Premier Chapitre
On avait battu le record des vagues de chaleur et l’alerte rouge flambait dans le pays. C’était le vingt mai et Marta s’était levée ce matin avec la sensation si familière pour elle de s’être à peine assoupi. Elle avait voulu que le sommeil l’emporte par magie, elle ne s’était endormie pour de bon que vers trois heures du matin, elle était tombée d’un seul bloc.Elle avait remonté ses cheveux en chignon, un petit geste provisoire l’avait encore ajusté puis retenu à l’aide d’une fine épingle surmonté d’un papillon noir. Elle avait dû s’habiller, gouverner son corps, se retrouver l’allure d’une femme et s’enchaîner aux obligations du jour.
Elle avait regardé le soleil avant de rejoindre mon cabinet. Elle remontait maintenant en direction du métro. Autour d’elle, les immeubles avaient pris des allures de casbah ensablée dans le silence brûlant de la ville, et dans cette chaude matinée de printemps, la rue des Rosiers triomphait de beauté. C’était irracontable. Sa lumière était joyeuse, incroyablement joyeuse. Elle avait cette apparence, surnaturelle et prémonitoire, d’une vie heureuse à venir et qui nous serait définitivement acquise. Elle s’offrait comme un plateau de fête oriental et de fruits secs, on pouvait hésiter et se lécher les doigts au moment de déguster. C’était donc assez simple et cela demeurait à la portée de tous.
Par habitude, elle avait d’abord allumé la machine à café, elle avait rangé le courrier, jeté quelques publicités et voulu mettre un peu d’ordre dans mon bureau.
Une ombre avait alors capturé son regard et son immobilité l’avait aussitôt terrifiée. D’abord le pli d’un visage, et tout au bord des lèvres, une peau froissée par l’ombre, indéchiffrable. Bientôt comme une sensation bête et menaçante, s’apercevoir au bord d’un trou qui montait vers elle… Elle m’avait reconnu. Deux yeux bleus menottés dans la douleur la regardaient de loin. Un cri s’était alors échappé d’elle, il avait cogné le ciel, sauvagement, avant de s’égarer dans le grand nuancier des sensations douloureuses. Alors, elle n’avait été que peur, devant la mort, devant le sang, tout ça…
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J’étais né déserteur et j’avais rêvé d’une vie qui fasse tanguer mon âme, entre mer et ciel. Certains jours, plus proche d’une mer en tumulte, d’étreintes et de sursauts pour fendre et mieux traverser la vague, et d’autres jours plus près du ciel, m’assoupir, effleurer le monde, contourner une bouche d’une extrême caresse, du bout des doigts et dans un repli du temps.
Comme bon nombre d’entre nous, les deux pieds ancrés dans la terre et le regard précipité dans le ciel, j’appartenais donc à cette espèce pour laquelle il faut se hâter, se reconnaître une étoile, de préférence bonne et pulsatile avant qu’elle ne s’éteigne. Mon absolu s’était d’ailleurs voulu plutôt modeste, une alliance de l’animal et de l’esprit, simplissime et crucial à vrai dire. Du jeune mammifère, bien sûr que j’en avais eu la niaque aussi, je savais bien que les choses n’arrivent pas et qu’il fallait les ravir. Au fil des jours et des saisons, j’avais en conséquence connu le bonheur et avec lui les objets qui le soutiennent. Pour l’essentiel il s’agissait d’aimer et d’être aimé. La vie m’avait encore appris à ne pas m’attarder entre deux quais et comme il me semble aussi, j’avais toujours su prendre le bon train… Mes capacités de séparations avaient probablement facilité les choses.
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C’était un dix-neuf-mai. Je doute que la date ne revête cependant la moindre importance. J’avais accompli l’ordinaire de mes consultations. Il me restait simplement de pouvoir jouir un peu de la ville… Quelques détours en bord de Seine… Histoire de découvrir les derniers cabotinages de Bobo parisien, Paris plage, Paris Musée, Paris lumières... Histoire de trouver aussi dans la lumière du soir un abri temporaire, me découvrir différent sur le trottoir d’en face avant de m’éblouir des nombreux corps en vadrouille… Je m’apprêtais donc à quitter le cabinet et ma vie n’appelait à ce stade aucun autre commentaire.
Ce fut subit. Un hurlement de loup était monté dans sa gorge et sa main s’était levée. Son geste avait déchiré l’air calme et je n’avais pas compris. Je m’étais à peine penché, elle avait été plus forte et je n’avais pas résisté. Un court instant, je m’étais vu flotter dans l’espace, un éclat d’organe avait résonné dans mon corps et lui avait encore succédé comme un puissant souffle d’extase. S’accrocher, s’agripper, s’arracher plutôt que gémir ou marmonner une prière et reculant d’un pas, j’avais cherché l’appui de mon fauteuil. Mon corps, un vrai chantier ! Le bruit tombait par vague, tantôt modulé comme des gémissements ou percutant le ciel comme un tambour. Du sol montait une poussière ancienne, on levait ici et là quelques morceaux d’organes et de maison qui résonnaient comme des tombes. L’asphalte pliait sous la chaleur et goudronnait le sable, je sentais dans ma chair se pencher des épaisseurs, s’agrippant entre des griffes d’acier, s’essouffler ou se gonfler comme des torses avant de chuter dans le vide. Mes genoux donc avaient déjà fléchi, la pesanteur avait eu raison de moi et si je me souviens bien cela s’était accompli sans douleur. Je m’étais alors vu sur la dernière ligne droite avant qu’un ultime sursaut d’illuminations ne s’échappe violemment de ma tête.
Stupéfait d’un incroyable constat. Et c’est probablement mon dernier souvenir de vivant : la mort venait de m’apparaître et c’était de circonstance.
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J’étais psychanalyste. Dans mon cas, l’affaire avait été conclue dès mon plus jeune âge. À vrai dire, j’ignore ce qui m’avait mené là. Je ne saurais vous le dire. Mille autres raisons auraient en effet pu me guider vers d’autres horizons, chanteur d’oiseau dans un orchestre à plumes ou plus simplement gardien de sémaphore. Une mystérieuse conviction avait eu pour destin de grandir sous mon crâne, marine et visiblement conçue pour tenir la mer. Je l’avais donc suivie comme une heureuse fatalité et le plus raisonnable avait encore été de ne plus croire au hasard.
Durant ma longue pratique je n’avais jamais promis la moindre forme de bonheur ni même proposé le moindre soulagement. Je m’étais surtout reconnu ce goût pour écouter les hommes et je savais que cela favorisait invariablement l’avènement d’une chose qui pouvait transformer leur existence et c’était déjà considérable. Heureux spectateur de ce caprice d’existence, mon oreille avisée accueillait sans défense la moindre confidence, aveux, confessions ou commérage de famille. Du petit parleur au narrateur averti, c’était facile. De l’épanchement à la révélation, l’obligation du secret parvenait toujours à sceller le pacte de la confidentialité. J’écoutais donc, toujours à la lisière du sommeil et de la veille. Je le faisais avec un détachement respectueux et dans un état d’insomnie bienveillante qui tenait toujours un peu de la rêverie.
Je m’étais reconnu très tôt cette singulière disposition. Il me faut remonter très loin pour retrouver chez moi ce plaisir à laisser s’installer comme une secrète distance entre les autres et moi. Un goût intense pour les autres se cachait bien sûr derrière ce détachement et c’était sans compter que les jours et les heures accumulés à cette écoute silencieuse me permettait d’amasser aussi tout un lot d’intuitions vagabondes et décisives sur la nature et l’insondable conduite des âmes.
Ailleurs, c’était toujours ici - certains vendraient leur peau pour jouir des bienfaits d’une telle aubaine.
Des corps aussi, j’en écoutais les moindres « jargonnages », saisis dans le creux de mon divan ou dans le creux de la plus infime émotion ; amphibiens pour la plupart, borborygmes, bruits de tuyaux, éliminatoires ou phonatoires… Il arrivait en effet que mes patients me fassent entendre un autre bruit d’eux-mêmes. Nul n’était bien sûr censé y prêter la moindre attention… À l’exception d’une oreille d’analyste, et les miennes avaient su gagner la souplesse et l’agilité de celles des ânes, comme elles avaient toujours eu cette croissance d’avance qui me les avait rapidement faites reconnaître comme mes organes d’élite.
De séance en séance, je ne m’étais bien sûr jamais lassé de toutes ces traversées… J’aimais, c’est vrai, les trains de nuit, leurs wagons bleus qui fendent le paysage et s’enfonçant vers l’est, toujours plus à l’est aux confins du plus grand dénuement. J’aimais accompagner leurs passagers nomades, qu’ils abandonnent plus facilement leurs espérances et leurs craintes. Qu’ils renoncent à la main d’un parent et le temps d’une séance qu’ils abandonnent aussi leurs épouses et sèment leurs enfants au coin d’un bois. Par-dessus tout, qu’ils traversent les fissures du temps et s’attardent au plaisir de l’entracte, qu’ils s’alimentent de sauterelles sauvages, fassent l’amour aux goélands et s’enivrent enfin d’un curaçao plus bleu que le ciel.
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Mon apprentissage avait été guidé par un vieil analyste. Je l’avais choisi pour son regard malicieux. Une lumière supérieure avait encore brillé dans ses yeux et j’avais reçu bien plus que cet éclair. Elle s’était penchée sur moi, elle m’avait soufflé une énigme. L’indice regorgeait de telles promesses et je dois bien reconnaître qu’elles ne m’avaient pas menti.
J’en avais donc fréquenté le divan, assidument je crois. L’homme m’avait aidé à me connaître avant de m’enseigner le métier. Ma prétention à maîtriser mon propre destin avait encore su gagner en modestie, et j’étais même parvenu à admettre que la haine était aussi cruciale que l’amour.
Il avait été analysé par Freud en personne et cette filiation avait su m’empanacher d’une indiscutable autorité dans ma communauté. Au sein de l’Association Psychanalytique à laquelle je m’étais affilié, la fonction de Secrétaire scientifique m’était en conséquence revenue et avec elle aussi la direction du célèbre Institut. Il s’agit de l’organe interne le plus vivant de cette Association. C’est là que s’y façonnent dans le plus grand secret les futurs analystes. De jeunes médecins s’y aventurent en toute saison et s’y muent progressivement en élèves vieillissants dans l’unique aspiration de parvenir un jour jusqu’aux portes d’une habilitation. C’est vrai qu’il faut dans mon métier être habilité par ses pairs ou l’exercer seul en sauvage. Elle s’accomplit dans le meilleur des cas bien après la quarantaine et pour qui viendrait à l’ignorer, ma discipline n’est pas du style à s’émouvoir en effet de l’entropie des organes. Elle l’ignore tout simplement. Au point d’exposer même les moins avisés de mes confrères à se considérer immortels… Chez quelques-uns pourtant, j’avais cru découvrir récemment que quelques oiseaux avaient déjà fait leur nid sur le sommet de leur crâne… !
On me connaissait d’une nature très aimable et je le devais principalement à ma mère. Celle-ci m’avait enseigné la douceur… Non pas de celle que l’on peut feindre, molle et simplement douce, la sienne à vrai dire tenait plutôt du miracle. Elle savait dans l’autre la blessure et disait la beauté de la vie autant que la proximité de ce qui l’abîme. J’avais découvert aussi qu’elle pouvait transformer celui qui la rencontre. Elle infusa tout naturellement ma pratique. Elle disait l’absence chez moi de toute résistance et déjouait toute violence en indiquant à l’autre que ce qui chez moi devait être brisé l’était déjà. Je n’étais pas une menace, mon interlocuteur avait en conséquence toujours eu loisir d’entrevoir en lui ce qui s’apprêtait à se rompre.
Pour quelques visiteurs, il arrivait pourtant que tout se soit déjà rompu et c’était plus tragique. De nombreux mois déjà qu’ils se bagarraient, sans amélioration, ni sur la forme ni sur le fond. Alors ils tentaient… Une dernière fois. Ils espéraient trouver une plus-value à leurs démarches, sauver leur peau et sortir d’un tête à tête avec la mort.
Dans ma vie personnelle, je n’avais pas eu les qualités physiques pour procréer - et c’est une nuance qui change tout dans une vie. Mais il avait existé pour moi quelques compensations.
Je devais à ma pratique d’avoir en effet su respirer l’air du temps comme le respire une femme enceinte. Mon quotidien psychique me découvrait en quelque sorte « engrossé » par tous mes visiteurs et je m’étais toujours senti heureux d’en éprouver les plus indéfinissables sensations. De mes gestations quotidiennes, et de longue date déjà, je n’en connaissais plus les inquiétudes, l’habitude probablement. Je me savais encore à l’abri des grossesses accidentelles. Et puis, je ne les imposais à personne, je n’avais rien à exhiber comme je n’avais pas de maternité à revendiquer. Que mon silence ait pu paraître un tantinet suspect auprès de quelques mauvais esprits, comment aurais-je même pu en douter ? Que certains aient pu même me pressentir un peu putasse ne m’aurait d’ailleurs pas surpris. C’est vrai que mes « engrossements » étaient bel et bien tarifés, j’ai bien dû tourner la tête de quelques visiteurs comme j’avais encore de la maîtresse le privilège de la confidence absolue.
Il me revenait simplement d’abriter dans ma tête ce qui cherchait à s’y façonner, c’était dans l’ordre des choses et c’était malgré moi. J’admettais d’ailleurs facilement qu’il ne me soit jamais rendu justice. C’est bien la dernière chose qu’un psychanalyste puisse un jour se donner le droit d’espérer et c’est qu’on l’aura donc parfaitement formé. Comme on forme une geisha, il doit comme elle avoir en effet la force et la souplesse d’un saule.
J’avais le temps pour moi. Ma famille s’était sensiblement réduite au fil du temps. Sans enfant, j’avais facilité le départ d’une épouse. Comme chez tant d’autres, était un jour advenu ce temps où le soleil ne luisait plus sur notre couple. Cette maudite éclipse qui s’obstinait à durer ! C’était toujours l’hiver et je devenais frileux. L’hibernation avait donc été pour moi la solution la plus économique mais elle avait requis un tel ralentissement que je m’étais inquiété qu’une léthargie me fut fatale. Et c’était sans compter que je savais mon hibernation plus opportuniste que saisonnière et que je puisais surtout dans mes dernières réserves. Entre elle et moi, le silence s’était progressivement endurci. Une dernière fois, nous avions fait les fonds de tiroir, les dernières questions étaient restées sans réponse et les derniers mots avaient fait leur sale besogne. Il n’y avait plus rien à sauver.
Dieu que j’ai pu haïr ces derniers instants, douter de la sincérité de l’autre et bientôt douter de la mienne, ne plus reconnaître un corps que l’on avait aimé. C’était pourtant bien le même geste et la même inclinaison, la même facilité à capter la lumière mais aussi la même façon de me tourner le dos… À quelques occasions, on s’était bien sûr encore infligé la retenue d’une dernière intention tendre, insoutenable, devinée par l’un autant que par l’autre mais toujours à contretemps. C’est fou comme on s’obstine à penser qu’une croisière est destinée à durer.
Les vagues incontrôlées avaient pourtant bel et bien définitivement déshumanisé le navire. Un naufrage est un naufrage… Et j’avais prié Neptune, qu’il veuille bien nous soustraire au destin d’un banquet cannibale sur un radeau. J’avais même espéré, je crois, que ce naufrage puisse m’être providentiel, c’était moins mourir que de ne plus être. Il était encore temps de sauver sa peau, quitter au plus vite sa position de spectateur et de victime. Je l’avais tant aimée pourtant, elle avait su réparer tant de choses, elle avait signifié le luxe infini d’une vie sage doublée d’une jouissance intense. Tout s’était si magnifiquement joué dans un premier mot, une fulgurance dans nos deux corps…. Autant de débris incompris des vagues et des poissons volants qui désormais se risquaient à l’oubli devant mes yeux.
Un jour, sa joie de vivre s’était ramassée dans un projet, son corps s’était toujours vécu si généreux. Un autre jour aussi, elle avait su, et sa vie s’était courbée, elle n’aurait jamais d’enfant. Elle n’avait pas pleuré, mes larmes avaient coulé pour elle mais cela n’avait rien réparé. Ensuite un long silence, obèse, obscène et lourd.
Cela n’avait pas été facile, je perdais mes attaches et ma douleur était sans nom, j’avais redouté le vide. La fin de cette histoire n’appartenait qu’à moi, je l’avais bien voulue. Ensuite, plus rien n’advint avant qu’un frémissement ne s’amorce enfin… Une fréquence cardiaque plus soutenue, comme un réchauffement de l’âme… Bientôt, l’impérieux besoin de lumière. C’était nouveau. Rien ne m’était alors apparu plus légitime. N’avais-je pas d’ailleurs généreusement dépassé en durée la performance du brave Uchikoshi ? Seul cas authentifié d’une hibernation humaine.
Je m’étais donc séparé de celle que j’avais tant aimée. Pour mon métabolisme, ce fut la fête. La sortie fut rapide, il avait suffi de quelques heures. Quelque chose en moi respirait mieux. C’était inespéré.