Premier Chapitre
Je m'appelle Joshua Wilson. J'ai dix-huit ans. Je suis actuellement détenu à la prison de Monroe, sous le matricule T1368M. J'ai assassiné le Président.Je ne sais pas quand aura lieu mon exécution. Peut-être dans quelques heures, ou quelques jours, mais certainement pas beaucoup plus. Il n'y a pas grand-chose dans ma cellule : un lit, un lavabo, des toilettes, et une Station. Pas de fenêtre. La porte est blindée, avec une ouverture grillagée pour permettre aux gardiens de vérifier que je me tiens à l'autre bout de la cellule lorsqu'ils l'ouvrent. Ils ont peur que je sois du genre violent, je suppose. Inutile d'essayer de les convaincre qu'ils n'ont rien à craindre de moi : un type qui a assassiné le Président des États-Unis, on ne peut certainement pas lui faire confiance. Il n'y a pas si longtemps, moi aussi je pensais que rien ne pourrait justifier un tel acte. Non seulement tuer un être humain, mais tuer celui qui assurait la protection et le bien-être de tout un peuple. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir un crime plus grave que celui-ci. Et c'est moi qui l'ai commis.
Terroriste. Je suis devenu un terroriste. J'ai beau me le répéter, je ne parviens toujours pas à y croire. Je me dis que cela ne peut pas être moi. J'ai regardé les programmes sur la Station, et les mêmes images tournent en boucle sur tous les sites d'USNet : celles d'un jeune homme tuant le Président, se faisant arrêter par les Agents de la Paix, et les pleurs et les cris de haine de mes concitoyens. À force de regarder ces images, j'en viens presque à partager leurs sentiments à mon égard.
Et pourtant, si je pouvais revenir en arrière, je ne changerais rien. Je suis certain que la mémoire de la Station sera passée en revue et nettoyée de toute trace antipatriotique, et que cet enregistrement sera donc effacé. Alors, autant laisser tomber les mensonges polis : ce ne sont pas eux qui me sauveront de quoi que ce soit. Et comme il est probable que personne n'entendra jamais ces mots, ce ne serait que mentir à moi-même.
Je ne cherche pas à me confesser, encore moins à justifier mes actes. Dans le peu de temps qui me reste avant d'être exécuté, je crois que j'ai simplement besoin de comprendre. Je me sens un peu ridicule de parler à voix haute seul dans ma cellule, mais tant de questions et d'incertitudes subsistent que mettre des mots sur ce qui s'est passé pourrait, peut-être, m'aider à y voir plus clair. Comprendre comment un enfant promis à un brillant avenir a pu commettre un tel crime et trahir son pays, ses amis, sa famille, tout ce en quoi il croyait.
Mes parents avaient en effet placé de grands espoirs en moi. Je n'ai aucun souvenir du Test, que j'ai passé à cinq ans comme tous les autres enfants, mais je me souviens très bien du jour où mes parents attendaient le résultat. Mon père était dans le salon, assis dans le grand fauteuil près de la baie vitrée. Il regardait les infos sur la Station, sans vraiment y prêter attention. Ses jambes étaient croisées, et je pouvais voir son pied s'agiter nerveusement. Assis sur le tapis, j'avais délaissé la voiture de sport avec laquelle je jouais. Je regardais, fasciné, attendant avec impatience que le chausson tombe. J'avais vaguement conscience de ma mère qui allait et venait entre la cuisine et le salon, et qui demandait régulièrement à mon père : « Alors ? ». Chaque fois, mon père affichait brièvement la messagerie sur l'écran et secouait la tête en soupirant : la Station restait obstinément muette, refusant de délivrer le message qui aurait normalement dû arriver plusieurs heures auparavant.
Lorsque la sonnerie de la porte d'entrée se fit entendre, mon père sursauta. À ma grande déception, mon père rajusta son chausson et alla ouvrir la porte, ma mère sur ses talons. Un homme portant une mallette se tenait dans l'embrasure, dépassant mon père d'une bonne tête. J'aperçus le symbole de l'Administration sur le col de sa tunique grise. La sévérité de sa tenue m'inquiéta, mais l'homme souriait. Mon père l'invita à entrer. Ils s'installèrent sur le sofa, et ma mère prit place sur le fauteuil après lui avoir serré la main. L'homme, toujours souriant, me regarda.
— Tu dois être Joshua, n'est-ce pas ? me demanda-t-il.
Cela me paraissait si évident que je ne pris pas la peine de répondre. Je gardais mes yeux rivés sur les deux ailes dorées épinglées à son col, et l'inquiétude que j'avais ressentie de prime abord laissa peu à peu la place à l'envie : l'insigne en or me semblait si joli et brillant que je me demandai si mes parents voudraient bien m'en offrir un semblable pour mon anniversaire.
L'homme se tourna vers mes parents sans paraître s'offusquer de mon silence.
— Monsieur et Madame Wilson, j'imagine que vous devez vous demander pourquoi vous n'avez pas encore reçu le résultat du Test de Joshua, commença-t-il. Tout va bien, rassurez-vous. Il n'y a aucun problème avec votre enfant. Je dirais même que c'est plutôt le contraire.
L'homme prit sa mallette et la posa sur ses genoux. Il l'ouvrit, en sortit une feuille de papier et la tendit à mon père. Ma mère se pencha vers ce dernier pendant que l'homme fermait sa mallette et la reposait à ses pieds. Je vis la bouche de mon père s'arrondir brusquement tandis que ma mère couvrait la sienne de sa main. Des larmes commencèrent à remplir ses yeux fixés sur la feuille de papier, et l'inquiétude me saisit de nouveau, mêlée de colère. Qui était cet homme qui faisait pleurer ma mère ? Comment osait-il sourire ? Pourquoi mon père n'intervenait-il pas ?
Je regardai tour à tour mes parents en serrant les poings, sans savoir quoi faire. L'homme reprit la parole.
— Comme vous pouvez le voir, votre fils a atteint un score exceptionnel de 147. Il n'y a aucune erreur possible, assura-t-il. C'est un Talent.
— C'est merveilleux ! s'écria ma mère. Josh a toujours été un enfant si calme, je ne savais pas… J'avais peur que… Comme j'ai été idiote !
— C'est notre fils, Clara ! lui dit mon père en lui prenant la main. C'est notre fils !
Il hochait la tête en tenant la feuille d'une main tremblante. Il baissa les yeux sur elle une dernière fois, puis la posa sur la table basse et me regarda avec intensité.
— Josh, mon garçon, est-ce que tu comprends ce que cela signifie ? me demanda-t-il.
Confus, je secouai la tête. Ma mère pleurait mais semblait heureuse en même temps. Je sentais que mon père partageait son émotion, même s'il s'efforçait de la contenir. Je ne savais plus quoi penser. Apparemment, quelque chose d'important venait de se passer, et cela avait un rapport avec moi. Avais-je fait quelque chose de mal, ou de bien, sans le savoir ? Mon père me fit signe de m'approcher. Je me levai avec réticence : je ne voulais pas m'approcher de l'homme, ma méfiance à son égard était intacte. Mais mon père me prit sur ses genoux, tandis que ma mère tendait la main pour me caresser les cheveux d'un geste fébrile.
— Josh, tu es un petit garçon très intelligent, dit mon père d'une voix douce. Tu te souviens du Test que tu as passé la semaine dernière, n'est-ce pas ? Tout le monde passe le Test, tu le sais. Eh bien tu vois, il arrive, de temps en temps, qu'un enfant, comme toi, réponde tellement bien aux questions du Test, que cet enfant est appelé un Talent. Tu es un Talent, Josh !
Je sentis une telle fierté dans sa voix que je commençai à penser que j'avais dû faire quelque chose de bien, finalement. Je voulais cependant être sûr que les larmes de ma mère n'étaient dues qu'à la joie.
— C'est bien, d'être… un talent ? hésitai-je.
— Oh oui, c'est très bien ! répondit-il.
Je regardai ma mère. Elle hocha la tête, ce qui acheva de me convaincre tout à fait. J'étais un Talent, et c'était bien.
L'homme reprit sa mallette et en sortit de nouvelles feuilles.
— Monsieur et Madame Wilson, je tiens à vous féliciter au nom du Gouvernement. Avoir un Talent comme enfant est rare, et vous avez toutes les raisons de vous réjouir. Voici d'autres nouvelles qui devraient également vous faire plaisir.
Il présenta des papiers à mon père qui les prit de sa main libre, l'autre restant sur mon épaule.
— Comme vous le savez certainement, le Gouvernement considère qu'il est essentiel que chacun reçoive la meilleure éducation possible compte tenu de ses capacités, expliqua-t-il. C'est pourquoi, dans le cas d'un Talent comme votre fils, il ne saurait être question qu'il continue d'aller à l'école publique. Il lui faut un environnement intellectuellement stimulant, où il pourra apprendre bien plus qu'un simple métier. Selon les intérêts qu'il développera, il pourra prétendre entrer au Service de la Paix Intérieure ou de la Défense, ou bien encore des Réseaux Informatiques, voire de l'Administration elle-même ! Quel que soit son choix, il est certain qu'il accèdera à de hautes responsabilités et qu'il aura l'honneur de Servir son pays avec joie et fierté.
Je sentis la main de mon père serrer légèrement mon épaule.
— Servir ! répéta ma mère d'un ton impressionné.
L'homme hocha la tête avant de poursuivre.
— Ce document que je viens de vous remettre présente de manière succincte l'École spécialisée de Front Royal, en Virginie, à laquelle vont les Talents découverts dans sept États, dont le Kentucky. Comme vous pouvez le constater, l'environnement est privilégié, en bordure de forêt, et les locaux disposent de tout ce dont les enfants ont besoin. Vous trouverez dans la brochure la liste détaillée des activités mises à disposition des enfants. Je suis sûr que cela va beaucoup plaire à Joshua, n'est-ce pas ?
L'homme me regarda. Je jetai un coup d'œil à mon père qui m'encouragea d'un sourire.
— Oui, monsieur, répondis-je.
— J'en suis ravi, Joshua.
Je n'étais pas certain de ce à quoi je venais d'acquiescer, mais j'avais pu apercevoir quelques photos sur la brochure que mon père tenait toujours à la main : des images d'arbres et de chevaux, de rivières et de petits bateaux qui ressemblaient à des jouets, de balançoires et de toboggans… Cela ressemblait à un parc d'attractions, et le fait d'aller y faire un tour était loin de me déplaire.
— Monsieur et Madame Wilson, je comprends que c'est un changement important, continua l'homme. Mais je peux vous assurer que le Gouvernement met tout en œuvre pour que tout se passe du mieux possible. Vous avez encore trois longs mois devant vous pour vous préparer et poser toutes les questions qui vous viennent à l'esprit. L'Administration est là pour vous aider.
— Trois mois ? dit ma mère en hésitant. Mais Josh n'a que cinq ans… Et il est très timide… Peut-être dans un an ou deux…
— Madame Wilson, je comprends votre inquiétude. Cependant, si vous me le permettez, laissez-moi vous faire part de mon expérience. Il est très fréquent que les Talents soient un peu réservés. Cela s'explique facilement quand on prend conscience que ces enfants doivent, pendant les cinq premières années de leur vie, côtoyer des enfants normaux. Les Talents perçoivent qu'ils sont différents des autres, mais à cet âge, ils ne savent pas encore l'exprimer. En revanche, lorsqu'ils se retrouvent au milieu d'autres Talents, à l'École, ils peuvent enfin être eux-mêmes et s'épanouir. La différence est saisissante, croyez-moi.
— Mais, insista-t-elle, la Virginie, c'est très loin… Cela veut dire que Josh sera tout seul, sans ses parents… à cinq ans…
— Détrompez-vous, Madame Wilson, dit-il avec un sourire plus large encore. Joshua ne sera pas seul, bien au contraire. Non seulement il sera entouré de camarades, ce qui lui permettra de développer son esprit de groupe et de solidarité, mais toute une équipe d'éducateurs qualifiés seront là pour assurer son bien-être. En outre, vous ne serez pas séparée de Joshua. Vous pourrez le voir très régulièrement, à chaque période de vacances. Je vous assure, Madame Wilson, que le bien-être de Joshua est une priorité pour le Gouvernement.
À ces mots, je sentis ma mère se détendre un peu. Néanmoins, je perçus dans son attitude qu'elle avait encore quelques réserves. Mon père lui tendit la brochure, avec l'air de dire : « Tout ira bien ».
— Est-ce que Mike peut venir ? demandai-je.
Mike était le fils des voisins. Nous avions le même âge, et nous allions ensemble à l'école publique. De temps en temps, nous jouions ensemble dans le jardin. Je m'entendais bien avec lui. Comme je ne parlais pas beaucoup, les autres enfants avaient tendance à me laisser dans mon coin, ce qui me convenait très bien. Mike, lui, s'en fichait que je parle ou non, du moment que je le laisse jouer avec mon pick-up Chevrolet téléguidé. Je créais un circuit d'obstacles à l'aide de branches ou de pierres, fabriquais des rampes avec des planches ou creusais des tunnels lorsqu'il avait suffisamment neigé, puis je mettais Mike au défi de réaliser le meilleur temps sans renverser la voiture une seule fois. Il s'attelait à la tâche, toujours avec enthousiasme, et je m'efforçais la fois suivante de faire preuve d'encore plus d'ingéniosité face à ses redoutables capacités de pilotage. L'idée d'aller dans un parc d'attractions avec Mike me plaisait beaucoup.
L'homme leva les yeux d'un air interrogateur.
— Mike est un copain de Josh, il habite juste à côté, expliqua mon père qui se tourna ensuite vers moi. Josh, je ne pense pas que Mike puisse venir avec toi dans cette école. C'est une école qui est réservée aux Talents, comme toi, et Mike n'est pas un Talent.
Je compris enfin que, malgré les jolies photos, il ne s'agissait pas d'un parc d'attractions. Que j'allais devoir quitter tout ce que je connaissais pour vivre dans un endroit inconnu avec des étrangers. Que ni Mike, ni mes parents ne seraient avec moi.
— Je dois y rester combien de temps, là-bas ? fis-je d'une voix qui commençait à trembler.
— Oh mon chéri ! s'exclama ma mère dont les yeux s'embuaient à nouveau. Tu seras bien, là-bas, tu verras !
— Ta maman a raison, Joshua, renchérit l'homme. Tu te feras plein de nouveaux amis, et tu feras plein de choses intéressantes. Tiens, je te parie que quand tu rentreras chez tes parents pour les vacances, tu n'auras qu'une envie, c'est d'y retourner.
— Et puis, reprit ma mère, nous sommes là, ton papa et moi… S'il y a le moindre souci… Si tu ne te sens pas bien dans cette école… Nous viendrons te chercher. N'est-ce pas, Sam, que nous irions le chercher, s'il ne s'y plaisait pas ?
— Oui… j'imagine que oui, répondit mon père avec hésitation. Monsieur, si jamais Josh ne parvenait pas à s'adapter, il ne serait pas obligé de rester, n'est-ce pas ?
Le sourire de l'homme ne faiblit pas.
— Monsieur et Madame Wilson, comme je vous l'ai dit, la priorité du Gouvernement est le bien-être de Joshua. Votre inquiétude est naturelle, mais vous verrez bientôt par vous-mêmes qu'elle n'est pas fondée. Jamais nous ne forcerions Joshua à rester à Front Royal s'il s'avérait que cela pose problème.
Ma mère s'efforça de sourire en réponse, sans paraître tout à fait rassurée. L'homme récupéra sa mallette et se leva, se préparant à partir. Mon père me fit descendre de ses genoux et se leva à son tour. Tandis qu'ils se dirigeaient tous les trois vers la porte, ma gorge se serra et des larmes me piquèrent les yeux. Ma vie était sur le point de s'écrouler, et j'étais terrifié.