Premier Chapitre
Un homme se hâtait dans la ruelle étroite et sombre. Non loin de lui, on pouvait distinguer la lumière d'une gargote d'où s'échappaient les rares sons qui peuplaient la nuit. Il y entra et referma la porte, laissant derrière lui le noir et le silence. Un léger soupir de soulagement lui échappa. Il ne faisait pas bon trainer dans l'astroport passée une certaine heure.Près de l'âtre, un groupe de mercenaires jouait aux cartes, lançait les dés et buvait verre après verre, toujours resservis par les serveuses qui sillonnaient la salle. A côté de la porte un vieillard en guenilles perdait son nez dans la boisson, préférant utiliser le maigre fruit de ses larcins du jour à se vider la tête plutôt qu'à se remplir le ventre. Dans un coin, une silhouette noire sirotait tranquillement un verre avec, à ses pieds, un petit féron aux pattes blanches et au pelage doré roulé en boule, baillant à la chaleur du feu. Une jeune femme dansait entre les tables abandonnant derrière elle un nuage de parfum capiteux. Le nouvel arrivant rejoignit deux marchands attablés qui commandaient à manger à l'aubergiste.
Les bouges comme celui-ci ne désemplissaient que rarement après le coucher des deux soleils et le CargotLune était idéalement placé, à quelques pas des docks majeurs accueillant les transports précieux venant de l'Empire ou du Royaume, si proche que dehors on entendait toujours le grondement des vaisseaux qui allaient et venaient sans interruption. Plion était un des ports de commerce les plus importants du système. Située dans la zone grise, sur la frontière entre le Royaume et l'Empire, la planète servait de base à de nombreuses expéditions pour le compte de l'une ou l'autre des grandes puissances.
Le tavernier passait entre les tables, vérifiant que ses clients ne manquaient de rien et houspillant au passage le groupe de mercenaires imbibés d'alcool qui importunait les commerçants. Il dirigea la danseuse vers la table des soulards, espérant ainsi retenir leur attention sur autre chose, et s'approcha des trois marchands. Comme tout bon aubergiste, l'homme aimait les ragots et les nouvelles fraîches, aussi entama-t-il la conversation. Dans une ambiance chaleureuse, les langues se déliaient toujours autour d'un verre et d'un repas.
C’est vous qui arrivez de Nui, c’bien ça ?
Un des marchands acquiesça.
Exact, l’ami.
L’homme jeta sur son épaule le torchon qu’il tenait et s’assit. Il était curieux de savoir ce que venaient faire à Plion des gens de la capitale du Royaume.
Et qu’est-ce qui vous amène par ici ? C’est qu’on est pas bien loin des combats et qu’on voit plus de soldats que de vot’genre d’habitude.
Le plus gras des trois clients s’essuya les mains avant de répondre.
Nous faisons route vers la garnison Royale de Bellion.
A ces mots, le tavernier jeta un coup d’œil inquiet aux mercenaires attablés juste à côté, puis chuchota aux inconscients qui le dévisageaient.
J’veux pas d’ennui. Vous ne devriez pas parlez de ça aussi fort.
Le premier des marchands le rassura.
Nous vous remercions pour les conseils mon brave, mais nous ne nous attarderons pas ici très longtemps. De plus, le roi nous a fait l’obligeance de nous accorder une escorte suffisante pour nous garder jusque-là de tout problème.
Et nous sommes porteurs de nouvelles réjouissantes de la capitale, renchérit le deuxième.
La Longue Guerre prendra bientôt un tournant historique !
Les trois hommes hochèrent la tête d’un air convaincu. Derrière eux, les mercenaires s'esclaffaient, battant du pied au rythme de la musique et admirant la danse langoureuse de la danseuse dont les formes harmonieuses semblaient onduler comme les flammes qui courraient dans la cheminée derrière elle, projetant des ombres insolentes sur le mur voisin. Le troisième marchand déglutit péniblement et ramena son regard sur la table qu'il occupait, tentant de reprendre la conversation qui continuait sans lui, menée par l'aubergiste :
Bonnes nouvelles du Royaume alors ? Bah, il leur en faudra bien plus pour gagner la guerre.
Avec un sourire ravi et un air de conspirateur, le chef commerçant se pencha vers lui.
Détrompez-vous mon ami, cette fois-ci ce n'est pas de renforts ou de stratégie qu'il s'agit. Et il se pourrait bien que la balance penche en défaveur de l'Empire très bientôt.
Le tavernier avait l'habitude de ces gens qui croyaient détenir le plus grand secret du monde. Il fallait faire plaisir aux clients, aussi demanda-t-il d’un ton blasé :
Ah, et qu’est-ce qu’il a trouvé le roi ?
L'homme assis en face de lui se pencha un peu plus, trempant sans s'en apercevoir un pan de sa capeline dans la sauce baignant l'assiette posée devant lui.
Mon cher, c'est le roi lui-même qui diffuse la nouvelle aux quatre coins du Royaume. Et croyez-moi, c'est énorme.
Patient, le tavernier attendit que le marchand continue. Ce dernier jeta un coup d'œil au vieillard édenté assis à la table voisine puis se retourna vers l'aubergiste.
Une prophétie. De Nokomis.
Le mot le pétrifia. Une bagarre éclatait entre deux mercenaires mais le tavernier ne quitta pas des yeux l'homme qui le fixait, visiblement ravi de sa surprise. La danseuse s’était réfugiée dans un coin de la salle, attendant les bras croisés que l’ambiance se calme.
Une deuxième prophétie…
Les trois marchands hochèrent gravement la tête. La nouvelle prophétie avait été annoncée par Nokomis, celle-là même qui avait prédit la chute à venir d'une des deux puissances. Ils se souvenaient tous de la première fois que la maître Syyr avait Vu. Le Royaume avait cru à sa fin. Maintenant, c'était donc au tour de l'Empire de trembler.
La porteuse du Don a parlé : un nouvel Enfant est apparu. La Longue Guerre prendra bientôt fin.
Le féron se redressa d'un bond, réveillé en sursaut tandis que les mercenaires encourageaient leurs deux camarades à grands cris. Son maitre le rassura d'une caresse et l'animal se recoucha, gardant un œil sur la salle.
C’est tout ?
L'aubergiste était déçu tant l’information était vague. Il soupira et se leva pour aller séparer les deux protagonistes en train de se battre. Rien n'était fixé. Vexé, le marchand l’apostropha :
Tout ce que le roi a rendu public, mais il y en a plus et le prince Elio est déjà parti trouver l'Enfant.
Le petit félin griffait à présent le pied d’un fauteuil, sa longue queue fouettant l'air tandis que son maître passait une main gantée de noir dans sa fourrure dorée, apaisant l’animal qui se mit à ronronner. Le vieux mendiant essayait d’attirer à lui la jeune danseuse, faisant luire les dernières pièces qu’il lui restait de sa journée et les tendant vers la belle femme. Il esquissa un sourire édenté tout en jetant un rapide coup d’œil aux marchands dont les bourses semblaient s’être dégarnies. Le premier commerçant renchérit :
Ça veut dire que celui qui mettra la main sur l'Enfant fera pencher l'équilibre des forces en sa faveur !
L'aubergiste était maintenant agacé par le manque de perspicacité de ses clients. Il ne prenait pas partie dans cette guerre, car être un territoire neutre servait son commerce, mais il n'était pas difficile de voir quel camp risquait fort de l'emporter. Plutôt que de vexer ses clients, il s’excusa en prétextant que l’on avait besoin de lui.
Dans son fort intérieur, la nouvelle tournait pourtant en boucle. Cela pouvait-il changer les choses ? Non, le roi n’avait qu’une longueur d'avance. Il ne faudrait pas longtemps à l'empereur pour faire valoir ses droits à l’Oracle, obtenir le reste de la prophétie et entrer dans la course. Rien n’était joué. Discrètement, il soupira. La guerre prendrait-elle un jour fin ? Le conflit qui épuisait les forces des deux puissances durait depuis déjà trop longtemps, ce n’était pas pour rien qu’on l’avait surnommé la Longue Guerre. Plus de sept cents ans déjà.
Tandis qu’il lavait les tables à mesure qu’elles se vidaient, la serveuse passa près de lui. Sa croupe généreuse accrochait les regards, c’était d’ailleurs la principale raison pour laquelle il l’avait engagée. Il se dirigea dans un coin de l’auberge pour ramasser un verre et quelques pièces sur la table vide, soupirant à la vue du pied de chaise écorché qu’il lui faudrait réparer. Le féron et son maître étaient partis.
***
Elle était en train de glaner à l’orée de la forêt lorsqu’elle l’avait vu passer, le moteur en flammes et perdant de l’altitude à toute vitesse. Au départ, elle hésita à suivre le panache de fumée. Les territoires infestés n’étaient pas loin et un crash attirerait immanquablement des Errants. Et puis les gardes royaux n’avaient pas pu rater un tel atterrissage et seraient là sous peu. Eux étaient capables de repousser les Bestioles. L’ironie du surnom donné aux grands monstres ne la fit pas rire cette fois-ci.
Mais arriveraient-ils à temps ?
La jeune femme entra dans le petit bois, progressant doucement entre les buissons, slalomant entre les arbres en essayant de garder en mémoire la direction dans laquelle le vaisseau était tombé. Elle surveillait au travers des rares trous parsemant le feuillage sombre la traînée de fumée blanche qui zébrait le ciel bleu azur et trébucha une fois de plus alors qu’elle levait la tête. Le petit vaisseau était plus loin qu’elle ne l’avait cru, presque à la limite des territoires infestés, enfoncé de moitié dans la terre encore chaude qui dégageait une odeur âcre et humide.
Lorsqu’elle s’approcha, elle vit le pilote tenter de débloquer en vain la verrière. Il s’agitait derrière la bulle de verre qui s’emplissait de fumée grise. Avant même de savoir ce qu’elle faisait, la jeune femme grimpa sur la carcasse ardente. Sans se préoccuper de la chaleur qui lui brûlait les mains, elle actionna le mécanisme extérieur d’ouverture automatique, libérant le prisonnier qui s’extirpa du cockpit en entraînant sa sauveuse dans sa chute.
L’homme était grand, vêtu de noir de la tête au pied. Un foulard, noir aussi, cachait tout de sa figure. Elle apprendrait plus tard qu’il s’agissait d’une pièce de tissu qu’utilisaient surtout les espions et les assassins impériaux afin de dissimuler leur visage. Elle en frissonnerait alors.
Tenant fermement un sac noir de sa main gauche le pilote se releva, agrippant le bras de la jeune femme avant de l’entraîner loin de l’appareil. Quelques secondes plus tard, le souffle de l’explosion les propulsa tous deux au sol dans un bruit assourdissant et l’inconnu roula sur elle tandis qu’une pluie de débris s’abattait en sifflant. Ils restèrent ainsi un moment allongé. Elle remarqua alors les fourreaux de deux sabres qui dépassaient dans son dos, de part et d’autre de la nuque et un tremblement lui parcourut l’échine.
Alors que la forêt retrouvait son calme, l’homme leva brusquement la tête, le visage toujours caché derrière son foulard. Il disparu entre les arbres avant qu’elle ait pu esquisser un geste, la laissant seule au milieu d’une scène aux allures d’apocalypse entre arbres brûlés et débris fumants. Puis les gardes royaux arrivèrent.