Premier Chapitre
Une pluie fine tombait sur Versailles, en ce matin du mardi 1er novembre 2016. Il ne devait pas faire plus de quatre ou cinq degrés Celsius et les trois silhouettes qui se déplaçaient en silence dans le cimetière, parmi les rangées de pierres tombales plus ou moins bien fleuries, semblaient grelotter dans leur parka.L’attitude discrète de ces promeneurs n’avait rien d’insolite dans ces lieux chargés de souvenirs. Çà et là, ils croisaient des hommes et des femmes, cloîtrés dans leur chagrin, n’osant lever la tête et croiser le regard d’autres personnes, peut-être de peur d’être surpris dans leur dévotion. On ne venait pas de gaîté et de cœur en pareil endroit. Mais, parfois, le besoin de se recueillir sur la tombe d’une mère ou d’un père était assez fort, et se faisait suffisamment pressant pour affronter la tristesse de ces lieux. Le pire était de découvrir, au hasard de son déplacement, une tombe de petite taille où un nounours faisait le guet et tenait lieu de garde éternel…
Parmi les trois silhouettes, il s’en trouvait une dont la taille ne devait pas dépasser un mètre cinquante. Elle était emmitouflée dans ses habits hivernaux qui la dissimulaient aux yeux du monde, mais on pouvait tout de même distinguer des mèches blondes dépassant de sa capuche. Elle tenait la main aux deux adultes qui l’accompagnaient, sorte de rempart contre des présences fantomatiques qui pourraient habiter ces lieux. Le rose de ses vêtements tranchait avec le noir des habits des deux adultes. Chemin faisant, ils croisèrent parfois le regard désapprobateur de quelques personnes qui semblaient attacher plus d’importance à une tenue vestimentaire, inconvenante à leurs yeux, plutôt qu’à l’infinie tristesse de l’enfant. Seuls les deux adultes avaient déjà relevé ces attitudes fâcheuses dont une éducation, souvent trop rigide, était à l’origine ; la fillette, quant à elle, semblait hermétique à son environnement et faisait corps avec son chagrin. Le moment était pesant pour tous.
Ils finirent par arriver sur le lieu de leur pèlerinage. Il s’agissait d’une tombe dont la couleur et la patine faisaient véritablement penser qu’elle était récente. On pouvait distinguer le nom et le prénom de la personne qui reposerait désormais ici à jamais, ses dates de naissance et de décès. Aucune épitaphe ne venait orner la pierre tombale. Clara, lorsque sa mère lui avait demandé ce qu’elle voulait que l’on fasse écrire, avait jugé préférable qu’elle demeure immaculée, car, à ses yeux, ce qu’elle pensait de son papa défunt ne regardait personne, mis à part lui et elle-même.
Alice, sa maman, qui tenait à la main un énorme bouquet de roses rouges, se tourna vers sa fille qui restait figée devant la sépulture. L’homme qui les accompagnait était resté légèrement en arrière, n’osant, sans doute pas s’approcher trop du lieu où reposait l’homme qui avait aimé son actuelle compagne. Était-ce de la pudeur ou de la gêne ? Lui-même ne le savait sans doute pas … Clara, qui avait perçu le léger retrait de Marc, se tourna vers lui et lui tendit la main, comme pour l’inviter à se rapprocher et à partager sa douleur. Ce qu’il fit …
Dès que tous les trois se furent suffisamment regroupés au goût de l’enfant, elle prit les fleurs qui allaient décorer ce domaine et l’embellir de leur pureté autant que de leur fragilité. Clara s’agenouilla plus près de la dernière demeure de son père et déposa lentement les roses dans le vase qui trônait sur la pierre puis se releva … Clara aurait tellement voulu embrasser son papa en cet instant qu’elle se mis à trembler légèrement et ne put retenir ses larmes. Elle recula légèrement et reprit la main des deux adultes qui, eux-mêmes, avaient toutes les peines du monde pour ne pas pleurer.
Cette vision poignante d’une adolescente de onze ans qui disait adieu à l’homme qu’elle considérait comme le meilleur des papas, et qui montrait à l’ami de sa mère qu’elle l’acceptait, fit craquer Alice. Elle en vint à regretter le temps où ils avaient de fréquentes disputes car, même si elle en était arrivée à ne plus le supporter, sentiment au combien égoïste, elle savait qu’il était tout pour sa fille. À ce sentiment, qui la mettait mal à l’aise, s’ajoutait le fait qu’elle n’avait pas pu le protéger, ni même empêcher que le tueur en série qu’elle avait traqué pendant plus de deux semaines ne vienne à s’en prendre à sa fille … fort heureusement, ses collègues du GIGN avaient pu récupérer celle-ci en vie, mais dans quel état psychologique ? Clara n’avait émis aucun reproche à sa mère, pour le moment, mais pour combien de temps ?
Alice était une jeune profileuse à la Direction des Sciences du Comportement de la gendarmerie et travaillait avec Marc qui était un enquêteur chevronné. Tous deux formaient un binôme. L’un avait une approche classique qui consistait à relever des indices et à les faire parler. Alice, elle, tentait de se mettre dans la peau des tueurs pour déterminer leur façon de penser et pour découvrir leur profil psychologique. Cette approche, qui avait vu le jour il y a un peu plus de dix ans en France, était, en partie, importée du célèbre BAU du FBI aux États-Unis. La gendarmerie était ainsi dotée de son propre service d’étude du comportement. Ce service qui était reconnu et avait des résultats probants, était même, parfois, sollicité par la police.
— Tu crois que papa va veiller sur nous depuis là où il est ? demanda Clara à sa mère.
Alice fut surprise par la question, autant par sa teneur et ce qu’elle impliquait, que par sa soudaineté. En effet, il ne faisait aucun doute que son ex-mari, si tant est que cela fût possible, veillerait sur sa propre fille. Mais qu’en serait-il pour elle-même qui refaisait sa vie avec un autre homme ?
Toute à sa réflexion, Alice n’avait pas perçu le geste de la main que lui faisait Marc pour l’inciter à répondre à cette question primordiale pour Clara.
— Ne te fatigue pas Marc, maman doit encore être dans la lune, perdue dans ses pensées à se demander comment elle a pu faire pour ne pas empêcher l’autre fou de tuer papa !
Marc ne répondit rien, même s’il trouvait la remarque injuste. Il était légitime que les reproches se fassent jour, et même si les lieux n’étaient pas propices, il fallait qu’ils soient énoncés, pour Clara, pour son équilibre personnel. Elle avait peut-être même choisi de les assener à la tête de sa mère devant la tombe de son père ; après tout Clara avait peut-être mûrement réfléchi son attaque ?
— Tu sais ma chérie, ce n’est pas parce que je ne te réponds pas tout de suite que je ne t’entends pas !
Marc trouvait que la réponse d’Alice manquait un peu de cœur, même s’il pouvait aisément comprendre que Clara avait blessé sa mère ; il se garda toutefois d’émettre tout commentaire.
— Et donc ? insista Clara, qui souhaitait obtenir une réponse à sa question.
Alice aurait pu expliquer en quoi ce qu’elle voyait et vivait dans sa profession représentait un frein à une quelconque forme de croyance. Mais là n’était pas le sujet, d’autant plus que la véritable foi n’était pas assujettie au bien ou au mal que les hommes faisaient sur Terre. Elle était personnelle et n’avait aucune espèce de logique.
— C’est ce que je choisis de croire, ma puce …
— Choisis … c’est tout ? Bah moi, j’en suis persuadée !
Les dernières paroles de Clara semblaient laisser sourdre un léger reproche. Elle désirait bien faire comprendre à sa mère que le sentiment qu’elle avait émanait de son cœur et non de son esprit.
Il était évident que Clara avait besoin de réconfort, de se rattacher à quelque chose auquel elle pouvait croire, même si rien ne pouvait étayer cette idée. Alice, qui pourtant était douée d’une forte empathie et avait la capacité de se fondre dans un personnage, était, en ce moment, à côté de la plaque avec sa fille. C’était frappant pour Marc, même si lui-même était quelqu’un de très pragmatique. C’est le moment qu’il choisit pour intervenir.
— Tu sais Clara, je pense simplement que ta maman s’en veut profondément, et tu sais pourquoi. Elle ne pourra jamais te rendre celui qui te manquera toute ta vie, même si c’est, en ce moment-même, son vœu le plus cher et qu’elle ne parvient pas à te le montrer.
À ces mots, Clara se rapprocha de Marc et posa sa tête contre son épaule. Elle lui prit la main à nouveau et la serra fortement.
Alice, elle, resta figée, des larmes coulaient le long de ses joues jusqu’au moment où sa fille finit par lui prendre la main …