Premier Chapitre
1Stephen regardait par le hublot la plus belle ville du monde, celle qui annonçait pour lui un nouveau départ. L'avion avait amorcé sa descente et survolait Brooklyn, il reconnut au loin la Freedom Tower et les buildings qui formaient la pointe de Manhattan, comment était-ce possible de construire autant de gratte-ciel sur un si petit espace? Vu du ciel c'était démentiel. L'avion continua son vol et passa au dessus des villes qui séparaient New York de JFK Airport. Les maisons ressemblaient à des boîtes d'allumettes qu'on aurait alignées en suivant un schéma précis avec de temps en temps, pour rendre l'ensemble harmonieux, un espace vert, un stade, un parc.
L'avion poursuivit sa descente et se posa sans difficulté, c'était pourtant un Airbus A380 avec plus de quatre cents passagers à bord mais aucune secousse ne vint perturber l'habitacle. Des cris et quelques applaudissements fusèrent depuis la classe économique et Stephen esquissa un sourire. Il n'était pas le seul à jubiler mais il contenait sa joie, les personnes autour de lui n'auraient pas apprécié son enthousiasme; ici, c'était feutré, pesé, discret. Il profitait de la Business class au second niveau de l'appareil et avait passé le trajet dans des conditions idéales comme le passager sur sa gauche qui se réveillait et s'étirait tel un bienheureux. Stephen lui adressa un sourire auquel l'homme répondit. Pas de souvenirs, parfait. Stephen avait dormi un peu, apprécié le champagne, terminé son livre, regardé un film et fait plusieurs allers-retours jusqu'au bar pour se dégourdir les jambes, il n'avait pas vu passer le trajet depuis Paris où il venait d'être recruté par la mystérieuse Charlie.
Cette dernière l'avait repéré lorsqu'elle avait assisté à son spectacle dans ce cabaret près du Moulin-Rouge où il se produisait depuis quelques mois. Les numéros s’enchaînaient, il y avait de tout, des chanteurs imitateurs, de la magie, des sketches, le patron n'était pas regardant, il pensait qu'il en fallait pour tous les goûts, il avait donc laissé sa chance au numéro de Stephen, de l'hypnose à la Messmer où le public servait de cobaye. Chaque soir, Stephen transformait les spectateurs en Beyoncé, en Reine d'Angleterre ou en kangourou sous les rires, les surprises et les applaudissements de la salle. Petit à petit, c'est lui que les touristes et les curieux venaient voir, le bouche à oreille avait vite fonctionné. Il avait reçu plusieurs propositions d'autres cabarets dont le Lido. La consécration, enfin! Et puis Charlie avait demandé à lui parler. Elle était à la tête d'un réseau d'agences particulières et avait cerné le talent de Stephen un soir d'été. Elle l'avait aussitôt contacté, il était l’élément indispensable, celui qu'elle attendait pour remplacer un de ses Gentlemen, comme elle les appelait, qui partait en mission à l'autre bout du monde. Charlie avait une voix grave et sensuelle, Stephen lui donnait dans les quarante ans. Il ne l'avait jamais vue, tout s'était passé par téléphone, c'était non négociable. Elle avait de l'argent, une immense fortune, il serait rétribué trois fois plus que le cachet offert par le Lido, et elle avait une cause à servir, la libération des femmes.
Stephen avait failli s'étouffer, la libération des femmes et l'hypnose? Il ne voyait pas du tout le rapport. Charlie l'avait laissé s'esclaffer puis elle lui avait patiemment expliqué le rôle qu'elle attendait de lui. On repérait pour elle des femmes qui avaient un talent extraordinaire mais qui ne le savaient pas et qui menaient une vie sans couleurs alors qu'elles auraient dû rayonner de mille feux, il fallait qu'elles comprennent que le monde avait besoin d'elles et qu'elles sauraient le changer. Stephen avait écouté avec politesse, il ne se sentait pas spécialement féministe, il avait été élevé au milieu de trois sœurs qui lui en avaient fait baver des ronds de chapeau, alors les femmes soumises, transparentes, désolé, il ne connaissait pas. Charlie avait fait preuve de pédagogie, elle avait un dessein plus grand, elle voulait que les femmes deviennent des hommes comme les autres, qu'on compte avec elles, qu'elles fassent partie du paysage politique, public, qu'elles soient entendues, plus jamais rabaissées. Que leur voix porte. Soit, avait dit Stephen et que devrai-je faire? Faire éclore le papillon de sa chrysalide avait rétorqué Charlie. Mon agence s'appelle Butterfly, votre première cliente est déjà sélectionnée; grâce à vous, elle apportera sa pièce à l'édifice. Et où se trouve-t-elle? avait questionné Stephen. À New York, c'est là que tout va commencer, êtes-vous partant? La question l'avait laissé sans voix. New York, la ville de tous les possibles, la ville qui ne dort jamais, il allait faire partie du rêve américain. J'accepte! Il s'était retenu de ne pas hurler.
En deux jours, il avait rendu les clefs de son meublé dans le XVIII ème arrondissement, fait ses adieux au patron du cabaret qui l'avait menacé d'un procès parce qu'il le laissait en carafe sans plan de secours, mais quel procès? Je n'ai pas signé de contrat lui avait fait remarquer Stephen, il avait prévenu ses parents qu'il avait trouvé un job de l'autre côté de l'Atlantique mais ça ne leur avait fait ni chaud ni froid, ils étaient suffisamment déçus d'avoir un fils saltimbanque, américain maintenant, il ne manquait plus que ça! Ça ne servait à rien d'argumenter, il avait rassemblé ses affaires, trois pantalons, deux chemises, quelques sous vêtements qui tenaient dans une simple valise cabine, vidé son compte en banque assez maigrichon et il avait suivi les directives de Charlie. Il s'était présenté à Roissy-Charles De Gaulle, au terminal 2 E, le jour indiqué. Charlie avait une particularité, on ne la rencontrait pas, elle téléphonait ou laissait des enveloppes dans des endroits stratégiques. Comme le Petit Poucet, elle semait des pistes, des messages dans de belles enveloppes vertes. Quand il avait présenté son billet à l'hôtesse, elle lui avait remis une enveloppe. Il devait l'ouvrir dans l'avion, c'était écrit en lettres majestueuses et souligné d'un trait élégant, il se prenait un peu pour Ethan Hunt de Mission Impossible. Stephen avait recueilli la missive et s'était dirigé dans le salon VIP. Du haut de ses vingt-sept ans, il lui semblait que la chance tournait et que le monde s'ouvrait à lui. Il ne regrettait pas la capitale française, la pollution l'avait surpris de même que les débordements sociaux, chaque samedi des «gilets jaunes» défilaient et laissaient un goût amer aux abords de la place de la Bastille. Les commerçants étaient exaspérés, les chauffeurs de taxi encore plus grincheux, la ville disparaissait sous des nuées de contestation. Aujourd'hui, il avait l'impression de quitter le vieux monde, tel Christophe Colomb, il partait à la découverte de nouveaux territoires.
Il avait attendu de survoler l'Atlantique pour ouvrir la fameuse enveloppe. D'une écriture délicate, Charlie expliquait que Sam l'attendrait, c'était une personne de confiance qui lui servirait de chaperon, d'homme à tout faire, de collaborateur aussi, ils logeraient tous les deux dans l'une des nombreuses maisons que Charlie possédait et qui ferait aussi office de bureau, l'adresse indiquait qu'elle se trouvait dans le West Village. Il n'y avait rien de plus; Stephen se détendit, rangea l'enveloppe et profita du voyage. Il fut interrompu dans ses pensées par le passager de gauche qui ne concevait pas que l'avion n'ait pas l'alcool qu'il voulait. Il expliquait à l'hôtesse que c'était un scandale, qu'elle allait entendre parler de lui, il avait déjà pas mal bu, le ton montait et Stephen, n'y tenant plus se leva pour venir en aide à la jeune femme qui ne savait plus quel subterfuge utiliser pour venir à bout du passager récalcitrant.
« Puis-je vous aider? demanda Stephen de sa voix la plus charmante.
- Cette conne est incapable de me servir ce que je veux, vitupéra l'homme au bord de la crise de nerfs.
- Monsieur, je suis désolée mais...
-Ta gueule», la coupa l'ignoble individu.
Il fut sur le point de l'insulter davantage mais Stephen lui posa la main sur l'épaule et exerça une légère pression en même temps qu'il le regardait dans les yeux et lui disait que tout allait bien se passer. L'homme se calma aussitôt, remercia Stephen et ferma les yeux.
« On dirait qu'il s'est endormi, constata-t-il en se tournant vers l'hôtesse.
- Oui, je n'en reviens pas, il était tellement énervé...
- Les trajets en avion peuvent générer de grands stress...
- En effet, merci pour votre intervention.
- Je vous en prie.»
L'hôtesse resta encore quelques secondes à contempler le passager endormi puis elle rejoignit ses collègues qui avaient suivi la scène de loin et attendaient qu'elle leur raconte ce qui venait de se passer. Stephen se rassit, ravi de constater qu'il n'avait pas perdu la main. Quatre heures plus tard il arrivait à destination, il avait hâte de faire la connaissance de Sam et de lui demander s'il connaissait Charlie, comment était-elle? La lumière indiquant que les passagers pouvaient détacher leur ceinture clignota, tous se levèrent, ils allaient pouvoir sortir les premiers, privilège de la Business class.
Il saisit sa valise cabine et suivit le cortège qui se dirigeait vers la sortie de l'appareil. Le commandant de bord s'était placé devant la porte du cockpit et saluait avec bonhomie les voyageurs qui le remerciaient en retour de les avoir amenés à bon port. Stephen adressa de chaleureux remerciements à l'équipe, au passage il vit que l'hôtesse qu'il avait aidée lui tendait un journal. Il le prit sans se départir de sa bonne humeur et y jeta un coup d’œil dans la passerelle qui reliait l'avion à l'aérogare. Il balaya les dernières nouvelles de New York et aperçut en bas de la première page, en rouge, le prénom et le numéro de l'hôtesse. Il plia le précieux journal et le rangea dans la poche de son blouson, on ne sait jamais...
Il lui fallut ensuite patienter quelque temps à la douane, faire viser son passeport et son visa que Charlie lui avait obtenus en moins de deux jours, comment était-ce possible? Cette femme avait des pouvoirs magiques et un solide réseau. Il se retrouva dans le hall des arrivées. Chaque fois, il ressentait le même vertige, comme s'il faisait partie d'un groupe de rock que des fans attendent en trépignant. Les visages le scrutaient, lui aussi détaillait la foule, il se dirigea calmement vers un homme d'une trentaine d'années, plutôt grand, élancé avec de longs cheveux bruns maintenus par un élastique. Sa coupe bohème contrastait avec la tenue chic et classique qu'il arborait, un ensemble Prada dans les bleus lagon, de la même couleur que ses yeux, deux éclairs sur une peau mâte. Il portait une pancarte sur laquelle il avait inscrit le prénom «Stephen» ce qui ne laissait pas de place au doute.
«Sam, je suppose? demanda-t-il en se plantant devant lui.
- En effet, tu dois être Stephen? Pas trop fatigué? Il nous reste une heure de voiture avant de regagner West Village, tu veux boire quelque chose?
- Non merci, je suis pressé de découvrir New York et les locaux. Tu es déjà installé?
- Oui, ça devrait te plaire…»
Les deux hommes prirent place dans la berline stationnée à deux pas du Terminal et le trajet en direction de West Village commença. Sam conduisait de façon sportive et fluide à la fois, il se frayait avec facilité un chemin au milieu des voies encombrées.
«Tu travailles pour Charlie depuis longtemps? se renseigna Sam.
- Je viens d'être recruté, avant je faisais des spectacles dans des cabarets, j'adorais, je commençais à me faire un nom et à avoir pas mal de contrats. Charlie m'a fait changer d'avis, j'ai mis le Music-hall en pause.
- Et quelle est ta spécialité?
- L' hypnose, j'endors...
- Oh! Je dois me méfier?
- Sûrement pas...Tu apprendras à me connaître et tu verras que tu n'as aucune raison d'être sur tes gardes. Et toi?
- J'ai rencontré Charlie il y a deux ans, j'étais guide à Bali, je suis originaire d'une petite île des alentours, Java. Comme toi, Charlie m'a repéré et convaincu sans difficulté de rejoindre son équipe, je suis venu travailler à New York avec Jason, ton prédécesseur mais Charlie veut qu'il se consacre au bureau de Singapour, j'ai préféré rester...
- Tu étais guide, et tu as une autre spécialité?
- Je pratique les Arts martiaux et je suis aussi perceur de coffre forts, de portes à mes heures perdues, aucune serrure ne me résiste...
- Je crois qu'on va former une bonne équipe!
- C'est aussi mon avis!»
Stephen sourit et se concentra sur la route. En moins d'une heure ils atteignirent New York et Sam prit la direction du Lower Manhattan. Au loin, la Freedom Tower que Stephen avait admirée depuis l'avion se dressait maintenant devant lui, au bout de la longue avenue qui longeait l'Hudson River. Sur la promenade qui bordait le fleuve, des groupes faisaient de la gymnastique, marchaient, couraient en écoutant de la musique. Sam tourna sur la gauche et Stephen eut le temps de lire le nom de la rue.
«Non? C'est une blague?
- Pas du tout, rétorqua Sam dans un sourire.
- Charles Street, elle n'aurait pas pu trouver mieux!
- En effet!»
Sam arrêta la voiture devant une charmante maison bordée par deux habitations du même type. C'était la particularité de ce quartier, les maisons et les immeubles se mêlaient aux nombreuses boutiques dans une ambiance relaxante et apaisée, loin de l'agitation de Manhattan. Les deux hommes sortirent de la voiture et Sam poussa la porte de la maison. Elle était construite sur deux étages, le rez de chaussée formait une immense pièce qui servait de salle d'attente et avait été aménagée avec de confortables canapés d'un blanc immaculé. Des plantes vertes étaient disposées de façon harmonieuse un peu partout dans un désordre organisé et au milieu une large table basse en bois exotique accueillait de nombreuses revues empilées avec soin. Plusieurs tableaux décoraient les murs de couleur taupe.
«C'est magnifique! admit Stephen.
- N'est-ce pas? Donc, cette pièce est surtout la mienne, je suis chargé de recevoir les visiteurs, en l’occurrence notre cliente privilégiée, et ton bureau est dans cette pièce. Sam désignait une porte fermée que Stephen avait hâte d'ouvrir. Au premier, il y a ton appartement, le mien est au deuxième.
- C'est parfait!»
Le téléphone sonna et Sam se hâta de répondre. Il sourit en entendant la voix et mit l'appareil sur haut parleur. Stephen s'assit dans le canapé avec Sam à ses côtés, une enveloppe était posée sur la table basse et Stephen la prit en même temps que la voix grave et sensuelle s'élevait dans la pièce:
«Bonjour les gentlemen, tout va bien?
- Bonjour Charlie, répondirent en chœur Stephen et Sam. Tout va bien...
- Tant mieux parce que le travail vous attend, vous avez devant vous l'enveloppe que j'ai pris soin de laisser. Il s'agit de notre prochaine cliente, celle avec qui tout va commencer pour vous Stephen…»
Le jeune homme ouvrit l'enveloppe et une photo apparut.
«Je vous présente Brenda, continua Charlie, c'est elle qui va changer la face de l'Amérique! Grâce à vous deux...»