Premier Chapitre
S’il y avait une chose que je détestais par-dessus tout, c’était rendre mon travail en retard. En tant que compositrice, je trouvais cela inadmissible. Certes je n’étais pas vraiment connue, certes je n’écrivais pas pour des célébrités mondiales, mais quand on me demandait quelque chose, quand je devais travailler pour le nouvel album d’un groupe, je terminais mes compositions dans les temps.Sauf aujourd’hui.
Parce que le groupe dont je m’occupais, les M4, m’avait demandé de reprendre toutes leurs nouvelles chansons deux jours avant la date où nous devions présenter les arrangements aux producteurs afin qu’elles soient validées ou non pour leur nouvel album. Deux jours avant qu’ils commencent leurs répétitions en vue de l’enregistrement. Etant donné que le groupe changeait de batteur, il fallait modifier le rythme de chacune des musiques afin de l’adapter au jeu bien meilleur du nouveau membre. J’étais contente de pouvoir améliorer la rythmique que je trouvais simpliste, mais me prévenir à deux jours de la date buttoir n’était vraiment pas agréable. Je travaillais depuis plusieurs heures sur leurs chansons, j’enregistrais de nouveaux rythmes à la batterie quand le visage de mon frère apparut derrière la vitre du studio d’enregistrement. Nous partagions le même appartement depuis un moment maintenant, mes parents, souvent occupés, étaient rassurés de nous savoir sous le même toit, mon frère médecin pouvait alors veiller sur moi.
Je laissai quelques secondes s’écouler avant de couper l’enregistrement du rythme, puis je lui demandai :
- Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’étais pas de garde jusqu’à quinze heures ?
- Il est quinze heures trente, sourit-il.
- Déjà ?!
Je jetai un œil à ma montre : mon frère disait vrai. J’avais travaillé sans relâche depuis huit heures ce matin. J’avais avalé une tranche de pain et bu un café en me levant, pris une douche en vitesse et commencé à travailler sans attendre. Je n’avais pas mangé à midi tellement le temps avait filé vite.
- Ce n’est pas vrai, soupira mon frère en entrant dans la pièce. Laisse-moi deviner, tu n’as rien mangé ?
- Eh bien… dis-je en détournant les yeux.
- Meryl ! Tu sais que c’est important ! Je veux bien que tu travailles pour papa mais quand même, tu dois faire attention à toi !
- Oh ça va, je le sais ! Et je ne travaille pas pour lui, pas vraiment ! C’est pour mes artistes que je fais ça !
- Tes artistes qui te donnent plus de travail qu’ils ne le devraient ! Ils t’ont appelée hier soir pour tout reprendre, tu aurais dû refuser ! Ou au moins demander à ce que la date butoir soit décalée !
- Crois-moi, une meilleure rythmique pour leurs morceaux n’en sera que mieux ! Ils stagnent en ce moment et c’est en partie à cause de ça !
- Ils pourraient au moins t’aider, ils savent composer après tout !
- Thomas ! m’agaçai-je. C’est mon boulot ! Oui, ils savent faire, c’est comme ça qu’ils ont commencé ! Mais maintenant et tu le sais très bien, si je ne compose pas ou si je ne reprends pas leur compo, ils se plantent ! Et je ne pense pas que papa serait ravi de ça !
Il soupira en me fixant dans les yeux. Il savait parfaitement que j’avais raison. Notre père était l’un des plus grands directeurs de LMusic Talent, un label lyonnais créé par ses amis et lui quelques années plus tôt. Il n’avait pas voulu être le grand patron, mais il était l’une des personnes les plus importantes. Et si un des artistes du label régressait, ça ne lui convenait pas. Les M4 avaient produit un premier album seul puis avaient eux-mêmes demandé l’aide d’un compositeur. C’est comme ça que je les avais rencontrés, deux ans plus tôt. Ils avaient été surpris car j’étais encore au lycée, mais ils m’avaient acceptée rapidement, en constatant mes compétences. Ils se tournaient vers moi, parce qu’ils avaient confiance en moi et je faisais mon travail parce que je savais qu’ils parvenaient à sublimer et faire ressortir le meilleur de mes morceaux. Souvent ils me proposaient des paroles ou une mélodie, et je m’en servais toujours comme base dans ma composition. C’était leurs chansons, donc à moi de m’adapter à eux et à leurs propositions afin de transposer dans leur musique, leurs émotions et non les miennes.
Thomas le savait, il ne pouvait rien dire, ni lutter contre moi. Sans meilleur batteur et donc sans amélioration de la rythmique, le groupe n’allait pas progresser, mon père allait se lasser et probablement ne pas renouveler leur contrat.
- Très bien, dit-il. Je comprends parfaitement que tu travailles et que tu reprennes tout à la dernière minute, tu es attachée à ce groupe, c’est le premier pour lequel tu as composé mais… Tu dois manger !
- Oh oui, tu m’agaces !
- Mais oui !
Il s’approcha de moi et m’obligea à me décoller de la batterie. Il m’entraina dans la cuisine et finalement, je me laissai aller. Mon estomac gargouillait et mes jambes tremblaient. J’aidais mon frère à sortir de quoi nous préparer un encas, puis nous nous laissâmes tous deux tomber à table.
- Ça a été, aujourd’hui ?
- Comme toujours, du monde aux urgences, des opérations…
- Hum… Tu ne parles jamais de ton travail, murmurai-je.
- Parce que je sais que tu ne veux pas entendre parler de chirurgie cardiaque, sourit-il.
- C’est vrai… Mais quand même…
- Je peux te faire un exposé détaillé si tu veux !
Je le regardai dans les yeux. Il avait un grand sourire et le regard pétillant. Il savait que j’allais refuser, il faisait ça pour me taquiner, et ça marchait. Je souris à mon tour, et lâchai :
- Même pas en rêve, trop chiant !
- Ahah, ça te changerait de la musique pourtant !
- M’ouais… Si tu tiens tant que ça à ce que je me change les idées, j’irais faire un tour après avoir déjeuné !
- Sérieux ? demanda-t-il surpris.
- J’ai fait cinq chansons sur douze… Je peux m’accorder une pause. Je continuerai ce soir et… probablement demain.
- Tu serais capable de faire une nuit blanche pour finir ça, et je ne suis pas sûr d’apprécier, me dit Thomas, l’air grave.
- Ouais, mais j’aurais fini plus vite et je pourrais me reposer demain si je faisais ça !
Il ouvrit la bouche pour répondre puis la referma, j’avais marqué un point, il ne pouvait pas répondre.
- J’aimerais quand même que tu dormes.
- Je sais, je sors une heure, je recommence à dix-sept heures et… je peux même finir ce soir !
- Hm… Je te surveillerai !
- C’est toi qui dois dormir ! Tu viens d’enchainer vingt-deux heures de garde et tu travailles demain. Donc ne t’occupe pas de moi !
- Facile à dire !
Il voulait faire sonner ça comme un reproche mais le sourire qu’il affichait lui retirait toute crédibilité. Je souris à mon tour, puis nous changeâmes de sujet.
Après avoir mangé, je me dépêchai de faire la vaisselle afin de permettre à Thomas d’aller se reposer, puis je sortis. Nous étions le 24 juin, il faisait beau et chaud mais un léger vent soufflait ce qui empêchait le temps d’être trop lourd. Je pris le métro pour rejoindre Bellecour, puis je remontai la rue Victor Hugo. J’aimais beaucoup cette rue commerçante. Beaucoup de monde s’y promenait, les commerces étaient sympas et il y avait parfois des musiciens ou des dessinateurs ambulants qui se produisaient à l’ombre d’un immeuble. C’était le cas ce jour-là, d’ailleurs. Je voyais un rassemblement au début de la rue, près d’un magasin de mangas. La foule était intense et de ce que je pouvais percevoir, un garçon chantait sur un air de guitare. Je n’entendais pas bien et je décidai de me rapprocher pour écouter et voir qui attirait autant de monde. Lorsque j’arrivai au niveau de la foule, tous applaudissaient. Une voix masculine avec un accent étranger remercia les spectateurs puis déclara qu’ils allaient faire une dernière chanson. Des « oh » déçus résonnèrent dans l’assemblées, et après les excuses du jeune homme, les applaudissements reprirent. Je parvins difficilement à me frayer un chemin dans le petit attroupement mais j’atteignis le premier rang au moment où un homme assis sur le banc de la rue donnait quelques coups sur sa guitare pour battre le rythme et qu’un second, un asiatique, se mit à chanter The Monster, une chanson d’Eminem et Rihanna.
En entendant sa voix je fus immédiatement transpercée. Ma bouche s’entrouvrit et je ne parvins pas à détacher mes yeux de ce chanteur. Il chantait aussi bien qu’il rappait. Les paupières closes, les mains bougeant et battant le rythme, il enchainait les paroles sans la moindre hésitation. Il ouvrit les yeux et croisa mon regard. Il m’adressa un faible sourire, constatant bien à quel point j’étais perturbée. Sa présence, sa voix, son charisme, son sourire en coin, tout en lui m’électrisait. J’avais l’impression de vivre un rêve, et si c’en était un, je ne voulais surtout pas qu’on me réveille. Je voulais rester ici, encore et encore, à écouter cette voix qui me faisait vibrer. Avec lui, elle prenait tout son sens, elle était vivante. Avec lui, avec cette chanson, j’avais l’impression de renaître. Sa voix m’était si familière que j’eus l’impression de l’avoir attendu depuis toujours, de l’avoir entendue toutes les nuits me chanter les plus belles mélodies à l’oreille. Lorsque la foule se dispersa, lorsque son ami guitariste rangea son instrument, je n’avais toujours pas repris conscience. J’étais incapable de bouger, je me demande même comment je faisais pour respirer. Mon cœur battait si fort qu’il était le seul son qui me parvenait aux oreilles, accompagnant l’écho de cette voix si mélodieuse et chaleureuse qui résonnait encore à travers tout mon corps. Je voyais l’asiatique se pencher en avant afin de saluer son public, rassembler ses affaires, jeter son sac sur son épaule puis avancer lentement. Il restait encore quelques personnes autour de nous, et c’est lorsqu’il me bouscula que mon corps se décida à m’obéir de nouveau. Je tournai vivement la tête vers lui, bouche bée, les yeux toujours écarquillés et je le fixai. J’aurais voulu lui parler, lui dire que j’avais adoré cette chanson, qu’il avait une voix magnifique, un talent incroyable. J’aurais voulu lui dire un tas de chose même si j’étais incapable de savoir quoi, mais aucun son ne franchissait mes lèvres. Lui ne souriait pas, il paraissait mal à l’aise.
- Désolé, lâcha-t-il.
Il ne s’attarda pas, il détourna le regard et s’en alla, suivi de près par son ami. Durant les quelques secondes qui s’écoulèrent entre le moment où il me bouscula et celui où il partit, un million de pensées avaient parcouru mon esprit. Je ne vis même pas quelle direction il prit, j’étais à la fois présente dans cette rue commerçante, mais aussi à des milliers de kilomètres, écoutant encore sa voix, me rappelant sa tonalité, ses vibrations, sa manière de prononcer chaque mot. Une jeune fille à côté de moi s’écria qu’elle adorait vraiment les japonais. Oui… Il avait l’air d’un japonais, c’est ce que j’avais pensé en le voyant, même si rien ne me permettait de l’admettre. Je tournai la tête vers la fille et les mots sortirent de ma bouche sans que je puisse les retenir.
- Vous le connaissez ?
- Hein ? Non, pas du tout ! répondit l’inconnue. Mais il a chanté en japonais tout à l’heure, et il chante trop bien dans cette langue pour ne pas être japonais !
- Je vois… soufflai-je. Merci
Je tournai la tête vers l’espace où il avait chanté et où des gens marchaient maintenant, continuant leur vie comme si entendre quelqu’un chanter de cette manière était courant, habituel, sans importance même. La fille qui m’avait renseignée s’éloignait avec son amie en répétant qu’il était « trop beau » et qu’il chantait « trop bien ». Les mots de cette fille étaient faibles. Il n’était pas beau, il était… Je ne sais pas. Je ne m’étais pas suffisamment attardée sur son physique. Des cheveux bruns, des yeux noirs, un sourire en coin charismatique, des dents blanches. Et… quoi d’autre ? Je ne parvenais pas à me rappeler plus de détails. Je gardais les yeux rivés sur l’emplacement où il avait joué et tout ce qui restait dans mon esprit, c’était la beauté de sa voix.
Les yeux dans le vide, je réalisai alors : je voulais cette voix.
Je voulais qu’elle chante mes chansons, qu’elle fasse vibrer les mots que j’écrivais comme elle l’avait fait avec cette reprise. Je voulais qu’elle trouve les bons rythmes, qu’elle improvise quelques paroles. Je voulais qu’elle chante pour moi, qu’elle me parle, comme lorsqu’il avait prononcé ce bref « désolé ».
Cette voix, je voulais qu’elle m’appartienne.
Je secouai la tête pour reprendre un peu contenance et je me dépêchai de rejoindre le métro de Bellecour afin de rentrer chez moi. J’habitais vers Grange Blanche, quinze minutes en métro. Je marchai aussi vite que je le pouvais, et par chance un métro arriva immédiatement. J’avais envie d’écrire pour cette voix. J’en avais tellement envie que les idées fusaient dans ma tête. Je ne parvenais pas à me calmer, j’étais terriblement excitée. Je comptais les arrêts avant d’arriver, je bougeais ma jambe droite rapidement, je regardais constamment ma montre. Une fois sortie du métro, je me précipitai chez moi, puis dans mon studio d’enregistrement. J’attrapai du papier et un crayon et je commençai à écrire.
Les mots venaient tout seul, je n’avais pas besoin de réfléchir. J’écrivis trois chansons en quelques instants. Je passai ensuite au piano et je composai une mélodie pour chacune, puis je pris ma guitare acoustique, puis ma basse et j’ajoutai enfin une rythmique. À vingt heures, mes trois chansons étaient complètes et j’avais des centaines d’idées pour de nouvelles. Je pris une nouvelle feuille, mais ne pus pas commencer à écrire. J’avais vu mon frère, derrière la fenêtre du studio qui fronçait légèrement les sourcils. Je lui fis un sourire gêné, posai mon stylo et le rejoignis.
- Tu bosses depuis quand ?
- Euh… Je ne sais pas vraiment à quelle heure je suis rentrée…
- À table…
- Oui chef !
Il lâcha un sourire, et je le suivis dans la cuisine. Nous préparâmes le repas ensemble et il vit rapidement que j’avais du mal à me concentrer. Mes mains tremblaient, mes gestes étaient précipités.
- Meryl… Tout va bien ? Je sais que tu bosses sur les chansons des M4, mais tu ne dois pas t’épuiser et là, tu…
- Ce n’est pas les M4, c’est… Bon sang ! Sa voix est parfaite !
Il fronça les sourcils, posa les assiettes sur la table et demanda :
- Sa voix, à qui ?
- Je n’en ai aucune idée ! C’est un parfait inconnu !