Premier Chapitre
La mort approchait à grands pas… mais je ne la craignais pas.En tant que rare dragon de ce monde, je savais mon être immortel. Mon corps périrait de son vieil âge, laissant mon âme en rejoindre un nouveau, plus jeune et vigoureux. Seul l’inconnu était ma crainte en cet instant. Ceci serait ma première réincarnation et j’ignorais ce que le destin me réservait. Je savais de par mes ainés que mon âme pouvait choisir n’importe quel corps vide en ce monde. Je devrais vivre sous les traits de cette nouvelle coquille, seuls le temps et ma magie m’offriraient la possibilité de reprendre à nouveau mes traits draconiques. Et selon l’enveloppe charnelle tout juste morte que mon âme choisirait, cela pourrait prendre une paire de jours, comme un long fleuve d’années… la chance serait ma seule alliée.
J’observai une dernière fois de mes yeux éreintés les pics enneigés de la chaine montagneuse qui s’étirait devant moi, et laissai le cycle de la vie s’emparer de mon corps. Avec peine, je me couchai sur le plateau rocheux et fermai les paupières. La vue était splendide sous ce panel enneigé, se transformant au loin en de verdoyantes collines et plaines. Un lieu idyllique pour finir ses jours… et marquer le début d’une nouvelle existence.
La fatigue m’emporta… l’espace d’un instant. Mon corps mourut, tandis que mon âme arpentait déjà les larges étendues du monde à la recherche de ma nouvelle enveloppe. Je restais aveugle, mais je ressentais son énergie virevolter en tous sens. J’aimais et détestais à la fois cette sensation de légèreté mêlée à l’impuissance de ne pouvoir décider de la direction à suivre.
J’ignorais combien de minutes, d’heures ou de jours mon âme tournoya dans cet espace-temps qui me semblait comme figé, mais elle trouva finalement son nouveau foyer. Des fourmillements au bout de chacun de mes membres m’indiquaient que je ne voguais plus dans le vide.
Mes nouvelles paupières s’entrouvrirent de clignements désordonnés, tandis que je percevais à nouveau le paysage qui m’entourait. Les ramures gracieuses de nombreux feuillus au-dessus de moi me protégeaient d’un soleil haut dans le ciel. Je ne pus le regarder trop longuement, mes nouvelles pupilles ne le supportant guère. Par réflexe, je les massai d’une main. Sa peau claire était aussi nue que celle d’un cochon et ses ongles plats ne semblaient pas capables d’égratigner quoi que ce fût.
— Me voilà dans le corps d’un humain, soupirai-je en examinant tantôt ma paume, tantôt le dos de cette petite main aux doigts longs et fins.
Je me mordis un coin des lèvres alors qu’une voix aussi flutée que ridicule résonnait au creux de mes oreilles. En plus d’avoir échoué dans un corps humain, j’étais tombé sur celui d’un jeune garçon. Il me faudrait quelques années avant que ma magie ne consolide assez ce corps pour qu’il survive à une transformation en dragon… car l’inconvénient était bien là. Si je forçais ce corps à muer trop tôt, il éclaterait avant la fin du processus et mon âme devrait alors trouver un nouveau réceptacle.
— Ne restons pas couché là, soupirai-je, déjà usé à l’idée du nombre d’années à venir sous ces faibles traits.
D’une impulsion, je me redressai et observai les alentours. Le jeune garçon que j’habitais désormais devait avoir perdu la vie durant un assaut de bandits. Trois cadavres pourrissaient à quelques mètres, criblés de flèches, tandis que deux autres reposaient plus loin, aux pieds des arbres. Sûrement avaient-ils tenté de s’enfuir du maigre sentier qui traversait la forêt… mais l’archer adverse devait être fin tireur. Tous deux étaient morts d’une unique flèche en pleine nuque.
Les bandits devaient être affamés pour s’en prendre à ces pauvres gens. Leurs richesses s’arrêtaient à de simples vêtements en jute et coton qui me rappelaient de vulgaires sacs.
« Prenons garde qu’ils ne reviennent pas dans l’espoir de trouver un peu mieux, » pensai-je, inquiet.
Je devais quitter les lieux en vitesse. Mon contrôle de ce corps restait encore trop hasardeux pour me défendre correctement à l’aide de la magie. Et avec ma malchance actuelle, ma deuxième réincarnation me conduirait dans le corps d’une simple bête sauvage…
Décidé, je me levai sans plus attendre et m’élançai le long du sentier. J’avais froid, et l’ombre rafraichissante des feuillus n’aidait en rien. Ils me paraissaient d’ailleurs si imposants avec leur tronc deux fois plus large que mes épaules. Quel âge pouvais-je bien avoir pour sembler si petit ? J’ignorais d’ailleurs si, pour un jeune garçon, ma taille était correcte… car pour un vieux dragon réincarné, elle paraissait ridicule.
— Je vais devoir trouver de nouveaux habits, marmonnai-je alors que les cailloux du sentier commençaient à me piquer la plante des pieds.
Je pliai un genou et levai mon pied jusqu’à ma main glacée. La semelle de ma chaussure n’était qu’un simple amas de cuir. Des liens, d’un matériau tout aussi pauvre, ficelaient le corps autour de ma cheville tel un vieux sac.
— Toi, là ! gronda soudain une voix au loin. Ne bouge pas !
Je sursautai alors qu’un groupe de cavaliers fonçait vers moi. Leurs cottes de mailles rutilantes et leurs capes au bleu céruléen me paraissaient bien trop propres et luxueuses pour appartenir à de simples bandits. J’avais devant moi des chevaliers, pas des malfrats.
Durant ma vie antérieure, j’avais eu l’occasion d’en croiser quelques-uns. Quels que fussent les peuples, ces combattants respectaient un code d’honneur strict et servaient avec ferveur un chef, un roi, parfois même un empereur. Jamais aucun d’entre eux n’avait levé les armes contre moi, un dragon, considérant les rares membres de ma race comme des béhémots imbattables… même en temps de guerre.
Je ne fuyais donc pas devant ces hommes de conduite honorable qui s’avançaient vers moi. Et quand bien même, j’aurais été bien incapable de semer leurs chevaux dont les sabots martelaient le sol avec force.
— Que t’est-il arrivé petit ? s’enquit le chevalier de tête qui arrêta sa monture d’un solide coup sur ses rênes.
Je baissai les yeux sur ma tenue. De nombreuses taches de sang salissaient ma tunique de jute rapiécée et mon manteau en peau, tout comme mon pantalon d’une aussi mauvaise main, était couvert de terre.
Je ne pouvais révéler la vérité à ces hommes, ils me prendraient pour un fou… d’autant plus que hormis une poignée d’humains, ces êtres ignoraient notre cycle de vie immortel.
— Des bandits nous ont attaqués, avouai-je finalement en désignant d’un index la direction à suivre pour trouver les cadavres. Je suis le seul survivant.
— Arnaud ! Prends l’enfant avec toi et allons voir ça.
Un homme au visage dissimulé sous son heaume avança son cheval et me tendit une main. Je la saisis et il me leva sans mal apparent. Il agrippa le dos de ma tunique de l’autre et m’assit devant lui. Je ne souhaitais guère remettre les pieds sur le camp dévasté, mais la situation me l’imposait.
J’espérais seulement ne pas me retrouver entre les feux croisés des chevaliers et des bandits…
— Quelle horreur ! souffla le cavalier de tête alors qu’il arrêtait son cheval en travers du sentier.
Lui et deux de ses compagnons mirent pied à terre et examinèrent les cadavres. Bien que sûrement habitués aux combats et champs de bataille, ils reniflèrent de dégoût en retournant les corps. Je surpris l’un d’entre eux qui offrit brièvement une prière au vieil homme dont le corps exprimait sans en douter sa tentative de faire bouclier entre l’archer et une jeune femme. Elle avait malheureusement fini par connaître le même sort que lui…
La scène était telle qu’il ne fallut guère plus d’une minute aux chevaliers pour arriver à la même conclusion que moi : un archer de talent sévissait dans la région. Personne n’avait survécu, pour un minimum de flèches. Il était d’ailleurs gênant de prétendre être un survivant face à l’efficacité du bandit… heureusement, personne ne m’interrogea à ce sujet.
— Tu es très courageux, me complimenta le chevalier, assis derrière moi. Je sais à quel point il est dur de voir ses proches mourir.
Je restais silencieux. Une âme immortelle comme la mienne ne connaissait pas la douleur des adieux… mais je me doutais qu’il était en effet rude de faire son deuil. À l’exception que ces corps-ci ne représentaient rien pour moi, ils n’étaient que les défunts du jeune garçon que mon âme avait choisi comme nouvelle enveloppe.
— Retournons à Dahlia ! gronda soudain le capitaine.
Il s’avança vers nous et me tapota la cuisse.
« Nous aurons besoin de ton témoignage devant le roi. T’en sens-tu capable ?
J’acquiesçai d’un hochement de tête, tout en gardant un air fermé qui n’attirait de trop l’attention. Je restais incapable de pleurer ces êtres sans âmes qui gisaient à terre, mais je savais encore jouer les tourmentés.
Le chevalier me tapota une nouvelle fois la cuisse, sûrement en guise d’encouragement, puis s’en retourna à sa monture. D’un bond qui démontrait toute son expérience, il grimpa sur sa selle et lança la marche.