, votre Altesse.
J’étais habillée, parfumée et sobrement maquillée, prête à entamer une nouvelle journée dans la peau d’une princesse héritière.
Princesse ou non, ça ne m’empêchait jamais d’engloutir un nombre exagéré de viennoiseries lors du petit déjeuner, ce qui avait pour effet de me rendre systématiquement nauséeuse pendant au moins une bonne heure. Bien qu’indisposant, ça me donnait parfois l’avantage de pouvoir retourner faire la grasse matinée.
Alors que j’hésitai à reprendre une autre tartelette aux fraises, je sentis le regard de mon paternel se poser sur moi. Je risquai un coup d’œil dans sa direction.
Bien que nous déjeunions à la même table, Mère et lui étaient assez distancés de moi lors de nos repas privés, soi-disant pour leur laisser une certaine intimité. Ça ne me dérangeait pas le moins du monde. Si j’avais des relations correctes avec ma mère, elles étaient loin d’être bonnes avec mon père qui aurait mille fois préféré avoir un fils. Aussi loin que je me souvienne, cette distance avait toujours existé entre nous.
- Il n’est pas digne d’une princesse de s’empiffrer de la sorte, ma fille.
Je savais pertinemment qu’avec lui, il était inutile de répondre et laissai tomber – à contrecœur – l’idée d’engloutir une autre pâtisserie. Père s’était levé du mauvais pied. La journée s’annonçait radieuse.
Mon quotidien en tant que Princesse au palais royal était d’un monotone à en faire bailler.
Chaque matin, mes chambrières me préparaient pour que j’aille me présenter au petit-déjeuner avec mes parents à huit heures. Ensuite, j’enchaînais avec deux heures de cours, la matière variait selon les jours et se répartissait entre des cours de morale et droit durant lesquels j’étudiais la constitution d’Odilys, des cours de langues étrangères, de lecture et rédaction – ma matière préférée –, de géopolitique – une horreur –, et d’économie.
Deux fois par semaine, j’assistais à la réunion de treize heures avec mes parents et leurs conseillers, et le reste du temps je travaillais mes cours.
Le reste de mes après-midis était la plupart du temps assez libre. Je les passais généralement dans le jardin, à la bibliothèque, ou encore occupée par des évènements tels que des interviews ou des apparitions publiques.
* * *
Je me massai le crâne, mimant à la perfection une intense réflexion. Mes parents, les conseillers et moi-même étions rassemblés autour de la table ronde de la salle de réunion. L’ordre du jour était à la recherche de pistes pour relancer l’économie, en chute libre depuis maintenant quelques mois. Inutile de préciser que je n’avais absolument aucune idée de ce qui aurait pu arranger les choses. Mon crâne était aussi vide que celui d’un poisson rouge – sans vouloir offenser les poissons rouges. Ces longues réunions étaient d’un ennui mortel et je me sentais totalement isolée des discussions. Ceci dit, je ne faisais pas non plus d’efforts pour m’y intégrer.
- L’idéal serait de créer de nouveaux emplois. Le souci c’est que les entreprises du royaume n’ont plus les moyens de recruter, réfléchit à voix haute M. Bart, en entourant des mots sur sa feuille de notes. Et la comptabilité du palais est négative depuis déjà près d’un an. Lancer un plan de financement pour aider les entreprises à embaucher nous demanderait un effort considérable. Je regardais mes ongles en priant pour que le débat ne s’éternise pas. Plus vite une solution serait trouvée et plus vite la séance serait levée.
- Nous n’avons pas non plus l’espace nécessaire pour construire de nouveaux bureaux, ça commence déjà à poser problème pour les nouveaux diplômés qui ne trouvent pas de travail, souligna M. John.
Odilys était le plus petit royaume sous-marin après Luckssure. Nos terres formaient un cercle parfait pour correspondre à la forme du globe qui nous recouvrait. Le palais était pile au centre du territoire, dans la capitale : Sapphiria, que toutes les autres villes, villages et hameaux encerclaient. Les hectares les plus proches de la paroi de verre étaient occupés par d’immenses forêts, chargées de nous apporter de l’oxygène pour complémenter celui des diffuseurs. Il était donc tout à fait impensable de les abattre – même si ceux-ci réduisaient considérablement la superficie du royaume.
Père se gratta le menton et Mère enroula une mèche de cheveux autour de l’un de ses doigts, le regard baissé sur sa feuille de notes. Fait amusant : ils avaient toujours la même gestuelle lorsque quelque chose les préoccupait.
Quant à moi, je me retins de bailler. Je n’avais aucune idée miraculeuse pour sauver le royaume du chômage, ni de la crise, et je n’avais au fond pas spécialement envie d’y réfléchir.
Je fixai ma feuille vierge : c’était la même que je réutilisai depuis des mois. Un sourire amer me vint lorsque je pensais au nombre incalculable de jeunes filles qui auraient aimé être à ma place. Quel dommage de laisser un titre si important uniquement aux héritiers du sang ! J’étais persuadée qu’il y avait là, quelque part dans ce royaume, des personnes qui auraient été bien plus compétentes que moi, capables de remplir leurs feuilles d’idées géniales à chaque réunion.
La séance finit par être levée. Les conseillers quittèrent la salle et je m’apprêtai à faire de même quand l’entente de mon prénom freina mes jambes dans leur élan.
- Cordelia. C’était la voix douce de ma mère. Aussi douce soit-elle, l’évocation de mon nom était loin de me réjouir. Je me retournai.
- Oui, Mère ? Tentai-je sur un ton tout aussi doux que le sien. Mon regard glissa des yeux de ma mère vers ceux de mon père. Il fronçait les sourcils et ça sentait très mauvais pour moi.
- Tu ne dis jamais rien pendant les réunions. Tu as dix-huit ans maintenant, ton avis est tout aussi valable que le nôtre tu sais. Il ne faut pas que tu aies peur de prendre la parole, d’accord ? Tout le monde serait ravi de t’écouter.
- Oui, je sais. Je marquai une pause le temps de trouver de quoi argumenter rapidement mon mutisme. C’est que, je ne suis pas encore habituée à avoir le droit de parole. Je ne pus m’empêcher de lâcher un petit rire gêné – le fameux rire de bienséance. Mais je vous promets de faire des efforts la prochaine fois. Père ne sembla pas du tout, mais alors pas du tout satisfait par ma réponse, et les rides d’expressions qui marquaient la tête de ses sourcils s’accentuèrent.
- Ça fait cinq mois que tu prends part à nos réunions, Cordelia. Combien de temps te faudra-t-il encore pour t’habituer ? Que tu n’oses pas parler, c’est une chose – et ma foi je n’y crois pas. Il me lança un regard assassin. Mais que tu ne fasses même pas l’effort de chercher des solutions pour notre royaume, s’en est une autre ! S’exclama-t-il presque en criant, attrapant ma feuille tristement blanche pour la montrer à Mère.
Aïe.
Je baissai les yeux, honteuse, ne sachant où me mettre. Père avait raison, je n’avais fait aucun effort. Mère afficha une mine pincée, contrariée par mon attitude.
- D’ici la prochaine réunion nous voulons que tu aies réfléchi à des pistes pour faire repartir à la hausse l’économie du royaume, m’ordonna Mère sur un ton sévère que je ne lui connaissais pas. J’acquiesçai et elle me congédia d’un geste de la main.
Je refermai la porte de la salle de réunion en soupirant. Comme si j’avais besoin de ça. Je restai quelques secondes devant la porte, assez pour entendre qu’ils parlaient encore de moi. Je savais qu’ils étaient déçus et qu’ils ne me trouvaient pas à la hauteur pour être un jour à la tête du royaume.
- Qu’allons-nous faire d’elle ? La voix de Mère trahissait son inquiétude à mon sujet.
Un sentiment de culpabilité m’envahit.
Mes parents se faisaient du souci pour leur royaume. Ils se doutaient sûrement qu’entre mes mains, Odilys courrait à sa perte. C’est vrai, je n’avais jamais voulu de cette vie. Mais tout le monde comptait sur moi et l’idée de les décevoir me serrait le cœur. Je n’avais en fait pas d’autres choix : si je voulais vraiment arrêter de me ridiculiser auprès de tout le monde – et accessoirement éviter de me refaire passer un savon par mes parents – il fallait que je laisse mes ressentiments de côté et que je me mette à incarner mon rôle pour de bon.
Prise d’un regain d’énergie, je me dirigeai avec une motivation sans faille vers mon bureau personnel, saluant au passage tous les domestiques croisés sur mon chemin.
À partir d’aujourd’hui, j’allais être une princesse irréprochable. Ou du moins j’allais essayer.
* * *
C’était avec étonnement que je constatai que mon bureau était impeccable. Malgré le fait qu’il était la plupart du temps inoccupé, les domestiques continuaient de venir y faire le ménage.
Mon espace de travail était totalement démuni du moindre grain de poussière et sentait bon la lavande, une odeur réputée pour favoriser la concentration. Ravie de retrouver ce lieu dans lequel je ne m’attardais jamais, je contemplai le parquet de bois ciré, la tapisserie brodée, et surtout la large baie vitrée en forme de pétoncle géant qui offrait une vue imprenable sur le jardin. Je m’installai avec détermination sur le coussin moelleux de mon fauteuil, prête à sérieusement me mettre au travail.
- Bon, Delia, au boulot ! Tu vas leur montrer ce que tu sais faire !
Je ne savais pas exactement combien de temps s’était écoulé, mais la luminosité extérieure commençait à faiblir, emportant ma motivation avec elle. Si j’étais pourtant bien motivée à trouver des solutions pour contrer la crise à laquelle faisait face Odilys, je n’avais en réalité aucune idée de comment procéder. Il fallait dire que je n’avais jamais été très douée en cours d’économie malgré la patience d’or de mes professeurs, et que je n’écoutais jamais vraiment non plus les réunions de manière très attentive. En fait, j’avais l’impression d’être face à un mur. Un bon gros mur en béton armé. J’étais sur le point de craquer lorsque quelqu’un frappa à la porte de mon bureau. Je me frottai les yeux en un éclair pour faire disparaître les larmes naissantes, histoire de me redonner une contenance.
- Entrez ! La porte s’ouvrit, laissant apparaître un homme que je reconnus être un valet à son uniforme vert et bleu.
- Votre Altesse. Il s’inclina. Tout le monde vous cherche, je suis soulagé de vous trouver. Vos dames de compagnie s’inquiétaient de ne pas vous voir au petit salon.
- Oh, navrée. J’aurais dû les prévenir que j’avais encore du travail.
Avec tout ce qui s’était passé, j’avais complétement oublié que je devais retrouver Lucile et Thaïs, mes deux amies, pour prendre le thé.
- J’ai aussi une information du Roi à vous transmettre.
Il s’avança vers moi et me tendit une enveloppe scellée. Je remerciai le valet et, sur une dernière courbette, il quitta mon bureau.
Je déchirai lentement le papier avec une pointe d’appréhension. Vu la teneur de ma dernière entrevue avec mon père, il y avait de quoi craindre le pire. Je dépliais prudemment le mot.
Cordelia,
Je viens d’apprendre que M. Korns est rentré de son expédition à la surface dans la matinée. Il viendra dîner avec nous ce soir, tâche de l’accueillir. Ta mère et moi allons avoir un peu de retard, un gros dossier à régler avec Ybalt.
Ne prêtant pas attention à l’absence totale de politesse et d’affection dans le mot de mon père, j’eus du mal à contenir ma joie. J’avais déjà eu l’occasion de rencontrer Mike Korns quelques mois plus tôt, lorsqu’il avait demandé une entrevue au palais pour négocier des fonds pour son expédition. Tout chez cet homme m’avait inspiré : son ambition et ses projets étaient très similaires aux miens, mais lui avait eu la possibilité de les réaliser. Je l’enviais et l’admirais à la fois. Il me tardait de pouvoir l’écouter nous raconter son voyage.
Je rangeai rapidement mes stylos dans leur pot, ma feuille – toujours aussi blanche – dans l’un des tiroirs du bureau, puis me précipitai dans le couloir en direction de mes appartements. Il ne me restait que peu de temps pour me préparer avant l’arrivée de l’explorateur. Je débarquai en trombe dans ma chambre. Mes domestiques s’activaient à refaire mon lit et à épousseter les meubles.
- Déjà de retour votre Altesse ? S’étonna Milie.
- J’ai besoin de changer de robe, nous avons de la visite ce soir.
Comme si j’avais prononcé une formule magique, mes trois fées entrèrent en ébullition, faisant des allers-retours entre mon dressing et moi.
- Que pensez-vous de ce diadème princesse ? Me questionna Audrey, soucieuse.
- Ce sera parfait.