Premier Chapitre
Lucia, qui avait pris place sur le fauteuil devant la fenêtre, contemplait le jardin. L’hiver s’était installé depuis peu recouvrant le paysage de son blanc manteau. Le froid gelait les branches des arbres leur donnant une allure fantomatique. L’herbe, dissimulée sous une épaisse couche cotonneuse apportait une touche féerique. La peinture verte écaillée du banc sur lequel elle s’était tant de fois assise disparaissait sous l’éclat brillant de la neige. Les premiers frimas avaient mis la nature en sommeil alors qu’elle se réveillait lentement de sa torpeur. Elle resserra son châle autour de ses épaules puis le regard perdu se plongea dans ses souvenirs.Divorcée depuis presque deux ans, elle avait pris de plein fouet la tromperie de son mari. Son univers, qu’elle s’imaginait à tort être parfait, s’était effondré lorsqu’une jeune femme exubérante avait croisé le chemin de son tendre époux. Cette trahison avait rappelé à Lucia que les années avaient marqué son corps, que les rides avaient laissé des sillages sur son visage.
Elle n’était pourtant pas si vieille… La cinquantaine se profilait à l’horizon, des stries blanches se mêlaient à sa chevelure brune, quelques kilos étaient venus empâter sa fine silhouette. Malgré tout, elle ne les avait pas vu passer ces années… Avant l’infidélité de son mari, elle se sentait aussi insouciante qu’à ses 20 ans. Elle chantonnait, riait, virevoltait afin de partager avec tous son bonheur. Puis, son quotidien, telle une bombe, avait explosé la laissant presque morte au bord d’un précipice. À cette époque, se relever d’une telle épreuve lui paraissait insurmontable. Le cœur meurtri, elle se sentait aussi fragile qu’un oisillon tombé du nid. La confiance qu’elle avait accordée à l’homme qu’elle adulait s’était délitée dans le mensonge.
Après de longues semaines à se débattre, la dépression avait gagné du terrain. Heureusement, sa sœur l’avait empêchée in extremis de s’abandonner au désespoir qui la rongeait. Pour contrecarrer ses plans et afin qu’elle ne commette pas l’irréparable, elle l’avait fait interner dans une maison de repos. Lucia, prise au piège des tentacules de cette intruse qui lui ôtait toute envie de vivre, l’avait tenue pour responsable. Pour se venger, elle avait coupé les ponts avec celle qui avait voulu la préserver d’elle-même. La décision de sa sœur avait agi tel un déclencheur et permis à la colère qui bouillonnait en elle d’éclater. Pourquoi ne lui permettait-on pas d’en finir avec cette souffrance ? Elle voulait juste s’endormir pour ne plus jamais se réveiller. De toute façon, sa vie ne valait plus la peine d’être vécue. Elle avait tout perdu. Pour se reconstruire, il fallait posséder les bonnes armes et elle en était dépourvue. Rien ne la rattachait plus à cette existence. Le personnel soignant s’était battu à ses côtés. Le mal insidieux, qui annihilait ses forces, ne l’emporterait pas bien qu’elle ait déjà baissé les bras. Sortir la tête de l’eau afin de retrouver un nouveau souffle fut un travail de longue haleine. Elle avait hurlé sa douleur, vomi ses tripes et cherché dans les méandres de son âme le courage de s’en sortir.
Malgré sa volonté d’en finir, la thérapie lui avait été bénéfique. Au fil des mois, l’emprise de la pieuvre s’était relâchée. Elle avait desserré ses longs bras lui accordant un peu de répit. Le traitement médical avait œuvré de pair. Ses pensées étaient moins sombres, un avenir lointain se dessinait. Il était encore dans l’ombre, cependant une lueur d’espoir grandissait jour après jour. Une date se précisait pour sa sortie. Même si cela l’effrayait, elle ne pouvait rester indéfiniment dans cet endroit à l’abri du monde extérieur. Sa chambre était devenue son antre. Elle s’y sentait bien. Quitter ce cocon lui demanderait un effort considérable qu’elle doutait de pouvoir fournir. De plus, personne ne serait là pour l’accueillir lorsqu’elle franchirait les portes de l’établissement, cela la minait.
Loin du quotidien et des tourments, elle émergeait doucement d’un long sommeil. La joie de vivre grignotait un peu plus chaque jour la mélancolie qui l’avait gagnée. Le corps médical en était témoin. Ses yeux rieurs qui apportaient un peu de malice sur son visage creusé montraient qu’elle était sur la bonne voie. Les cernes bleutés s’estompaient, un pâle sourire étirait parfois ses lèvres.
Elle comptait les jours qui la séparaient de sa sortie comme un condamné à mort avec une appréhension grandissante. De quoi serait fait demain puisqu’elle avait tout perdu quand elle avait sombré dans cet abîme… ?
Le jour J arriva bien trop vite. Après des mois d’hospitalisation, on lui rendait sa liberté. Elle se sentait comme une prisonnière qui quittait sa cellule après avoir purgé une lourde peine. Elle avait souffert, avait été trahie et pourtant c’était elle qui avait mis sa vie sur pause pour se reconstruire tout comme c’était elle qui avait été enfermée entre quatre murs. Après un dernier entretien avec le psychiatre et les recommandations d’usage, on lui remit ses effets personnels ainsi qu’une ordonnance pour suivre son traitement à domicile. Encore fallait-il qu’elle en ait un. Son ex-mari avait emménagé dans leur maison avec sa nouvelle épouse. Il ne lui restait rien hormis ce maigre bagage. Pas de logement, pas de travail, personne ne l’attendait.
La porte qui se referma brusquement derrière elle la fit sursauter. Elle se retourna vers le hall qu’elle venait de quitter avec le besoin viscéral de s’y réfugier. L’infirmière, qui l’avait accompagnée jusque-là, l’encouragea d’un sourire puis d’un signe de la main. En soupirant, Lucia saisit son sac et s’éloigna de l’établissement.
Ses pas la menèrent au centre de cette petite ville qu’elle ne connaissait que peu. Elle l’avait traversée à plusieurs reprises avec sa grand-mère lorsqu’enfant, elle venait la chercher pour les vacances. Cela remontait si loin que Lucia ne conservait que peu de souvenirs de cette époque.
Elle erra dans les rues s’attardant au hasard devant les vitrines décorées. Elle n’était pas pressée. Elle profitait de l’instant présent appréciant le simple fait d’être en vie. Malgré tout, une angoisse sourdait en elle en songeant à l’inconnu qui s’ouvrait devant elle. Elle se tança l’ignorant du mieux qu’elle put. Après avoir passé du temps dans un endroit silencieux où seuls les cris de quelques malades troublaient la quiétude, les bruits de la ville la stressaient.
Les fêtes approchaient à grands pas. Les rues avaient revêtu leurs plus beaux atours. Les sapins brillaient de mille feux sur la place de la mairie. De multiples lumières clignotaient, de faux bonshommes de rouge vêtus tentaient d’imiter le Père Noël, les enfants avaient le cœur en joie et des étincelles dans les yeux. Sam et elle n’avaient pas eu d’enfants. Il n’en voulait pas… Elle non plus… Enfin, c’est ce qu’elle disait pour ne pas le contrarier. Son horloge biologique s’était rappelée à elle à l’approche de la quarantaine, toutefois son mari l’avait dissuadée de l’écouter. Ils n’avaient plus l’âge requis pour passer des nuits blanches. Leur patience s’était émoussée au fil des années. L’entrain n’était plus le même… Le temps faisait son œuvre peu à peu… et puis devenir parents à l’âge où d’autres devenaient grands-parents lui semblait inconcevable. Elle avait donc relégué au fond d’une poche son envie de devenir mère. Lorsque celle-ci la tenaillait, elle s’efforçait de la faire taire. Aujourd’hui, elle en voulait à Sam. Il l’avait dépourvue de tout. Elle n’avait existé que pour lui. Elle n’avait aucun enfant à aimer, personne à qui se raccrocher. Parviendrait-elle à refouler ses larmes, ses peurs, les ténèbres qui trop souvent s’approchaient encore d’elle… ? Le psychiatre avait-il présumé de ses forces en l’autorisant à quitter le centre ? Livrée à elle-même, elle se savait capable de succomber à la mélancolie. Celle-ci lui susurrait parfois encore au creux de l’oreille les reproches qu’elle s’était faits après le départ de Sam. Avait-elle été celle qui l’avait poussé à succomber à la tentation ? S’était-elle laissé aller ? Avait-elle cru que tout était acquis ? Serait-elle assez forte pour faire taire cette petite voix à l’origine de ses nombreuses crises d’angoisse… ? L’avenir lui réserverait sans doute de bonnes surprises… Pour le moment, elle peinait à voir plus loin que le bout de son nez. Le flou total l’aveuglait.
Elle marcha sans but précis puis s’arrêta dans un parc. Elle avisa un banc inoccupé et y prit place. La fontaine en cette saison était gelée. La statue recouverte d’une fine pellicule blanchâtre tenait dans sa main un coquillage. De celui-ci s’écoulait en temps normal un fin filet d’eau. Les températures qui frôlaient le zéro l’avaient figé. Des stalactites transparentes étincelaient sous le pâle soleil de décembre. Elle huma l’air froid qui en pénétrant dans ses bronches la fit frissonner. Elle avait l’impression de sortir d’hibernation. La ville et ses splendeurs la ravissaient. Elle s’émerveillait comme une enfant devant chaque découverte. Prendre du temps pour alléger son cœur et se délester de sa peine n’était finalement pas une mauvaise chose. Elle devait guérir pour envisager un lendemain. En attendant d’aller mieux, elle devait trouver un hôtel pour cette nuit. Elle ne se voyait pas partager un carton avec un sans-abri. De plus, elle avait faim. Sa grand-mère lui répétait sans cesse que les émotions, ça creuse ! En cet instant, elle ne pouvait que lui donner raison.
Des enfants qui jouaient un peu plus loin attirèrent son attention. Elle les écouta rire, discuter, chahuter, une once de regret au fond du cœur. Lorsque leur ballon s’immobilisa à ses pieds, elle se leva et se concentra avant de tirer. Elle n’avait que peu de connaissances en ce domaine, cependant qu’y avait-il de difficile dans cet exercice ? Quand le ballon passa près du jeune garçon qui l’arrêta avec son pied, ils l’applaudirent. Une « vieille » de son âge capable d’un tel exploit, cela tenait du miracle. Elle leur fit une courbette puis s’éclipsa vers le centre-ville. Elle avait assez vagabondé. Chercher une chambre afin de passer au mieux sa première nuit loin de l’établissement était primordial. Cela lui laisserait un peu de temps pour réfléchir. Demain, elle aviserait.