Premier Chapitre
Il neigeait ce soir-là à New York. Le soir où Elisabeth Normand, rebaptisée Lily par son entourage, première violoncelle solo à l’orchestre de Paris, rencontra pour la première fois William John Jacob Stenler troisième du nom. Jeune architecte spécialisé dans la construction de centrales nucléaires, il était issu d’une famille fortunée du Nord-Est américain. Lily vivait en résidence pour une année entière au Lincoln Center, grand centre culturel new yorkais situé entre Broadway et Amsterdam Avenue. Elle était invitée par le Philharmonique de New York. Son incroyable talent faisait d’elle une artiste reconnue en France et outre-Atlantique.Comme chaque année, le deuxième samedi avant Noël, un gala de bienfaisance en faveur des enfants défavorisés se tenait au Metropolitan Museum of Art. Et comme chaque année, le Philharmonique apportait sa contribution financière et musicale. Ce fut ainsi que Lily eut l’honneur de divertir l’assemblée des généreux donateurs en interprétant en solo quelques morceaux de son répertoire classique. Quant à William, en plus d’être un architecte prometteur dans son domaine, il était le fils unique d’un des fondateurs et principaux mécènes de ce gala. Son patronyme, suffisait à lui-seul de figurer sur la liste des convives ; une occasion pour William de faire partie intégrante des « élites » de cet État et de nouer quelques contacts prolifiques en prévision de futurs contrats.
Hommes politiques, entrepreneurs notables, héritiers, tous les puissants et les plus grosses fortunes de la côte Est des États-Unis se retrouvaient au gala. Sous couvert de participer à une bonne action, c’était bien souvent des affaires juteuses qui se concluaient sans aucune pudeur aux yeux de tous.
Des mets fins étaient servis en masse à en écœurer le commun des mortels. Le champagne coulait à flot. Les poignées de mains s’enchainaient tout au long de la soirée. Au-delà de ces dorures, l’attention de William était portée sur une tout autre chose. En effet, charmé par la musique et subjugué par la dextérité de l’artiste domptant à la perfection son instrument, son cœur vibrait au son qui inondait la salle. Sa longue chevelure aux reflets rouges flottait au-dessus du violoncelle et hypnotisait le fils Stenler. La jeune femme au teint d’une blancheur cristalline illuminait sa soirée. Il n’avait d’yeux que pour elle.
Les hommes d’affaires croisés ce soir-là, l’importaient peu. Lily captait toute son attention.
À la fin de la représentation, il activa ses connaissances et fit son possible pour rencontrer la soliste. Quand l’occasion se produisit leurs regards se croisèrent et le coup de foudre s’abattit instantanément sur les deux jeunes gens. Ils discutèrent spontanément le reste de la soirée sans se soucier du déroulement du gala. Le monde autour d’eux n’avait plus aucune importance. Les yeux dans les yeux, ils rêvaient hâtivement à leur avenir.
À partir de ce moment-là, ils passèrent ensemble chaque temps libre qu’offrait leur profession respective. Bien souvent, William s’invitait la nuit chez Lily dans son petit studio.
Lorsque la résidence d’Elisabeth au Lincoln Center s’acheva, elle rentra seule à Paris avec un cœur rempli d’amour. Des allers-retours réguliers entre Paris et New York s’enchainèrent et ponctuèrent agréablement sa vie ainsi que celle de William jusqu’au jour où Lily apprit qu’elle était enceinte. Elle décida alors tout simplement de vivre sa grossesse à New York et de mettre entre parenthèses son métier qu’elle adorait tant.
Oh ! Quitter Paris ne signifiait pas renoncer à sa passion pour le violoncelle. Son instrument la suivrait toujours et partout. Non, elle avait plutôt dans l’idée de transmettre son savoir en donnant des cours, histoire de ne pas perdre la main et d’entretenir son doigté qui fait d’elle cette fabuleuse artiste. Le violoncelle n’était qu’un simple prolongement d’elle-même, impossible à ignorer. Lily, sereine et excitée par les nouveaux défis qui l’attendaient, embarqua dans l’avion pour retrouver définitivement William, l’homme de sa vie.
*
Son bonheur n’allait pas s’arrêter là. La première chose à laquelle Lily dut faire face quand elle débarqua à New York, hormis de se conformer aux vérifications douanières d’usage, fut de répondre à une question cruciale et des plus protocolaires. William l’attendait avec grande impatience dans le hall de l’aéroport. À la vue de sa belle, il plia un genou à terre et tendit vers Lily un bouquet de roses rouges dans une main et un écrin de velours noir contenant une magnifique bague de fiançailles dans l’autre. Il la demanda officiellement en mariage. Bien évidemment, Lily accepta sans vraiment réfléchir. Folle de joie, elle sauta dans les bras de son fiancé et lui concéda un long et doux baiser. Ce fut une réelle distraction pour les badauds qui s’amassaient et s’attardaient autour de cette scène surréaliste au plein cœur d’un aéroport. Ces témoins involontaires de cet instant précieux applaudirent chaleureusement lorsque Lily répondit oui à la demande de William et embrassa tendrement son fiancé. Aux applaudissements, Lily était coutumière. Pourtant, ce furent précisément ceux-là qui restèrent gravés à jamais dans son âme et dans son cœur en plus de l’amour éternel qu’elle porterait toute sa vie durant à son mari.
Un mariage en petit comité fut célébré trois mois plus tard avant même que les premiers signes de grossesse ne devinssent incontournables. Des relations d’affaires, des amis des mariés et quelques membres de la famille assistèrent à la cérémonie. Du côté de Lily, il ne restait que sa grand-mère qui l’avait élevée après le décès de ses parents survenu dans un tragique accident de voiture lorsqu’elle avait sept ans et une vieille grand-tante, toutes les deux incapables de par leur état de santé de se déplacer jusqu’à New York pour célébrer le mariage. William non plus n’avait ni frère ni sœur. Seuls ses parents, John et Éva Stenler, et ses grands-parents paternels, Jacob et Margaret Stenler, encore vivants à l’époque, étaient présents à leur noce. Qu’importait le nombre d’invités au mariage, Lily et William se suffisaient à eux-mêmes pour faire de ce jour mémorable le plus beau jour de leur vie.
Le conte de fée continuait. Lily était heureuse et comblée. Si on lui avait demandé de rêver sa vie, elle n’aurait jamais pu imaginer un bonheur aussi indescriptible.
Six mois plus tard, naissait une jolie petite fille. Ses parents lui donnèrent le prénom de Lou Susan. Lou fut une enfant souriante, adorable, sage qui grandit facilement. Elle ne donna aucune difficulté à ses parents tellement elle était douce et docile.
Pendant près de deux ans, elle profita pleinement de toute l’attention du foyer. Jusqu’à ce qu’un petit frère vînt agrandir le cercle familial. Un fils ! William était aux anges. Son nom de famille perdurerait. Lily, elle, était simplement épanouie d’avoir mis au monde un deuxième enfant en parfaite santé.
Ils le baptisèrent Baptiste William John. Comme sa sœur, il ne fut pas un enfant turbulent. Il était calme, curieux mais réservé, charmeur comme sa mère et un poil chagrin comme son père. De manière générale, ses premières années furent bénies pour les parents.
La petite famille Stenler était au complet. Une famille idéale, confortablement installée à New York dans un appartement spacieux et moderne pour l’époque, situé juste au-dessus des appartements des parents de William. Ce dernier avait dessiné lui-même les plans de ce cocon qu’il avait greffé sur le toit juste au-dessus de l’immeuble d’origine bâti par ses aïeux. Le logement occupait la totalité de la surface au sol du bâtiment et avait la chance de bénéficier d’une large terrasse tout autour. L’immeuble localisé au niveau de la Cinquième Avenue appartenait à sa famille depuis deux générations. Il faisait face à Central Park et plus précisément au Jacqueline Kennedy Onassis Reservoir. En plein cœur de Manhattan, dans un des endroits le plus huppé de New York, la vie était extraordinaire. Lily le savait bien. Elle chérissait chaque jour que Dieu lui accordait. Rien ne pouvait ébranler son bonheur.
*
Dans ces conditions douces et divines, le temps passa vite. Arriva le jour où Baptiste fêta ses 3 ans. Lily organisa une belle fête d’anniversaire en invitant les proches, les amis et quelques collègues de William. Une fois de plus, Baptiste fut gâté. La pile de cadeaux encombrait une bonne partie du salon. Tout se déroulait à merveille jusqu’au moment où subitement, Lily ressentit de violents maux de tête incontrôlables. Pour ne pas gâcher l’ambiance, elle fit l’effort de ne rien laisser paraitre jusqu’à ce que la réception parvienne à sa fin. Mais la douleur était vraiment vive et insupportable. Les céphalées se prolongèrent toute la nuit et poussèrent Lily à consulter dès le lendemain matin. Un professeur, ami des Stenler, spécialisé en neuroscience, officiait à l’hôpital Mont Sinaï. Il accepta de recevoir l’épouse de William entre deux rendez-vous. Elle rencontra ensuite plusieurs autres experts. Ils ne réussirent pas à se prononcer rapidement sur un diagnostic.
Pourtant, les maux de tête s’amplifiaient. Et Lily perdait de ses forces un peu plus chaque jour. Elle n’était déjà plus que l’ombre d’elle-même quand après plus d’un mois d’analyses multiples, le verdict final tomba. Lily souffrait d’un glioblastome. Cette tumeur du cerveau entrainait une hyper pression intracrânienne et expliquait ces douloureuses et incessantes migraines. L’issue était fatale. Il restait quelques mois à Lily pour profiter de ses enfants et de son mari.
William cacha à sa femme l’aspect irrémédiable de la maladie pour lui éviter de sombrer précipitamment. L’évolution fut néanmoins rapide. Lily eut des nausées et des vomissements qui s’accentuèrent un peu plus chaque jour. Puis des crises d’épilepsie s’imposèrent à elle régulièrement. Enfin, survinrent des troubles de la parole et de la motricité qui alourdirent ses fins de jours. Malgré le courage et l’espoir que William continuait à insuffler à sa femme, celle-ci sentait en son for intérieur, comme un sixième sens, que son heure était proche.
Trois mois après l’apparition des premiers symptômes, un soir d’automne, le lendemain de Thanksgiving, Lily rendit son dernier souffle dans les bras de son cher et tendre mari, ternissant à jamais le tableau idyllique de la famille Stenler.
Selon ses dernières volontés, Lily fut enterrée en France, à Paris, au cimetière du Père Lachaise auprès de ses parents. Ce même cimetière où elle appréciait flâner pour y rencontrer d’immortelles célébrités et d’illustres inconnus comme elle aimait le raconter.
Le déchirement était tel pour William que celui-ci ne put se résigner à rentrer à New York. Il ressentait un sentiment d’abandon en s’éloignant d’elle. Pour atténuer cette culpabilité, il créa un cabinet d’architecture à Paris, une antenne du cabinet new yorkais, et fit de la capitale française sa ville d’adoption. Il put ainsi se recueillir aussi souvent que possible sur la tombe de sa tendre épouse et y déposer une rose rouge à chacun de ses passages.
Lou et Baptiste, alors âgés respectivement de cinq et trois ans, furent déracinés pour grandir en France, loin de la vie tumultueuse new yorkaise mais en plein cœur de la ville lumière.
Sans leur mère, la vie était évidemment moins facile pour les enfants Stenler. De nouvelles habitudes se mirent en place. Des personnes, inconnues jusque-là, entrèrent dans leur vie au quotidien. Leur père était sans cesse en déplacement entre les États-Unis, le Canada, la Russie et la France pour gérer ses affaires. Pendant ce temps-là, Lou et Baptiste étaient élevés par des nourrices qui se succédaient aussi souvent que les conquêtes de William franchissaient le seuil de leur hôtel particulier parisien. Après la mort de Lily, leur père ne sut plus vraiment s’investir sérieusement dans une relation durable. Bel homme et fortuné, il n’avait aucun mal à combler son manque affectif au gré de ses envies sans pour autant s’attacher. Il butinait de conquête en conquête.
Lou et Baptiste grandirent quasiment livrés à eux-mêmes. Ils représentaient les deux seules pièces permanentes et irremplaçables du tableau familial. William tenait à ses enfants comme à la prunelle de ses yeux. C’était le dernier lien existant avec Lily. Malheureusement, accaparé par le travail, William n’avait que peu de temps à consacrer à l’éducation de sa famille. Il subvenait aisément financièrement aux besoins de ses enfants. Mais l’amour d’un père auquel pouvaient prétendre le frère et la sœur Stenler, n’était pas souvent au rendez-vous et semblait avoir disparu en même temps que leur mère.
Les années défilèrent tant bien que mal pour Lou et Baptiste dans un confort matériel indéniable et un inconfort sentimental incontestable. Les deux jeunes gens trainaient toujours ensemble. Ils tissèrent des liens très forts. Ils s’étaient promis d’être toujours là l’un pour l’autre dès leur plus jeune âge.
Forts de leur complicité et de leur soutien réciproque, les enfants Stenler voulaient conquérir le monde. Ils eurent une scolarité exemplaire. Aucun des deux ne faillit dans leur parcours. Lou sortit diplômée d’une grande école de commerce tout en suivant parallèlement une école d’art. Baptiste, quant à lui, se dirigea vers des études de médecine et se spécialisa en psychiatrie.