Premier Chapitre
Le Commandant Steiner s’arrêta et observa avec attention les reliefs du paysage enneigé qui l’entourait mais il n’y décela aucun détail qui lui parut un tant soit peu familier. Il connaissait pourtant l’itinéraire de longue date et jamais encore il ne s’était égaré en montagne. Mais ce jour-là, pour la première fois, il se sentait indécis sur le passage à emprunter et, depuis plus d’une demi-heure, il avait la désagréable impression de faire fausse route. Il jeta un coup d’œil à sa montre et estima qu’il avait encore largement le temps d’atteindre le sommet dans la journée malgré ce début de matinée chaotique. Il prit quelques instants pour faire le point et scruta sur sa droite le flanc nord de la montagne. Il savait qu’il aurait déjà dû apercevoir le pied de la petite moraine Est depuis un bon quart d’heure, mais il ne discernait rien qui puisse y ressembler. Il devait donc se trouver plus bas que prévu. Les fortes chutes de neige de cette fin du mois de février avaient grandement remodelé le paysage et il se résolut, à contrecœur, à sortir son GPS de son sac à dos. Il planta ses bâtons à côté de ses skis de randonnée, retira ses gants et alluma l’appareil qui lui confirma aussitôt l’exactitude de sa route et sa bonne position par rapport à la moraine. Il chercha des yeux la ligne sombre de la forêt d’épicéas qu’il savait se trouver juste un peu plus bas sur sa gauche mais une fois encore il ne vit rien, le brouillard était monté de la vallée en moins d’une heure et il était à présent impossible de distinguer quoi que ce soit à plus de dix mètres. Il n’avait plus le choix, s’il voulait encore atteindre le sommet dans des délais raisonnables il allait devoir suivre les indications du GPS. Résigné, il fixa l’appareil à son poignet et entreprit l’ascension qui devait le conduire avant midi au sommet de la Lampsenspitze à plus de 2800m d’altitude. Il s’était levé bien avant l’aube pour prendre un itinéraire secondaire plus long et ainsi éviter de croiser d’autres randonneurs mais avec ces conditions météo il se savait très certainement seul dans tout le massif. Il reprenait son rythme de croisière lorsqu’il sentit vibrer son téléphone personnel dans la poche intérieure de sa veste. Il décida d’ignorer la sollicitation. Au quatrième appel consécutif, il pesta, s’arrêta à nouveau, planta ses bâtons, retira ses gants, plongea sa main dans sa poche et répondit sur un ton peu amical :— Un problème ?
— Ton téléphone de service est éteint, allume-le s’il-te-plait, répondit la voix calme mais toute aussi peu aimable de son supérieur.
— Il n’est pas sur moi et je ne suis pas d’astreinte !
— Tu es numéro 2 dans ce service je te rappelle, ce qui implique d’être joignable H24 et 365 jours par an ! Peu importe maintenant. Tu es où ?
Il perçut immédiatement l’irritation qui était apparue dans la voix de son supérieur et opta volontairement pour la réponse ironique qu’il savait inappropriée dans ces circonstances.
— Je ne sais pas trop, c’est tout blanc autour de moi. Je dois être quelque part dans une crevasse entre le Lüsental et l’Ötztal….
— Wilhelm tu n’as pas à faire…tonna la voix qui s’interrompit au milieu de sa phrase.
Il y eut un silence de quelques secondes pendant lesquelles il entendit un soupir las à l’autre bout de la ligne. Cette fois, la provocation n’avait pas marché et c’est sur un ton beaucoup plus calme que la voix grave reprit :
— Cela concerne ta journée de demain. L’horaire de départ et le lieu d’arrivée ont changé. Ce sont juste des détails mais il faut que je t’explique ça encore aujourd’hui. Appelle-moi sur une ligne sécurisée dès que tu auras retrouvé la civilisation. Et ne te casse pas une jambe s’il te plait, tu sais que je n’ai personne pour te remplacer.
— Je vais tâcher d’être prudent Nikolaï. Je te rappelle ce soir, répondit-il sèchement.
— Tu es sûr que ça va ?
— Oui ! Bien sûr que ça va ! J’ai juste besoin d’un peu d’air et d’un peu de calme. Je te laisse. Je te recontacte tout à l’heure, termina-t-il en raccrochant.
Malgré les interruptions et le vent qui s’était renforcé il parvint rapidement sur une crête où la neige lisse et croutée lui permit d’avancer un peu plus vite. Il regarda autour de lui, le brouillard semblait moins dense à cette altitude, peut-être même avait-il une chance de manger au soleil, même si le but réel de la promenade était tout autre. Il était venu s’isoler dans la montagne pour se libérer du sentiment d’angoisse permanent qui l’étreignait depuis des semaines et décida d’accélérer la cadence pour tenter de le refouler. Malgré le mètre quatre-vingt-dix et les 85kg qu’elle avait à déplacer la machine était bien huilée et il sentit son rythme cardiaque s’adapter facilement à l’effort demandé. Il apprécia la sensation et décida d’accélérer encore pour faire tourner le moteur au-delà de sa zone de confort. L’angoisse commença enfin à refluer à mesure que la fréquence des battements augmentait dans sa poitrine. Tout doucement, il sentit l’essoufflement le gagner mais s’imposa encore d’augmenter la cadence. C’était le seul moyen efficace qu’il avait trouvé pour faire taire quelques heures cet état d’anxiété permanent qu’il ne se connaissait pas. Il parvint au sommet de la crête moins d’une demi-heure plus tard, à bout de souffle et avec les muscles de ses cuisses brûlants d’acide lactique. Il fut pris d’un vertige passager au moment où il franchissait la ligne de crête, il avait poussé la machine au-delà de son régime maximal et elle l’obligea à ralentir d’un cran, mais l’effort intense lui avait fait du bien, il se sentait mieux. Il arriva au sommet peu avant midi et redescendit presque aussitôt de quelques dizaines de mètres pour chercher un endroit protégé du vent glacial qui soufflait du nord. A l’abri des bourrasques la température était presque clémente. Il se trouva un rocher au soleil à environ deux cent mètres au-dessus de la mer de nuage et s’y installa pour savourer le calme et le paysage. Il allongea ses longues jambes, cala son dos contre la roche et s’apprêta à profiter du répit bien mérité après plus de trois heures d’ascension. Mais très vite et de façon insidieuse, il sentit que le sentiment oppressant reprenait peu à peu possession de lui.
Bon sang mon vieux mais qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce que c’est que ton foutu problème ?
Il sonda son esprit pour essayer de trouver une réponse.
C’est le divorce qui te perturbe ? Non certainement pas. Le plus vite sera le mieux, ça fait des années que cette sorcière te pourrit la vie. Quelle aille au diable ! Mais quoi alors ? La mission que tu dois mener demain sur la frontière hongroise ? Non peu probable, une banale mission de reconnaissance. Elle ne comporte presque aucun risque et l’enjeu n’est pas très important. Quoi alors ? Il va arriver quelque chose à un de tes enfants ? Non, ce n’est pas ça non plus. C’est quelque chose qui a à voir avec toi. Quelque chose de grave. Tu le sens n’est-ce pas ? Tu vas mourir bientôt alors. Cela ne peut être que ça !
Il s’interrogea sur la possibilité d’une mort prochaine mais cela n’éveilla en lui aucune anxiété. Son engagement à la Ligue lui avait depuis longtemps fait accepter l’idée d’une mort prématurée et brutale. L’idée ne l’effrayait pas le moins du monde. Mais impossible pour lui de trouver la source de son angoisse, il avait exploré toutes les possibilités imaginables.
Fous-moi la paix alors et laisse-moi profiter de ma journée !
Il se releva brusquement, rangea son sac, retira les peaux de phoque de ses skis et s’apprêta à s’engager dans la descente.
Mille cinq cent mètres de descente en solitaire dans de la poudreuse vierge, plus d’une heure et demi de ski sauvage en perspective si je prends l’itinéraire secondaire en faisant un crochet sur l’autre versant !
Il prit grand plaisir à faire ses traces dans la neige profonde et légère sur la portion initiale de la descente mais aussitôt qu’il eut franchi les premiers cent mètres dans la masse nuageuse compacte, il dut reprendre les indications du GPS pour baliser sa route, le brouillard étant devenu encore plus dense qu’à l’ascension. Il suivit alors distraitement l’itinéraire que lui indiquait l’appareil tout en laissant son esprit divaguer et chercher toujours plus loin la cause de son anxiété. Il se rendit compte une seconde trop tard de son erreur de trajectoire en entendant ses skis crisser sur la roche vive et bascula par-dessus l’éperon rocheux qu’il avait deviné au dernier moment. Il chuta lourdement quelques mètres plus bas dans un éboulis de roches partiellement dissimulées sous la neige. Sonné, couché sur le flanc, il attendit quelques instants avant d’essayer de bouger. Il ne ressentait aucune douleur mais il savait que l’adrénaline et le stress de la chute pouvaient masquer temporairement des blessures graves. Il se redressa sur un coude et dégagea doucement le bras gauche qui s’était enfoncé dans la neige entre deux rochers. Il ne perçut aucune douleur à la mobilisation et conclut avec soulagement à l’absence de fracture au niveau des membres supérieurs. L’un de ses skis avait déchaussé et se trouvait apparemment intact sur sa droite. Il tenta de dégager sa jambe gauche dont le pied était toujours attaché mais le poids de la neige l’en empêcha. Il creusa pendant plusieurs minutes pour atteindre la fixation et débloquer son pied. Enfin libéré, il se redressa pour inspecter l’état de son matériel mais ressentit aussitôt une sensation désagréable dans l’articulation de son genou gauche.
Sans doute une petite entorse ou quelque chose dans le genre.
Le fait qu’il puisse se tenir debout excluait de façon évidente la fracture grave et il se félicita de s’en sortir plutôt bien pour un type qui venait de faire une chute de plusieurs mètres dans les rochers. Aucun des éléments de son matériel n’avait souffert d’avarie grave et il entreprit d’escalader l’éboulis rocheux pour regagner le petit méplat d’où il pouvait rejoindre son itinéraire et gagner la vallée. Il termina sa descente sans autre incident, mais bien plus attentif à son parcours qu’avant la chute. Il mobilisa lentement son genou en arrivant à son véhicule, l’amplitude des mouvements semblait conservée et les douleurs peu intenses. L’incident ne remettait donc pas en question son départ pour la mission du lendemain. Il lui faudrait juste éviter de boiter si par malheur il devait encore croiser Nikolaï dans la journée. Le sixième sens très aiguisé dont faisait régulièrement preuve son supérieur le laissait encore une fois perplexe.
L’accident inattendu qu’il avait subi et la décharge d’adrénaline qui avait suivi avait fait taire son sentiment d’anxiété mais alors qu’il s’installait au volant de son véhicule de service pour prendre le chemin du retour, il entendit une voix dans sa tête, juste une phrase sortie de nulle part et dont il ne comprit pas la signification :
Tout est déjà écrit Wilhelm, tu ne feras plus machine arrière désormais.