Premier Chapitre
Une nuit claire et étoilée.La Citroën roule encore une vingtaine de mètres avant de stopper le long d’une palissade. Boris ouvre la portière et fait quelques pas dehors, histoire de se dégourdir les jambes avant l’épreuve. Au loin, un orage jette ses grandes lueurs blafardes et on sent déjà le vent qui apportera la pluie. Mais tout reste silencieux. Dans ce quartier à la périphérie de Paris, on est loin de tout, de l’agitation du centre-ville et des turbulences des grands boulevards. Même le ciel orageux se tait comme s’il retenait sa respiration.
Boris stoppe ses déambulations et fait un tour sur lui-même, scrute l’obscurité que peinent à dissiper les lampadaires de la rue déserte. Le cadran phosphorescent de sa grosse montre de plongée indique minuit dix.
Il se penche à la vitre baissée côté passager.
— Je vais bientôt tracer, tu as ton Haricot ?
Dimitri fait signe que oui en exhibant l’appareil de couleur verdâtre et de forme oblongue légèrement incurvée en son milieu. Haricot. Le surnom qu’on donne à ces talkies walkies dernière génération était bien trouvé.
— Règle ta montre sur la mienne, enchaîne Boris, et tiens-toi prêt à me cueillir à minuit trente pétante, je vais faire fissa !
Dimitri sourit à ces expressions hors d’âge en synchronisant sa montre. Minuit onze. Puis il se décale pour se glisser derrière le volant et tourne d’un quart de tour la clé de contact, déjà prêt à démarrer. Pendant ce temps, Boris s’éloigne à grandes enjambées. Sa haute silhouette se fond progressivement dans la nuit comme absorbée par l’obscurité. Il lève encore la main à l’adresse de Dimitri avant de disparaître dans une rue perpendiculaire.
Mais comment se débrouille-t-il pour ne jamais se faire serrer dans ses expéditions nocturnes ? Dimitri pas plus que les autres qui le connaissent n’a la réponse. La protection d’un ange gardien ? Peut-être bien, à condition de croire à ces fadaises. Une chose est sûre : le risque ne l’a jamais arrêté, au contraire même. Boris aime ces moments où tout pourrait basculer d’un coup, ses échappées virer illico au cauchemar. De toute façon, risque ou pas risque, l’attrait pour le fruit défendu est plus fort que tout. L’esprit de contradiction, aussi, qu’il cultive depuis qu’il a l’âge de marcher.
Boris poursuit sa route d’un bon pas et en voyant le décor de la rue glisser devant ses yeux, ces immeubles gris aux volets fermés, ces commerces aux rideaux baissés, il ne peut se défaire de ce sentiment d’étrangeté qui l’étreint à chaque fois dans ces moments-là, de cette impression tenace d’être dans une ville de carton-pâte. Ou dans une réalité parallèle.
Sur le trottoir, il croise un couple enlacé, légèrement titubant. La fille trop maquillée, le type encore en costard comme s’il venait de quitter son bureau. D’où sortent-ils ces deux-là ? Un peu de musique filtre d’une discothèque plus loin. De la variété soviétique des années 90. Le néon rouge de l’enseigne clignote un peu, sans doute à cause d’un mauvais contact. L’Atalante. Une improbable oasis de son et de lumières dans ce désert de ténèbres. Mais, vu l’heure plus que tardive, l’établissement est sûrement en train de fermer.
Par intermittence, la porte battante s’ouvre sur les derniers clients et les flots de musique s’échappent alors quelques instants avant de s’étouffer à nouveau. Une grappe de jeunes palabrent devant l’entrée, des pionniers en goguette reconnaissables à leur foulard bleu ciel noué au cou.
L’un d’eux lève sa bouteille de bière à l’adresse de Boris.
— Longue vie au Parti et longue vie à toi, camarade !
Boris se crispe intérieurement. Ce léger contretemps n’’était pas prévu. Il répond distraitement au salut du jeune homme blond en espérant en être quitte mais à son tour un autre l’apostrophe, la voix caverneuse et théâtrale :
— Que fais-tu de beau en cette nuit de pleine lune ?
Une voiture glisse lentement sur la chaussée, marque un léger ralentissement en passant à la hauteur des jeunes gens.
— J’attends ma partenaire, répond Boris.
Par jeu, le pionnier se compose une mine chagrinée.
— L’Atalante va fermer ses portes… j’ai bien peur qu’elle t’ait posé un lapin.
Boris va répondre mais les pionniers se mettent enfin en route et attrapent au passage leur camarade par l’épaule pour l’entrainer avec eux. Les éclats de voix s’éloignent et peu après tout redevient calme. La musique aussi s’est tue. Un jeune homme sort de l’établissement et après avoir adressé un bref salut à Boris, ferme la porte battante à clé avant de la bloquer par une grosse barre de protection. Boris a remarqué le foulard rouge noué à son cou. Comme beaucoup d’autres, cette discothèque d’État est tenue par un responsable local des Jeunesses léninistes. Rien d’étonnant. Le Parti aime bien garder un œil attentif sur ces lieux et leur clientèle parfois turbulente.
Trois rues plus loin, un café est encore éclairé. Une autre oasis. Quelques noctambules se pressent au zinc. Et juste en face, la masse noire de l’entrepôt se découpe sur le fond du ciel étoilé. C’est là. Encore cinq minutes à tuer avant la sortie du gardien. Boris revient sur ses pas, jette un œil par la baie vitrée du café derrière laquelle un jeune type s’active aux commandes d’un billard électrique, c’est sans doute sa dernière partie car le rade va lui aussi bientôt fermer. Déjà, on rentre les chaises et les tables de la terrasse…
Minuit vingt. La porte de l’entrepôt s’ouvre enfin sur le veilleur de nuit qui la referme en la verrouillant soigneusement. C’est un solide gaillard, aussi grand que Boris et deux fois plus large. Coiffé de sa casquette à visière de plastique, il avance en roulant les épaules, tout investi de sa mission et prêt à défendre son territoire. Mais ça ne l’empêche pas d’aller faire une halte au café en attendant la relève, comme chaque soir. Une brèche de dix minutes dans laquelle Boris va s’engouffrer.
Il gagne l’entrepôt, silencieux et furtif comme une ombre. La porte métallique est dotée d’une serrure toute simple qu’il ne met que quelques secondes à crocheter avec le passe qu’il s’est fabriqué. Et quand il investit enfin les lieux, l’adrénaline monte en lui à la vitesse de l’éclair, comme à chaque fois. Minuit vingt-trois. Il n’a pas allumé la lumière, pas eu besoin, sa vue s’est déjà accoutumée à la pénombre. L’étroit couloir conduit à un escalier de ciment dont il gravit les marches deux par deux. Pour avoir fait du repérage, il sait que les livres sont au premier étage, une grosse partie d’entre eux soigneusement rangés sur des étagères, les autres entassés dans des cartons.
La porte de la salle n’est pas verrouillée. Et quand le néon du plafond s’allume, Boris ne peut réprimer un sifflement. La caverne d’Ali Baba. Les rayonnages qui courent sur deux pans de murs entiers lui donnent le vertige. Des centaines de livres, des milliers peut-être. Et dire que toute cette richesse, tous ces mondes de papier vont finir sous les mâchoires des déchiqueteuses du Parti. Quel gâchis… Il laisse son doigt glisser sur les tranches, l’arrête sur Lolita de Vladimir Nabokov. Un livre prétendument sulfureux qu’il avait dévoré il y a quelques années mais qui n’a pas l’heur de plaire au régime. C’est vrai qu’écrit par un fils de Russe blanc… Un peu plus loin, Cœur de chien, de Mikhaïl Boulgakov. Franchement anticommuniste, celui-là. Vie et destin, un classique censuré en son temps par le KGB… Boris fait tranquillement son marché, picore les volumes brochés qu’il range l’un après l’autre dans son sac à dos en prenant soin de ne pas en abîmer les couvertures. Il a toujours fait preuve d’un soin maniaque avec les livres.
Au moment où il s’apprête à enfourner un roman de Philip K. Dick, son Haricot se met à crachouiller.
— Ben alors qu’est-ce que tu fabriques ? Il est minuit trente et je suis en bas…
L’onde glacée le traverse d’un coup. Nom d’un chien. Il a rêvassé et laissé le temps filer. Cinq secondes plus tard, Dimitri lui annonce que la relève du gardien se dirige droit vers l’entrée et qu’il ne peut pas rester garé là où il est sans attirer son attention, il doit mettre les bouts. Le type a eu cette fois la mauvaise idée d’écourter sa pause ou bien c’est la relève qui fait du zèle… Voilà ce qui s’appelle jouer de malchance. Au diable les précautions, Boris bourre à la hâte tout ce qu’il peut dans son sac qu’il jette à l’épaule et sort en vitesse de la salle des saisies. Trop tard. On monte. Des pas lourds, réguliers. Boris prend la tangente, ses grandes jambes avalent trois par trois les marches de l’escalier mais le gardien a décelé sa présence et accélère sa montée. Brandissant sa lampe torche, il lui crie de faire halte, s’époumone dans son sifflet. Puis il appelle les renforts en pianotant fébrilement sur son Haricot.
Au second, toutes les portes sont fermées. Reste le troisième, le dernier étage, qui donne sur les toits. Maintenant la seule issue possible. Dans le couloir où s’est engagé Boris, il y a un vasistas. Il étire son mètre quatre-vingt treize en se dressant sur la pointe des pieds et parvint à l’ouvrir pour se hisser dehors à la force des bras. L’autre accoure déjà, suivi de ses collègues qui ont entre temps rappliqué…
Boris est maintenant sur le toit. Sa déclinaison n’est pas forte mais une bruine tombée de nulle part le rend dangereusement glissant. Derrière lui, ça crie, ça s’agite. Eux aussi doivent déraper sur le zinc. Tout en courant maladroitement, autant handicapé par son sac à dos que par sa grande taille, Boris sort de sa poche la pilule qu’il a préparée en cas d’urgence. Oblongue, de quelques centimètres de long, rayée jaune et violette. Le joker.
Il s’enfuit comme un voleur en cavale, contourne des cheminées, évite de justesse une verrière, grimpe sur le toit voisin, passe sur le suivant qu’il escalade pour aller se tapir derrière une cheminée en briques plus large que les autres. Là, il tâche de reprendre son souffle. Ses poursuivants ont-ils abandonné la course ? Rebroussé chemin ? Il tend l’oreille pour s’efforcer de les localiser. Et sent son estomac se nouer en entendant leurs voix lui parvenir distinctement. Loin de tourner en rond, ils ratissent soigneusement les lieux et arrivent droit sur lui.
Impossible de rester sur place.
D’un bond souple et furtif, il s’est arraché de sa cachette aussi silencieusement que possible pour prendre le large mais les autres l’ont aperçu. Quelqu’un a sifflé. On s’interpelle.
— Il est là ! Vite ! Magnez-vous !
De nouveau la course droit devant, la cavalcade derrière. Et au-dessus, les nuages ont caché la lune, épaississant l’obscurité. Tout semble se confondre dans cette nuit d’encre…
Entraîné par la vitesse, Boris a vu trop tard le bord du toit et ne peut éviter la chute fatale. Un à-pic de vingt mètres. À peine plus de deux secondes le séparent du sol, juste le temps d’avaler son comprimé. Et aussitôt, il se sent happé par une main aussi puissante qu’invisible puis aspiré par une force démentielle, surnaturelle, qui lui coupe le souffle. Un siphon. Comme lorsque l’eau de la baignoire achève de se vider et tourbillonne en s’échappant par le tuyau de vidange…
Le temps que cette image lui vienne, il se retrouve assis dans la Citroën, roulant lentement puis freinant le long des palissades. Le souvenir de sa fuite malheureuse reste gravé dans son cerveau un court moment, dans une brume d’irréalité comme le rêve d’un dormeur juste après le réveil.
Il jette un œil au cadran phosphorescent de sa grosse montre de plongée. Minuit dix.
Il a avancé sa main pour couper le contact mais stoppe son geste et décide finalement de faire demi-tour.
Dimitri l’interroge du regard.
- Un mauvais pressentiment, lui répond-il.