Premier Chapitre
La fin commence ici. J’avance calmement, les pieds nus, et l’esprit léger vers mon destin.La pleine lune d’argent m’ignore ostensiblement, préférant à ma tragédie personnelle admirer son reflet qui danse sur la surface du lagon. La nuit est tranquille et silencieuse. Il n’y a pas le moindre bruissement d’air. Les étoiles se font discrètes.
Dans un instant ma vie sur terre va prendre fin. Je vais enfin me défaire de cette existence marquée au fer rouge par la souffrance, la solitude et le malheur. Avec moi, la malédiction qui a poursuivi chacun des membres de ma famille va s’éteindre.
J’arrive au bout du sentier, et je m’allonge, tranquille sous la voûte céleste. L’alizé se lève. Je ferme les yeux et savoure sa caresse sur mon visage, entrainant dans son sillage l’odeur sucrée des niaoulis. J’entends tinter dans le lointain la cloche de quart d’un navire de passage.
Mon corps commence à s’engourdir, les battements de mon cœur ralentissent, le chant du kava parcours à présent tout mon être. Je n’ai pas peur.
Je prends une grande respiration, me redresse et brise le sceau de la petite fiole que je conserve, dans l’attente de ce moment, depuis des années. J’observe un instant son contenu luminescent. Et je la vide d’un trait. Je ressens soudain une surprenante sensation de brûlure glacée monter en moi. Je crois voir fugacement ma peau scintiller sous la clarté lunaire.
A présent je perçois distinctement le bruit des vagues qui rugissent et grondent en venant frapper les rochers en contrebas. J’entends leur appel.
Je me lève et je marche droit devant moi en ne quittant pas la lune des yeux. J’avance jusqu’à ce que le sol ne me porte plus.
Le temps semble suspendu et l’espace d’un instant je crois bien que moi aussi. Et puis c’est la chute. Je perds la notion de haut et de bas, mon cœur se presse et s’écrase contre ma poitrine. Le sifflement de l’air à mes oreilles est semblable à un hurlement, le vent me gifle, mes yeux s’emplissent de larmes. Instinctivement je porte la main à l’anneau attaché à mon cou.
Jusqu’ici tout va bien.
Et puis la douleur quand je heurte la surface de l’eau éclate en moi comme un millier d’étoiles. Le disque lunaire s’éloigne de moi, s’estompe et peu à peu disparait, comme s’éteindrait un phare perdu dans les ténèbres. L’eau salée emplit mes poumons, le froid me submerge et m’engloutit en un instant, comme une vague scélérate.
Je ne sens presque plus rien. Je ne vois plus, je n’entends plus. Je n’ai plus mal.
Je ferme les yeux.
Ma fin commence ici.