Premier Chapitre
Kris braquait un révolver sur son ennemi quand un coup de feu assourdissant grondait dans le ciel obscur.Deux semaines plus tôt…
L’Airbus A380 au départ de Philadelphie avait survolé l’Atlantique pour rejoindre Rome, une des plus belles capitales du monde. Les roues de l’avion caressaient l’asphalte de la piste d’atterrissage alors que la voix du steward retentissait au microphone.
— Il est six heures et quinze minutes, la température extérieure est de vingt-deux degrés Celsius. Nous espérons que vous avez passé un agréable vol et vous invitons à rejoindre notre compagnie pour un prochain voyage. À bientôt.
Kris Benton récupérait ses valises. Ce garçon de dix-huit ans avait grandi le long des berges de la rivière Delaware, dans un petit quartier paisible de Chester, une ville américaine de l’État de Pennsylvanie, au sud-ouest de Philadelphie. Son enfance s’était résumée à une vie solitaire et monotone, une scolarité par correspondance où il était resté enfermé à la maison. Il avait dû attendre l’anniversaire de ses quatorze ans pour intégrer la « Chester High School », une école qui enseignait les sciences, les langues, les activités physiques et les valeurs démocratiques des États-Unis. Garçon au grand cœur, il lui avait fallu peu de temps pour s’entourer d’amis. Une rencontre avait cependant changé le cours de sa vie, celle avec Fabrizio Conto, un jeune immigré italien qui pratiquait la boxe depuis dix ans. Leur amitié avait incité Kris à fréquenter le « Chester Boxing Club ». Son talent ne s’était pas fait attendre, l’adolescent américain avait gravi les niveaux à une allure fulgurante et s’apprêtait à affronter dans les prochains jours un champion italien, Lorenzo Perlloti.
Kris avait quitté la zone réservée aux voyageurs. Face à une foule de personnes regroupées à la sortie, il scrutait chaque visage, tentant d’y reconnaitre son vieil ami Fabrizio.
— Où est ton incroyable complice ? lançait Steve, l’air taquin.
— Il devrait…
— Oh mon ami ! hurlait une voix chantante.
Kris reconnaissait ce timbre latin qui avait fait craquer tant d’Américaines. Fabrizio surgissait devant lui et le prenait chaleureusement dans ses bras.
— Quel plaisir de te voir !
— Le plaisir est partagé. Je te présente Steve Silver, l’ami dont je t’ai parlé, et Frank Salvatori, mon nouvel entraineur.
— Je vous connais de réputation Monsieur Salvatori, assurait Fabrizio, c’est un honneur de vous rencontrer. Laissez-moi vous escorter jusqu’à l’hôtel.
Les premiers rayons du soleil avaient plongé la capitale dans une clarté somptueuse. Les monuments historiques défilaient devant les yeux ébahis des Américains, fascinés par leur immense beauté. Le Colisée était le plus apprécié, même si Steve avait adoré le chef-d’œuvre de Giuseppe Sacconi, le Vittoriano, qui avait suscité des cris d’émerveillement.
— Nous sommes arrivés ! affirmait Fabrizio. L’hôtel se trouve à quelques mètres d’ici.
Ils traversaient l’une des plus importantes places de Rome, la Piazza di Spagna. Ses pavés harmonieux et sa grande fontaine en forme de barque, la "Barcaccia", laissaient transparaitre toute la magnificence architecturale des lieux. En hauteur, ils apercevaient l’église de la Trinité des Monts, accessible par un bel escalier du XVIIIème siècle où s’asseyaient traditionnellement les touristes.
Ils longeaient la rue Di Pallacorda et entraient dans un luxueux hôtel, l’Adriano. La décoration s’illustrait au travers de peintures de la Renaissance et de bustes d’empereurs romains élevés sur de grandes colonnes en marbre.
— C’est un bel hôtel, assurait Fabrizio, un quatre étoiles. Les chambres sont confortables et on y mange bien. Il dispose d’un spa et d’un service de confort.
— Parfait, soulignait Frank.
— Je vous rejoindrai après le déjeuner pour vous détailler le programme de la semaine.
— Viens pour midi, disait Kris, nous mangerons ensemble.
Il avait été sensible à l’accueil chaleureux de son ami. Seul Steve n’en tarissait pas d’éloges. Il avait fait la connaissance de Kris l’année dernière, peu après que Fabrizio ait déménagé à Rome. Très vite les deux garçons avaient sympathisé et aujourd’hui, ils étaient les meilleurs amis. Kris soupçonnait chez Steve une légère jalousie, un détail insipide qui ne devait pas entacher sa concentration jusqu’au combat.
Kris Benton découvrait son lieu de vie pour les dix prochains jours. La pièce à dormir était spacieuse et climatisée avec un téléviseur à écran incurvé au mur et un coffre-fort assorti d’une clé rouge aux motifs somptueux. Le salon, plus modeste, était équipé d’une petite table et un sofa. Le meilleur restait la salle de bain qui relatait le confort rêvé : baignoire d’angle, jacuzzi et maints produits de bains.
— C’est le paradis ici ! s’écriait Steve. Le promoteur ne s’est pas moqué de toi.
— Tout est très beau, admettait Kris. J’adore la petite clé du coffre, on dirait une clé magique comme on peut en voir dans les films fantastiques. Son ami éclatait de rire tant la réplique était insolite. Il était plongé dans un déluge de luxuriance et il n’en retenait que l’originalité d’une petite clé. Fabrizio a assuré en négociant ta chambre aux frais de l’organisation, soulignait-il.
— Disons surtout que j’ai eu la chance que tu sois venu sans tes parents.
Kris avait reçu l’opportunité d’affronter Lorenzo Perlloti, le nouveau champion d’Europe. Le mois dernier, Fabrizio l’avait contacté par les réseaux sociaux et lui avait alors confié qu’un jeune boxeur de dix-neuf ans, très talentueux, mais aussi très prétentieux, l’avait provoqué à l’entrainement. Ils avaient réglé leurs différends sur le ring. Lorenzo l’avait mis au tapis, lui cassant au passage plusieurs côtes.
Humilié, Fabrizio rêvait d’être vengé. Il s’était permis de fantasmer sur une raclée mise par son ami Benton et avait même émis l’hypothèse fantasque d’un combat. Il lui répétait qu’il était le seul capable de le battre. Ce qui avait débuté par une plaisanterie s’était concrétisé au fil des semaines. Fabrizio s’était rapproché des agents de Perlloti qui avaient estimé que Kris Benton, après le visionnage de quelques vidéos, serait un concurrent à la hauteur. Seul bémol, Kate Benton.
— Ma mère refuse tout combat télévisé, elle dit que l’exposition médiatique pourrait m’éloigner de mes études. C’est la raison pour laquelle j’ai préféré lui cacher ce combat à Rome. Elle croit que je pars en stage d’été.
Depuis qu’il s’était révélé un puncheur hors norme, les conflits n’avaient cessé de s’intensifier à la maison. Kate Benton se montrait très protectrice au grand désarroi de Kris qui aspirait à plus de liberté. Richard Benton jouait plutôt les conciliateurs et préservait l’équilibre familial. Ce père de famille travaillait dans une grande entreprise informatique. Ses compétences dans le métier auraient pu lui permettre l’accession à un poste plus prestigieux, mais son manque d’ambition l’avait retenu à cette place insignifiante et sans consistance depuis plus d’une vingtaine d’années, au grand agacement de son fils qui s’affirmait audacieux, téméraire et prêt à tout pour réussir. Kris se rapprochait du caractère latin au sang chaud de sa mère dont l’impulsivité et la sensibilité en étaient les traits les plus éminents.
— Tu aurais dû négocier avec ton père, je suis sûr qu’il aurait été d’accord.
— C’est ma mère qui porte la culotte à la maison.
Kris se souvenait de la dispute qui avait éclaté entre ses parents après l’annonce d’une proposition d’un combat de grande envergure contre le champion américain. Lorsque son père avait émis la possibilité qu’il participe, Kate avait répliqué si durement que ses mots résonnaient encore dans sa tête : « N’oublie pas ce que je t’ai dit lorsque nous nous sommes mariés, les décisions concernant Kris m’appartiennent. Joue ton rôle de père de la manière qu’il te convient, emmène-le au cinéma, au restaurant, où ça te chante, mais évite de me soumettre tes suggestions débiles dont tu ignores les conséquences ». Kate ne s’était jamais montrée aussi froide envers son époux. À vrai dire, le couple ne s’était jusqu’alors jamais disputé. Richard lui vouait un amour intense et la traitait comme une princesse. Son côté rassurant et protecteur harmonisait cette vie de couple qui était la leur.
— J’avais remarqué son caractère de feu, disait Steve. La dernière fois qu’elle t’avait engueulé, elle avait hurlé des mots bizarres.
Kris se mettait à rire.
— C’était de l’italien. Quand elle est en colère, elle peste en italien. C’est ridicule, elle est américaine et née en France !
— Elle veut se donner un genre ?
— Quand ma mère était petite, elle avait une copine italienne qui lui avait appris des insultes dans sa langue. Elle croit que c’est moins vulgaire de jurer en italien.
— J’espère que l’absence de tes parents ne te perturbera pas pour le combat.
— Rencontrer le champion d’Europe est une aubaine pour moi, répondait Kris. Lorenzo Perlloti était incontestablement une belle tête d’affiche alors que le nom de Benton n’avait pas encore traversé les frontières américaines. Conscient de la chance qui lui était offerte, il avait à cœur de démontrer le champion que chacun percevait en lui. Je suis prêt pour ce combat, je serai à la hauteur de l’évènement, même sans mes parents dans les tribunes. Puis tu seras là, terminait-il d’un ton folâtre.
Kris faisait bonne figure devant son ami, mais la vérité était autre, il aurait adoré la présence de ses parents. Ils étaient sa seule famille. Son oncle Jo, après avoir vécu trois ans chez lui alors qu’il n’était encore qu’un petit garçon, était reparti en France dans son pays natal. Quant à ses grands-parents, Kris n’a jamais eu la chance de les connaître. Kate avait coupé les ponts avec ses parents installés dans un petit village français où elle avait grandi. Du côté de son père, ce n’était pas mieux, il avait été baladé d’orphelinat en orphelinat à travers la Pennsylvanie.
Kris contemplait les tableaux décoratifs, un style très différent de ses posters épinglés sur les murs de sa chambre, allant de personnages fictifs comme Rocky à de célèbres champions tels que Cassus Clay ou Mike Tyson. Son père avait fabriqué des étagères pour y exposer ses trophées, complétés de livres et d’un vieil ours marron à l’œil disloqué. Cette peluche, extrêmement moche et usée, avait été un cadeau de ses grands-parents à sa naissance. Elle suscitait une valeur sentimentale inestimable.
Kris était saisi d’une forte nostalgie. Il retirait une photo en noir et blanc de son portefeuille et la contemplait, le cœur empli d’amour et de tendresse. Il la serrait contre sa poitrine et se remémorait le jour où il la découvrait :
C’était le dernier dimanche de juin, il y a un peu plus d’un mois. Kris travaillait sur un exposé en anthropologie qu’il devait orner de photos de lui étant bébé. Il avait entrepris une recherche rigoureuse dans toute la maison. Il avait fouillé les placards et les tiroirs, puis inspecté le cellier où étaient entassées les vieilleries. Il n’avait déniché aucune photographie avant la période où son oncle vivait sous le même toit. Deux pièces n’avaient pas encore été visitées : la chambre de Kate et le grenier où il était interdit d’aller. Kris s’était rappelé qu’au déménagement de son oncle Jo, certaines de ses affaires personnelles y avaient été montées. Il décidait de braver les interdits et grimpait dans ce que l’on pouvait appeler la maison des horreurs. Le grenier dont les poutres étaient décorées de toiles d’araignées servait de cimetière aux rats. Kris n’avait eu aucun mal à repérer les cartons sur le sol poussiéreux. Le premier, recouvert d’amas de boules cotonneuses, contenait tout un kit de surveillance : jumelles, talkies-walkies, écouteurs et autres objets liés à son métier de policier. Le deuxième carton était rempli de feuilles de renseignements, probablement des anciennes affaires. La plupart des noms étaient à consonance italienne comme Cadetti, ou encore Bravore et Toldo étiquetés comme dangereux. Kris avait reposé le tout au fond du carton et s’était saisi du dernier, si léger qu’il l’avait soupçonné vide. Son intuition était presque exacte puisqu’il ne comportait que deux photographies. La première, légèrement en contre-plongée, avait immortalisé une trentaine d’amis devant les piliers en marbre d’une magnifique villa. La seconde, en noir et blanc, montrait une fillette accompagnée de ses parents, devant un monument historique grisâtre. Kris n’en avait pas la garantie, mais il aurait parié qu’il s’agissait de sa mère et ses grands-parents. La fillette paraissait heureuse, agrippée aux bras de la dame tandis que l’homme, le regard inexpressif, gardait les mains sur les hanches. Kris avait glissé la photographie dans la poche arrière de son pantalon et était redescendu du grenier. Il s’était tapoté les habits pour en retirer la poussière puis s’était hâté vers la chambre de ses parents. Il avait déniché des albums, mais aussi surprenant qu’il puisse paraître, il n’avait trouvé aucune photographie de lorsqu’il était très jeune, comme s’il n’avait jamais existé avant ses quatre ans. Sur une dernière lueur d’espoir, il avait inspecté la table de nuit où était entreposée une bible soigneusement rangée. Elle gardait entre ses pages le cliché d’un petit garçon déguisé en grenouille. Kris lisait sur le verso :
5/07/99 – casa d’Alfredo & Tina – 87 via Borgia, Vel
Il n’avait pas saisi le sens des annotations, mais il avait supposé correspondre au petit garçon. Bien que la photo ne correspondait pas exactement à l’illustration de son exposé, il s’en était contenté. Il l’avait photographiée à l’aide de son téléphone puis l’avait reposée fidèlement à sa place.
Kris s’était souvenu du sursaut qu’il avait eu en entendant la porte d’entrée claquer. Il avait déguerpi de la chambre sur la pointe des pieds et les avait rejoints, l’air innocent. Cependant, les fils de toiles d’araignées dans ses cheveux l’avaient trahi. Il se rappelait de chaque mot échangé avec sa mère, un moment qui l’avait profondément touché.
— C’est bien toi là ? avait demandé Kris. Kate était restée muette, les yeux pétillants devant la photo de cette petite fille et ses parents. Tu ressembles à Grand-Mère ! avait-il ajouté.
Kate avait esquissé un sourire, flattée par la remarque.
— C’est une vieille photo.
— Où étiez-vous ? avait demandé Kris.
— En France, dans mon village natal où j’y ai passé toute ma jeunesse. Cette forteresse en arrière-plan est le symbole de ce petit paradis médiéval. Quel beau souvenir !
— Grand-père n’a pas l’air commode.
— C’est le meilleur père qu’on puisse rêver avoir.
— Pourquoi êtes-vous fâchés dans ce cas ?
— Ce sont des histoires compliquées, avait répondu Kate, si émue qu’elle avait des difficultés à s’exprimer.
— Tu sembles les aimer. Pourquoi ne reprends-tu pas contact avec eux ?
— Je les aimerai jusqu’à mon dernier souffle, mais la vie n’est pas si simple.
— Si tu m’expliquais, je pourrais comprendre. Je serais heureux de les connaître.
Kate avait pris une profonde inspiration pour reprendre le contrôle de ses émotions.
— J’aime mes parents Kris, tout autant que tu peux nous aimer, mais la vie impose parfois des choix. La discussion est close.
Kris n’avait pas insisté, il savait que c’était une cause perdue.
— Puis-je garder la photo ? Elle sera un des rares souvenirs que j’aurai d’eux, avait-il lancé d’un ton désappointé.
Kate la lui avait déposée dans le creux de sa main et lui avait répondu :
— Elle sera mieux avec toi qu’au grenier.
Kris l’avait soigneusement rangée dans son portefeuille et s’était éclipsé, oubliant l’espoir d’un repas où seraient réunis tous les membres de sa famille. Sa vie familiale avait choisi un autre destin, celui d’une famille brisée.
Kris avait entendu sa mère se confier à son mari.
— Je sens qu’il m’en veut. Je ne veux pas le perdre, je ne le supporterais pas.
— Je n’ai jamais rencontré tes parents, avait-il répondu. J’ignore les différends qui vous opposent, tu n’as jamais souhaité m’en parler. Mais je respecte ta décision et Kris fera de même, j’y veillerai personnellement.
C’était sur cette dernière pensée que Kris s’endormait dans cette magnifique chambre d’hôtel, couvert d’un drap soyeux et de cette vieille photo sur la poitrine.