Premier Chapitre
3 février 1933Le givre cristallisait sur les carreaux de la chambre. Clément n’avait aucune envie de quitter la chaleur de l’édredon, mais il ne pouvait se permettre d’être en retard. Derrière la porte, il entendait ses parents s’affairer dans la pièce de vie, il était temps de les rejoindre.
Le jeune homme retira son caleçon, en prenant bien soin à ce que l’air froid ne s’engouffre pas dans les draps. Il enfila le sous-vêtement et le maillot de corps propres qu’il avait glissés sous son oreiller la veille. Avec ses orteils, il chercha ensuite son pantalon, sa chemise et son pull-over, qu’il avait poussés au pied de son lit avant de dormir. Toujours bien au chaud, il termina de s’habiller. Maintenant, il pouvait se décider à sortir de son abri.
Même vêtu, l’air glacial de la pièce le fit frissonner. Il s’empressa de chausser ses souliers au cuir usé. La semelle commençait à se détacher par endroits, Clément devrait encore les raccommoder. L’achat d’une paire neuve n’était pas à l’ordre du jour.
Il jeta un regard à sa cadette, Colette, toujours endormie dans le lit à côté du sien. Sans faire de bruit il s’approcha du lit superposé occupé par ses frères jumeaux. Il passa une main sur le crâne d’André. La fièvre était tombée, leur mère serait ravie. Avant de laisser dormir sa fratrie, Clément déposa un baiser sur le front de Marie, leur benjamine. C’était leur petit rituel à tous les deux.
Il soupira de soulagement en entrant dans la pièce de vie. L’unique poêle à charbon de l’appartement chauffait bien.
— Bonjour mon fils !
— Bonjour Papa, dit Clément en embrassant son père.
— Dépêche toi, tu vas être en retard, pressa sa mère.
— Anne, laisse notre fils manger, il aura besoin de forces pour travailler ses mathématiques.
Anne apporta un bol de soupe fumant et un généreux morceau de pain à Clément.
— Il reste du beurre ? demanda-t-il.
— Juste un peu. Le salaire de ton père arrive en fin de semaine, je pourrai en racheter après. Tu en veux ?
— Non, garde le pour les autres, j’attendrai la semaine prochaine, soupira Clément.
Il se tourna vers son père.
— Papa, ça ne peut plus durer… Il faut que j’essaye de trouver un travail pour après la classe. Toute la famille se sert la ceinture juste pour moi.
— Non, après tes leçons, tu vas à la bibliothèque pour travailler ! On n’aura plus besoin de se serrer la ceinture quand tu seras admis à Polytechnique.
— Mais ce n’est pas juste de vous faire endurer tous ces sacrifices, et…
— Fils, le coupa Gustave, tu es la fierté de la famille, on est tous derrière toi, alors contente-toi de réussir le concours l’année prochaine, et on n’aura pas fait tout ça pour rien !
— Ton père a raison, on est si fiers de toi.
Clément s’avoua vaincu. Il espérait ne pas les décevoir et réussir le concours du premier coup. La tâche ne s’avérait pas simple, il avait eu beau obtenir son baccalauréat haut la main, les Mathématiques Spéciales étaient autrement plus compliquées, et les élèves de sa classe tous brillants. Le rêve d’intégrer une école si prestigieuse n’était plus simplement celui de Clément, il était partagé par toute sa famille, qui comptait sur lui pour qu’un simple fils d’ouvrier accède aux sphères les plus élitistes de la République. Un rêve instigué dans leurs têtes par son instituteur, Monsieur Lefort, qui avait plaidé sa cause auprès de ses parents pour qu’il poursuive sa scolarité au lycée. L’enseignant n’avait cessé de répéter que Clément était brillant et qu’il pouvait prétendre à un bel avenir. Gustave et Anne, d’abord dubitatifs, avaient finalement décidé de lui laisser une chance. Le lycée étant gratuit depuis quelques années, ils pouvaient se le permettre.
Clément avait vite démontré ses capacités, alors ses parents avaient fait de ce rêve le leur, déterminés à tout faire pour lui permettre de poursuivre, et d’intégrer la grande école. Un coût difficile à assumer pour la famille, quand un jeune homme de vingt ans aurait dû rapporter un salaire à la maison. Grâce à leurs efforts, Clément avait sa chance.
Après le petit déjeuner, le jeune homme peigna ses cheveux bruns soigneusement, revêtit la jolie veste qu’il dédiait au lycée – elle avait coûté une petite fortune – et coiffa sa casquette rembourrée.
Il quitta l’appartement et descendit dans la rue de Belleville. De la buée s’échappait de sa bouche à chaque respiration. Il s’empressa d’enfourcher son vélo, l’effort le réchaufferait un peu. Il enfila ses mitaines fatiguées et se mit en route.
Dans les rues étroites du faubourg, les ouvriers marchaient vers leur usine, vêtus de leur bleu de travail, leur besace contenant casse-croûte et pinard en bandoulière. Tous ces automates rouillés par le travail répétitif et épuisant, avançaient la cigarette au bec, des cernes violacés sous les yeux, les épaules voûtées, sans émotion. Il fallait bien manger, et faire manger les gosses. Pas le choix. Même si les salaires diminuaient chaque semaine à cause de cette foutue crise venue d’outre-Atlantique. Pas le choix, travailler pour manger.
Clément se savait privilégié. Il allait passer la journée assis sur une chaise dans une pièce chauffée à étudier les sciences et les mathématiques, à faire travailler sa tête plutôt que ses mains, pour ne pas finir comme tous ces hommes qu’il évitait sur son chemin.
Au bout de la rue, l’étudiant dut contourner la file d’attente devant la soupe populaire. Elle s’allongeait de jour en jour. La crise avait causé ça aussi : le chômage. Beaucoup n’avaient plus de quoi se nourrir, n’avaient plus rien du tout, pas même leur dignité. Sa mère était parmi ceux qui avaient perdu leur emploi sous-payé, augmentant les difficultés de la famille. Pourtant, aucun Leblanc n’avait jamais eu à se mettre dans cette file, d’autres en avaient bien plus besoin qu’eux.
Clément arriva devant le lycée Louis Le Grand un peu en avance. Il avait changé de monde : de la fourmilière ouvrière de Belleville à l’excellence du quartier latin. Il enviait les épais manteaux des habitants, richement vêtus, bien portants et souriants. La crise ne semblait pas les atteindre.
Le jeune homme relut sa dernière leçon d’algèbre avant d’entrer en classe. Dès que le cours commença, la journée fila. Trois heures de mathématiques avant la pause déjeuner, puis trois heures de thermodynamique. Avant la fin de la classe, leur professeur restitua les devoirs de la semaine précédente. Clément manqua d’air en découvrant sa note, bien en dessous de la moyenne. Hors de question d’en toucher un mot à ses parents, il ne souhaitait pas les inquiéter. Comment leur dire qu’il peinait à avoir le niveau et qu’il redoutait chaque jour un peu plus de ne pas être assez bon ? Ils avaient placé tous leurs espoirs en lui, il refusait de les décevoir. Il devait y arriver, pas le choix.
Clément ignora ses angoisses et comme tous les jours, il rejoignit la bibliothèque Sainte-Geneviève, magnifique édifice en pierres blanches aux fenêtres arquées. Il s’y rendait toujours avec une pointe d’excitation : il avait une chance de la voir, elle. La jolie rousse qui, certains après-midi, prenait place près des rayonnages de mathématiques et plongeait des heures dans des ouvrages, sans relever la tête. Quand elle était présente, Clément avait plus de mal à se concentrer, il ne pouvait s’empêcher de l’observer à la dérobée : sa moue concentrée, ses fines mains qui tournaient les pages, sa chevelure de feu, coiffée en chignon. Le jeune homme se forçait à détourner le regard sans tarder, pour éviter d’être pris en flagrant délit, mais la rousse occupait ses pensées. Il ne lui avait jamais adressé la parole, il ne savait rien d’elle, il se contentait de sa présence.
En entrant dans le bâtiment, il sonda la salle d’un regard circulaire. La jeune femme était là, assise à la table du fond, un livre entre les mains. Le cœur de Clément s’accéléra. Quelle réaction ridicule, se dit-il, elle ne le remarquerait même pas. Il choisit une table, ni trop loin, ni trop proche, d’où il pourrait discrètement la regarder. Il sortit ses livres et entama ses trois heures de révision, pour assimiler les notions du jour et résoudre ses exercices.
De temps en temps, il levait les yeux vers la rousse pour s’accorder une pause. Elle ne semblait pas avoir conscience du monde extérieur, trop absorbée par sa lecture. Clément l’avait remarquée tout de suite, la première fois qu’elle était apparue, l’unique femme à venir étudier dans cette partie de l’établissement, en sciences. Il s’était toujours demandé ce qu’une jolie jeune femme à l’apparence bourgeoise venait faire ici. Elle paraissait passionnée par ce qu’elle découvrait, ce qui exacerbait la curiosité de Clément.
L’étudiant poursuivit son travail, il butait sur un exercice complexe. Quand il releva la tête, la jeune femme avait disparu. Il ne l’avait pas remarquée partir. Dommage, il appréciait l’observer s’éloigner, de sa démarche gracieuse. Déçu, sa motivation en berne, il rangea ses affaires en vitesse et quitta sa place. Trop hâtif et distrait dans son mouvement, son épaule heurta quelqu’un.
La jeune femme !
— Toutes… toutes mes excuses, Mademoiselle, bredouilla-t-il, interdit.
La rousse le détailla. Elle n’avait pas l’air en colère contre lui. Ses yeux noisette fixèrent les siens, puis jaugèrent le livre qui s’était échappé de la sacoche de Clément et qui reposait sur le sol à ses pieds. Eléments d’algèbre de Leonhard Euler.
— C’est donc vous qui l’avez emprunté ? Je le cherchais justement.
Clément resta penaud. La jeune femme s’accroupit et ramassa l’ouvrage. Au passage, il vit qu’elle posa les yeux sur ses chaussures usées, juste assez longtemps pour remarquer leur état minable. Le jeune homme fut alors assailli par un sentiment de honte. Il ne pouvait pas faire illusion face à cette jeune bourgeoise, elle avait compris en un regard qu’il n’était pas de son monde.
— Je vous le laisse, vous n’aurez qu’à le rapporter à ma place. Au revoir.
Clément ne la laissa pas répondre, il évita son regard et s’éloigna, agacé.
Dehors, la nuit avait enveloppé Paris. Clément récupéra son vélo pour regagner Belleville. Il pédala aussi vite que possible, mais il arriva transi devant chez lui. Il fut surpris d’y trouver Colette, seule dans le froid, les yeux rouges et gonflés. Ses joues gardaient des traces de larmes.
— Il est arrivée quelque chose de grave, dit-elle, la voix tremblotante.