Premier Chapitre
Lundi 2 novembre, matinTours, centre médical
UN MOIS
Hagard, avachi dans la salle d’attente du docteur Grim, le capitaine Dan Langlois fixe sans le voir un poster de prévention du cancer colorectal punaisé à hauteur de son regard sur le mur d’en face. Il a souri aimablement, du moins l’espère-t-il, à la femme qui s’est installée trois chaises à côté de lui quand elle est entrée voilà dix minutes et semble avoir complètement oublié sa présence depuis.
Du bruit dans le couloir contigu. La porte en bois au vernis écaillé s’ouvre sur la blouse blanche du docteur Grim. Un signe de tête sec en direction du policier fait office de bonjour.
"Capitaine."
Dan Langlois se lève. La douleur qu’il ressent chaque fois qu’il bouge la jambe est atténuée par la forte quantité de morphiniques qu’il a spécialement avalés avant de venir. Il a enchaîné les complications ces derniers mois, on l’a réopéré deux fois et il souffre toujours le martyre. Il suit le médecin en essayant de contrôler sa boiterie. Des vertiges l’obligent à s’appuyer un bref instant sur le bureau du toubib.
"Où sont vos cannes ?" demande Grim d’un air sévère quand Dan s’affaisse dans la chaise face à son bureau.
Le capitaine ne répond pas. Il pince le haut de son nez entre son pouce et son index, les yeux fermés. Il souffle et lutte contre la nausée qui menace de le submerger.
"Ça ne va pas ?
- Si, si. Ça va. Ça va. Pourquoi ?"
Le médecin penche la tête.
"Vos cannes sont où ? demande-t-il à nouveau.
- Mes cannes ?"
Grim fronce les sourcils devant le manque de réaction de son patient. Il insiste.
"Capitaine, la dernière fois qu’on s’est vus, vous marchiez avec des cannes.
- Ah oui. Les cannes. J’essaie de m’en passer.
- C’est une erreur, je vous préviens, mais autant pisser dans un violon, vous n’en faites qu’à votre tête. Comment allez-vous ?
- Bien. Bien. De mieux en mieux."
Le médecin le regarde froidement et l’envoie d’un geste autoritaire de l’index s’allonger sur la table métallique. Après avoir examiné sommairement le policier, Grim retourne s’asseoir derrière son bureau en bois clair. Il consulte ses dernières prescriptions sur son ordinateur.
"Vous prenez combien de Moscontin ?
- Trois par jour."
Le médecin contrôle les pupilles de son patient.
"Trois par jour, hein ? répète-t-il, pas dupe.
- C’est ce que vous m’avez prescrit la dernière fois."
Grim plonge son regard fatigué dans celui du policier.
"Avez-vous des nausées ?"
Le policier connaît les effets secondaires de la consommation de Moscontin et sait ce qu’il doit répondre.
"Parfois.
- Vertiges ?
- Un peu.
- Constipation ?"
Langlois grimace.
"J’ai connu mieux.
- Constipation, donc. Et vous pensez pouvoir reprendre votre activité quand ?"
Surpris par la question, le policier s’adapte aussitôt.
"Je me sens prêt. J’ai plus que hâte. Ne manque que votre… votre… béné… votre bénédiction."
Dan fait de son mieux pour être aimable, même quand les mots s’évanouissent. Il s’oblige à sourire mais en face le visage du médecin reste rigide.
"L’inactivité ne me va pas, insiste Dan. J’ai besoin de reprendre, vous comprenez.
- Vous vous foutez de moi, capitaine Langlois. Votre genou droit fait deux fois la taille du gauche, vous êtes incapable de marcher correctement, vous êtes défoncé aux antidouleurs, et vous voulez courir après les méchants ? Rentrez chez vous. Reposez-vous. Utilisez vos cannes. Revenez dans un mois, après un bilan complet chez l’orthopédiste. Si votre genou ne ressemble plus à un melon trop mûr, si vous arrivez à marcher, et si votre consommation de Moscontin a baissé, on en reparlera.
- Mais docteur…
- Un mois. Au mieux. Un jour vous me remercierez."
Le capitaine Dan Langlois quitte le cabinet médical. Les toits du boulevard Heurteloup sont blancs de givre sur leur pente exposée au vent. Dans l’air de ce début de matinée de novembre résonne toutefois l’écho de la tendresse de l’été indien qui s’est étiré jusqu’à la moitié du mois précédent. Depuis, la pluie domine sur un fond de douceur malgré quelques incursions hivernales dans les températures nocturnes.
Alors que le policier remonte le boulevard en boitant, un sourire léger comme un nuage d’été vient apaiser son regard gris.
Un mois.
C’est parfait.