Premier Chapitre
Prologue — 15 avril 1630Anna sursauta en entendant le portail claquer, au rez-de-chaussée. Elle s’écarta de sa compagne endormie, et se leva sans bruit, marchant pieds nus jusqu’à la fenêtre de la soupente. À travers les lames de bois disjointes, elle scruta la route en contrebas. Plissant les yeux pour améliorer sa vision dans le petit jour, elle aperçut une silhouette sombre qui s’éloignait à grands pas. L’homme vêtu d’un long manteau noir et de bottes noires se dirigeait vers le chemin qui longeait le ruisseau du Bergenbach. Arrivé à la hauteur du rempart Nord de la Ville, il obliqua vers l’ouest et disparut derrière un bosquet. Anna frissonna. Qui était-il venu voir cette nuit ? De quelle chambre sortait-il ? Elle plissa les yeux, devinant au loin la masse sombre de la colline du Grassberg, puis de l’autre côté du vallon, les ruines du château du Reichenberg. Elle referma doucement le volet en bois, sans pouvoir éviter toutefois un dernier regard vers l’est et sa lugubre tour, au coin du rempart. Elle se recoucha en se pelotonnant contre le dos de Barbara, lui arrachant un petit cri de protestation.
Il lui sembla qu’à peine 10 minutes s’étaient écoulées quand Barbara la tira de son sommeil.
— Dépêche-toi ! Maman a déjà cogné deux fois au plancher pour nous dire de descendre.
—…
— Qu’est-ce que tu as vu, tout à l’heure ? Tu t’es levée pour aller regarder dehors.
— Rien d’intéressant, j’avais cru entendre un bruit, c’est tout. J’ai toujours peur que les soldats arrivent et nous attaquent, tu sais bien.
Tout en parlant, Anna s’était rapidement habillée, enfilant par-dessus sa chemise de nuit ses jupons et sa robe. Elle glissa ses pieds dans ses sabots, et suivit Barbara qui descendait l’échelle avec précaution. Au 1er étage, en se mettant à la fenêtre donnant sur la cour intérieure, elle constata que sa mère et celle de Barbara étaient déjà dans l’étable, à traire les vaches.
Chaque matin, les fillettes s’occupaient des chèvres et des poules, puis balayaient le sol de la Stub ( ) avant l’arrivée des premiers clients. Leur père était mort 8 ans plus tôt, et elles n’étaient pas trop de toutes les quatre, avec le travail donné par l’auberge et les animaux. Et à 12 ans maintenant — elles étaient nées à 4 mois d’écart — Anna et Barbara abattaient presque autant de boulot qu’un adulte. Leurs mères avaient renvoyé l’ouvrier agricole qui les avait secondées après le décès de l’aubergiste.
Après leurs travaux matinaux, les filles s’étaient attablées dans la cuisine, devant leur bol de soupe et leurs tartines. Dans la salle, leurs mères servaient les cavaliers et les cochers, venus se restaurer avant l’ouverture des portes de la Ville de Bergheim.
Un calme précaire était revenu depuis quelques années dans la région, après le siège de la Ville par les troupes de Mansfeld, et les ravages de l’épidémie de peste apportée par la soldatesque. Georges Keller, l’aubergiste et père d’Anna et Barbara, en avait fait les frais, avec son auberge pillée puis partiellement détruite par un incendie, puis la maladie qui l’avait emporté la même année.
Devenue propriétaire après la mort de son mari, Catherine avait cédé une partie des bâtiments, ne conservant que la grande maison à colombages en bordure de route, qui abritait la Stub et les cuisines au rez-de-chaussée, l’habitation au 1er étage et les soupentes où dormaient les filles, ainsi que le bâtiment du fond, avec les étables et la chèvrerie. La cour intérieure, qui séparait les deux bâtisses, avait été aménagée avec un poulailler et un potager. La plupart des vaches et des moutons avaient été vendus, ainsi qu’une partie des terres viticoles. L’argent de ces ventes avait servi aux travaux et à l’achat de meubles.
Catherine et Marie — son épouse légitime et sa servante maîtresse — avaient alors décidé d’unir leurs forces pour relever le défi de relancer l’auberge.
Elles avaient récupéré leurs filles, confiées dans leurs premières années, l’une à une nourrice de Saint-Hippolyte, l’autre à une nourrice de Rorschwihr. En les élevant ensemble, les deux mères tentaient d’effacer leurs rancœurs et leurs affrontements du temps de leurs grossesses simultanées. Sans homme à la maison pour les contraindre et diriger leur vie, elles avaient développé l’affaire à leur idée. La fragilité de la situation de cette ancienne ferme fortifiée, à l’extérieur du mur d’enceinte protecteur de la ville, était un avantage pour le commerce : les voyageurs s’y arrêtaient sans être obligés d’entrer dans la ville et faisaient ainsi l’économie de l’octroi, réclamé même aux simples passants. Les villageois désireux d’échapper aux regards de leurs concitoyens venaient volontiers s’y restaurer et se désaltérer.
Les tenancières réfléchissaient maintenant à aménager le bâtiment du fond pour y créer un hébergement. Le rez-de-chaussée abriterait les chevaux, à côté de l’étable alors réduite, les voyageurs logeraient dans un dortoir au 1er étage. Le curé était bien disposé à leur égard, Catherine avait commencé à négocier avec lui la mise en place d’une rente — subterfuge couramment utilisé par les membres de l’Église, riche en espèces sonnantes et trébuchantes, mais qui ne pouvait officiellement consentir de prêt, le commerce de l’argent lui étant interdit. La « rente » consisterait à obtenir de l’évêché le capital nécessaire aux travaux, puis de le rembourser par trimestres, augmentés d’un intérêt de 5 %.
Leur réussite, sans soutien masculin, n’était pas passée inaperçue et suscitait bien des jalousies et des ragots à Bergheim et dans les alentours. On racontait qu’elles partageaient la même chambre, le même lit. La rumeur publique faisait état des soupçons d’accointances avec le diable, de participation à des sabbats nocturnes. Les deux femmes écartaient d’un haussement d’épaules ces ragots. En paroissiennes exemplaires, elles avaient l’oreille bienveillante du curé de Bergheim, et Marie était la cousine du Prévôt.
Mais tout cela inquiétait Anna au plus haut point. Fin mars, deux femmes avaient été enfermées dans l’Hexenturm ( ). Depuis leur installation dans la soupente — les filles dormaient auparavant dans une chambre contiguë de celles de leurs mères — le vent lui apportait parfois les gémissements et les cris des malheureuses. Cette année, le Malefizgericht ( ) avait siégé à maintes reprises, et trois coupables venaient d’être exécutées. Catherine et Marie étaient restées à l’auberge, refusant d’emmener leurs enfants assister aux exécutions. Anna avait suivi des yeux, par la fenêtre de sa chambre, la longue file des villageois qui accompagnait la charrette menant les suppliciées vers leur bûcher, là-haut sur le Grassberg.
C’est qu’il ne faisait pas bon d’être accusée d’être une sorcière, dans l’Alsace de la Renaissance.