Premier Chapitre
I /Sirènes et Tritons
La créature s'accrocha désespérément à son frère, alors qu'elle et quatre autres des siens étaient piégés dans un filet de pêche. Néos prit une grande inspiration lorsqu'ils atteignirent la surface, se battant et mordant les cordages pour essayer de se libérer. Son frère, Uta, se débattait aussi sauvagement, mais en vain : les cordes étaient trop grosses, trop fortes, et leurs sœurs n'étaient d'aucune aide. Leur crypte avait été prise par surprise pendant leur annuelle migration autour des mers du monde.
Peu importe qui venait de les pêcher, ils se s'intéressaient pas à eux. Ils étaient des mâles. Les tritons étaient beaucoup plus rares à naître dans le monde des sirènes, les femelles, plus efficaces pour séduire les marins, soldats et pirates dans leurs pièges mortels. Les voix des mâles étaient plus faibles, incapables d'être portées à de longues distances comme celles des femelles. Par conséquent, ils étaient vus comme les maillons faibles des cryptes. Son frère laissa soudain échapper une plainte, sa longue queue coincée entre les cordages de manière douloureuse. Il serra ses mains palmées encore plus fort autour de son bras, se rapprochant de lui le plus possible.
L'eau qui coula de leur corps trempé et le bois mouillé leur provoqua un petit glissement quand le filet de pêche fut enfin déposé sur le pont du navire, et il se dépêcha d'aider Uta à se libérer du filet avant qu'ils ne s'entourent l'une l'autre de leurs bras.
Le pont sur lequel ils avaient atterri était fait d'un bois très rouge, et un coup d’œil leur confirma que tout le reste du navire était ainsi. Ils se figèrent lorsqu'ils se rendirent compte de la gravité de la situation. Des pirates avaient réussi à les capturer. Ça n'aurait pas été trop inquiétant, si ces pirates n'étaient pas cinq femmes, clairement maîtresses du navire, le reste de l'équipage se tenant derrière elles comme des soldats. Ils étaient pourtant bien humains, mais avaient un aspect dérangeant : leur visage ne se tenait pas correctement, leur posture était trop rigide, leur peau, pâle, contrairement à celle des autres pirates. Leur regard était vide, et il n'en fallut pas plus à Néos et Uta pour comprendre que cette partie de l'équipage n'était plus humaine. Les voiles noires comme de l'encre finirent de confirmer leur peur : ils n'avaient pas atterri sur n'importe quel navire pirate, non, mais sur le plus réputé d'entre eux.
Contrairement à une partie de l'équipage, les cinq femmes qui leur faisaient face étaient, elles, humaines. Ce n'est pas tant leur humanité, mais plutôt leur genre, qui surprit les deux tritons. Jamais ils n'avaient vu un équipage dirigé par une femme.
Vu la surprise sur le visage de leurs sœurs, plus âgées et expérimentées, Uta et Néos comprirent que c'était en effet peu habituel. Maintenant qu'ils y pensaient, ils n'avaient pas le souvenir d'avoir déjà mangé une femme, soldat, pirate ou marin.
Une d'entre elles éclata de rire, et Néos en profita pour échanger un regard avec son frère, confirmant une idée qui les rassura : les pirates ne les avaient pas encore vu. Elles étaient concentrées sur les femelles. Ils ne pouvaient rien dire, et s'il s'écoutait, Néos préférerait que cela reste ainsi.
Les deux ne purent s'empêcher d’admirer les cinq femmes. Non seulement cette vision était rare, mais qu'elles soient si soignées malgré leur vie sur un navire les sortaient du lot des dizaines de pirates qu'ils avaient croisés. Bien évidemment, leur peau portait quelques saletés, leurs cheveux devaient avoir vu de meilleurs jours, leurs vêtements aussi, mais dans l'ensemble, elles étaient plus que présentables. Non pas qu'elles doivent y faire attention en pleine mer.
L'une d'elles s'agenouilla en face d'une des sirènes, et l'observa. Elle avait de longs cheveux ondulés et châtains qui tombaient autour de ses épaules et un foulard jaune noué autour du cou. Sa chemise jaunie devait avoir été blanche il y a très longtemps, et elle était suffisamment ouverte pour que le début de la poitrine de la pirate soit visible, le bas du vêtement caché dans un pantalon couleur sable, et des bottes marrons pour finaliser le tout. Le harnais qui traversait sa poitrine était sûrement la seule chose qui retenait réellement la chemise ouverte, avec deux sabres en argent rangés dans son dos, une ceinture en tissus marron à la taille à laquelle pendait une hache.
Néos n'arriva pas à décrocher son regard d'elle, alors qu'Uta avait les yeux sur une toute autre personne : celle qu'il présumait être la Capitaine. Ses cheveux lisses et auburn brillaient sous le haut soleil, retenus par des épingles en un chignon bas qui laissait place au large chapeau en cuir marron qui couvrait sa tête, et marquait son rang parmi les autres femmes. Son épée et son pistolet étaient attachés à une épaisse ceinture en cuir qui lui tombait sur les hanches, dissimulés derrière un long manteau noir. Le vêtement avait un aspect trop bourgeois pour avoir été obtenu autrement qu'en pillant. Dessous, on pouvait voir le corset noir qui couvrait la large chemise blanche qu'elle portait, les lacets du décolleté à peine fermés, comme il était de coutume lorsqu'on était pirate visiblement. Son pantalon bordeaux flottait légèrement autour de ses jambes et disparaissaient dans ses hautes bottes noires. Elle avait un pendentif en or autour du cou, une pièce qui avait l'air coûteuse, en plus des nombreuses bagues en argent qui décoraient ses longs doigts.
« Bien, qu'est-ce qu'on a ici ? » la voix de la Capitaine était ponctuée d'un sourire en coin qui fit frissonner Uta.
Elle n'était pas la plus grande, Uta pouvait le dire bien qu'il soit actuellement sur le sol, mais l'aura de cette femme, ses yeux sombres et menaçants, la façon dont ses dents trop blanches reflétaient le soleil la faisait paraître dangereuse. Elle était une femme qui valait d'être vue, mais il fallait du courage pour la regarder. Il était sûre que la pirate pourrait arrêter de battre son cœur en un regard.
L'une de leur sœur, celle en face de qui la pirate s'était agenouillée, ne se tourna même pas vers les deux mâles lorsqu'elle leur aboya dessus dans leur langue natale :
« Faites quelque chose ! Elles ne vous ont pas encore remarqué alors agissez ! »
Néos était prête à aller lui dire de se faire voir, mais vu la situation, il se mordit la lèvre jusqu'au sang et laissa Uta agir. Le triton avait une belle voix grave, et tous deux espéraient qu'il réussirait à les sortir de là. Il ouvrit la bouche, et chanta.
Un mythe commun chez les sirènes, étaient qu'elles étaient toutes des femelles car les marins étaient tous des mâles, les rendant plus pliables, manipulables. La réciproque était vrai : un triton, bien qu'ayant une voix plus faible, aurait naturellement plus de facilité à charmer une femme qu'un homme.
Les cinq femmes semblaient se transformer en pierre, et Uta sentit le moment exact où leur esprit tomba victime de ses charmes. Ce à quoi il ne s'attendait pas était de voir la Capitaine tourner les yeux vers lui. Il faillit rater une note, et toutes les sirènes, Néos comprit, s’immobilisèrent à leur tour en voyant la pirate s'approcher du triton et s'agenouiller devant lui. Il ne s'arrêta cependant pas, voyant que malgré tout, les yeux de la pirate reflétait son état hypnotisé, bien que la lueur qui y brillait semblait ... différente de celle qu'il y avait dans le regard des autres femmes. Il ne pensa pas que cela voulait dire quoique ce soit, se disant que la Capitaine avait simplement plus de résistance que ses camarades, mais qu'elle venait de céder à ses charmes.
Sa voix s'étrangla dans sa gorge quand le canon froid d'un pistolet toucha son front. Dès qu'il s'arrêta, les quatre autres pirates prisonnières de ses charmes prirent de grandes inspiration et haletèrent, comme réveillées d'un mauvais rêve - ce qui étaient ce que les charmes leur faisaient vivre. Elles observèrent leurs alentours avec confusion, s'arrêtant sur l'image que formait leur Capitaine et le triton.
La respiration d' Uta s’accéléra tandis que la panique s'insinua en lui et que son esprit cessa de produire toutes pensées cohérentes.
Ça ne pouvait pas arriver. C'était impossible. Impossible.
Néos était aussi choqué et incrédule, agrippant sa main avec force.
La Capitaine avait résisté. La Capitaine n'avait pas été prise dans ses charmes Et pour un humain, résister aux charmes d'un triton ou d'une sirène ne pouvait vouloir dire qu'une chose : leur âme ne formait qu'un.
« A ta place je m'arrêterais là. Tu es aussi sublime que ta voix, voire même plus, et ce serait dommage de ruiner ce beau visage. »
Uta ne pouvait pas répondre. Il ne pouvait même pas trouver du plaisir aux compliments de la pirate, la tête vide. Ses sœurs jurèrent :
« Par Téthys tu es vraiment inutile ! Même lorsque nos vies sont en danger ! »
« Comment pouvait-il savoir ce qui allait se passer ?! » défendit Néos.
La pirate avec les deux sabres porta son attention sur lui à ce moment-là, et décida de venir s'agenouilla en face de lui, et il eut un mouvement de recul instinctif. Uta revint à lui et prit son frère dans ses bras, servant de barrière entre lui et la pirate.
“Des mâles,” murmura la pirate fascinée. “Et des beaux, plus encore que leurs sœurs.”
A ses mots, les sœurs en question jetèrent des regards noirs à Néos et Uta. La pirate en face de lui leva une main curieuse, et le triton le plus âgé ne put empêcher le sifflement de défense qui résonna de sa poitrine. Ça n'arrêta pas la femme, qui prit une des mèches de cheveux couleur lavande de Néos entre ses doigts, dans une tentative pour apaiser le triton. Ses cheveux avaient cette particularité d'apparaître soit violet soit gris selon la lumière. Leur couleur général était un gris très pâle, avec quelques mèches lavande, et c'était une de celles-là que la pirate avait choisi.
« J'aime cette couleur. Elle te va bien, » elle lâcha la mèche et se remit debout.
« Fais quelque chose espèce de déchet ! » cracha une autre de leurs sœurs, vexée et énervée.
Néos n'aimait pas utiliser sa voix. Il savait que ses charmes étaient plus faibles, de part son manque de confiance et son sexe. Uta tenta de le cacher lorsqu'il ouvrit sa bouche pour la première fois. Les premières notes étaient tremblantes et peu assurées, les pirates mirent du temps avant de se rendre compte de ce qui était encore en train de se passer, mais furent encore trop lentes. Cette fois, Uta vit avec certitude la Capitaine sous les charmes de son frère, et vit la différence notable : quand la femme avait fait semblant de céder, ses yeux avaient une lueur hypnotique, mais elle le regardait en face ; maintenant, un léger voile couvrait ses pupilles. Le souvenir de l'intensité avec laquelle elle l'avait regardé le fit frissonner. Il était un triton, il savait qu'il attirait l’œil, mais l'attention était encore nouvelle.
Uta soupira de soulagement, mais le soulagement ne dura qu'une seconde, soudain brisé par le bruit d'un pistolet qui le fit sursauter.
« Morbleu ! » jura une des femmes qui se réveillait d'une second transe.
Elles étaient déséquilibrées et chancelantes, mais ne tombèrent pas et pour ça, Uta fut impressionné. Mais ils devaient maintenant faire face à une Capitaine en colère, les charmes ayant été brisés par la pirate qui avait approché Néos. Les créatures marines n'osaient même plus cligner des yeux. Une autre pirate avait résisté une nouvelle fois aux charmes d'une autre sirène, voire pire, d'un triton. Uta et Néos avaient tous deux leur âme-sœur à bord de ce navire, et la nouvelle aurait dû les rendre fou de joie : ils ne l'étaient pas.
“Deux fois en moins de cinq minutes ! Maudites créatures !” la femme finit son exclamation par un juron dans une langue inconnue par les deux tritons, mais qui n'était certainement pas l'anglais approximatif parlé par la Capitaine.
“Reste polie Shih,” grogna celle-ci à la femme qui avait juré, une brune aux traits fins et élégants, qui ne venait sûrement pas des mêmes terres que les autres. Ses longs cheveux lisses et noirs étaient retenus par un bandana qu'elle avait autour de la tête, et qui portait les mêmes motifs que sa chemise. Ce n'était pas vraiment une chemise, il s'agissait plus d'un hanfu, fermé côté gauche sur côté droit. Elle avait une lourde ceinture d’où pendait un sabre avec une lame très fine, presque comme une aiguille, et de ses bottes noires dépassaient la paume d'une dague. A son cou pendait nombre de colliers en grosses perles noires, et sa fine bouche était noircie par de l'encre.
« Cap- »
« Assez. »
Elles restèrent toutes silencieuses, attendant les prochains mots de leur Capitaine. Ils furent dirigés à Uta.
« Tu as une voix puissante. Pourquoi n'a-t-elle pas fonctionné ? »
Le triton à la chevelure blanche les ignora, elle et Néos qui ne cessait d'alterner son regard entre son frère et la pirate. La Capitaine s'agenouilla de nouveau devant lui.
« Je ne suis pas connue pour ma patience, chéri. »
Elle prit le menton d' Uta entre ses doigts et força son visage à sa hauteur. Uta essaya de ne pas se noyer dans le regard sombre de la femme.
Elle ne la regardait même pas, ou du moins pas directement. Elle regardait le reste de son corps. Uta et Néos étaient magnifiques. C'était un fait.
Avec ses cheveux blancs comme neige et ses yeux saphirs qui viraient au gris, Uta avait été gâté d'une puissante et longue queue couverte d'écailles dorées de part ses origines japonaises, lui donnant un aspect métallique. De très fines nageoires de la même couleur mais beaucoup plus pâles sortaient de ses avant-bras et ses omoplates, et même la partie humaine de son corps reflétait une douce lueur sous le soleil. Même s'il était l'un des plus jeunes de la crypte, il avait pu récupérer des bijoux de navires échoués, notamment une longue chaîne en argent qui reposait autour de sa taille, un ruban autour de son poignet, et une longue boucle d'oreille pour son oreille droite.
Certaines mèches auburn tombèrent devant le regard de la Capitaine. Uta se sentait nu sous son regard inquisiteur.
Elle remonta son regard vers celui du triton lorsqu'elle eut fini son observation, lui donnant l'impression de plonger dans son âme.
« Je ne sais pas, » répondit-il finalement.
Elle lâcha son menton et se tourna vers Néos, l'observant des pieds à la queue à son tour, mais sembla moins apprécier la vue, n'étant plus dans la découverte. Ce fut la pirate aux cheveux châtains qui l'admira. Néos pouvait être vu comme plus beau que son frère mais dans un registre plus délicat. Sa queue ressemblait à une perle, entièrement nacrée, et couvert de perles mauves de part et d'autre de son corps. Les nageoires sur ses bras étaient si claires qu'elles semblaient transparentes, seulement visibles grâce aux membranes et veines blanches. Il était à peine plus petit qu'Uta, et lui aussi portait quelques bijoux : un bracelet en or au bras, de très fines bagues, et une corde qui retenait une gemme noire et rouge. La corde noire était abîmée, signe que le temps et le sel de la mer avaient souvent tenté de la briser.
« Et toi ? » demanda le Capitaine à Néos.
Il secoua la tête furieusement.
« Utilise ta voix, tu n'avais aucun problème à le faire plus tôt, je me trompe ? »
Uta était surpris par le très léger accent qu'il pouvait entendre dans sa voix. Certes le langage pirate y était, mais très subtilement, lui permettant de comprendre ce qu'elle disait sans mal.
« Je ne sais pas, je ne comprends pas, » mentit le triton.
Ils avaient tous les deux menti. Ils savaient très bien ce qu'il se passait, mais ne pouvait rien dire. Leur vie était en jeu.
« Inutiles, » soupira une de leurs sœurs. « Tous les deux. »
Uta lui jeta un regard noir, tandis que Néos se cacha dans les bras de son frère, blessé. La situation était assez stressante et fatigante, il n'avait pas besoin d'être en plus blâmé et insulté.
Si la Capitaine vit le changement d'expressions des tritons suite aux mots incompréhensibles de leur sœur, elle n'en dit rien. Elle marcha devant eux tous, observant les sirènes avec intérêt mais aussi ennui. Après les tritons, les femelles n'avaient plus beaucoup de charme. Elles étaient trop ... prévisibles.
Une des sirènes fit une erreur fatale : si leur voix ne fonctionnait pas, elles restaient des mangeuses d'hommes. Elle pouvait utiliser ses canines et griffes. Elle sauta sur la femme dès qu'elle s'arrêta en face d'elle, la prenant par surprise. Elle s'écrasa sur le pont avec un grognement, mais eut le réflexe de lever ses bras pour protéger son visage et son cou. Avec un coup de pied dans l'abdomen bien placé elle jeta la sirène plus loin, et à la seconde où elle était enfin éloignée de la Capitaine, celle appelée Shih lui tira une balle en plein cœur.
Néos plaqua sa main sur sa bouche mais son cri passa malgré tout la barrière de ses lèvres, tandis qu' Uta eut un sursaut de choc et d'horreur.