Premier Chapitre
Quand je lève les yeux vers le ciel, le soleil est au zénith. Il faudrait que je parte tout de suite pour éviter les problèmes. Pourtant, je continue inlassablement mon étrange récolte. Ce qui était il y a quelques semaines un magnifique champ de pavots aux fleurs blanches et rose pâle n’est plus qu’une ruine de tiges nues.Ça fait des heures qu’à l’aide d’un ciseau trop petit et rouillé je coupe péniblement les plantes longues et fibreuses juste à la jointure, et que j’enfourne dans mon gros sac de jute les capsules renfermant les graines et le précieux latex aux propriétés narcotiques. À force de me tenir baissée, j’ai le dos en compote. Mes doigts sont tout gonflés et rougis à cause de la pression que je suis obligée d’exercer sur ce vieux machin qui doit avoir le double de mon âge. Mon corps me demande une pause, mais rien ne me ferait arrêter.
Pour trouver la quantité de matière qui remplit mon sac, j’ai dû fouiller la forêt sur des kilomètres, jusqu’à cette clairière, de toute évidence inexplorée. La densité de population est si faible que les terres inconnues sont la règle plutôt que l’exception. Tant mieux pour moi.
Les champs comme celui que je suis en train de dépouiller sont très rares et le latex qu’on en extrait, l’opium, est utilisé dans la préparation de beaucoup de traitements thérapeutiques et de drogues récréatives. Selon le marché du troc entre les différentes tribus, c’est une véritable fortune que je suis en train d’amasser.
Notre village, le village du Levant, est réduit. Quelques centaines de membres seulement. C’est l’un des plus petits d’Éden, le continent Ouest de ma planète, Oruga. Il est donc primordial que chacun se spécialise dans un domaine pour que la communauté puisse fonctionner en autarcie. Souvent, les Levantins choisissent leur domaine de prédilection selon ce qu’ils faisaient avant la Grande Destruction. Ceux de mon âge choisissent plutôt en fonction de leurs préférences. Pas moi.
Quand les crises d’asthme de ma mère se sont aggravées, il n’y avait personne capable de la soulager. Ma vocation s’est imposée à moi. Il fallait que je trouve moi-même le moyen de la soigner.
J’ai étudié avec acharnement tous les livres sur les plantes médicinales que j’ai pu dénicher. Puis, j’ai passé des heures dans la nature à essayer de les reconnaitre. Je n’avais pas le droit à l’erreur, une confusion entre deux herbes pouvait l’achever. Avec le temps, j’ai appris à les distinguer, à les sécher et à les transformer en cataplasmes, onguents, sirops. Voulant diversifier les soins que je lui prodiguais, je suis devenue une experte en argiles, miels et autres produits de la ruche, et même en massages thérapeutiques.
J’avais quinze ans à l’époque et ma vie sociale en a pris un fameux coup, mais je m’en moquais. J’étais littéralement obnubilée par l’objectif de guérir ma mère qui était tout pour moi. Ça a bien fonctionné. Au début.
Mes nouvelles compétences m’ont permis de soigner beaucoup de villageois atteints de maladies virulentes ou dont les plaies s’étaient infectées. Il est rare qu’ils m’appellent par mon prénom, Talia. Ils m’ont surnommée « la guérisseuse ». Ils ont même exporté ma réputation au-delà de notre village, ce qui me donne l'occasion de faire des échanges avec les tribus alentour.
Bien sûr, l’efficacité des remèdes des médecins de l’Ancien Monde était bien plus grande. Pourtant ça suffit souvent. Ici, tout le monde a une vie saine et les gens sont robustes alors les maladies sont rares. Rares, mais pas inexistantes.
En taillant la dernière capsule, je jubile. La première étape de mon plan est achevée. Impatiente de rentrer chez moi, je traverse le centre du village pour gagner du temps et pouvoir plus vite partager ma joie avec Aliona. Elle n’a que dix ans et la situation la ronge tellement que ça fait des mois qu’elle ne rit plus.
Les maisons du village sont serrées comme les raisins d’une grappe. Chacun a voulu être au plus près de l’autre dans une anarchie quasi totale. Les bâtisses sont de simples structures en bois sans eau ni électricité. Pourtant, selon nous, elles renferment tout ce dont un humain a besoin : un lieu où dormir, se réchauffer, manger et se réunir en famille ou entre amis. Que faut-il de plus ?
Sur la place, c’est la cacophonie. Des femmes assises sur des tabourets, si bas que leurs jupes s’étalent sur la pelouse, tressent des paniers en chantant. Près d’elles, dans un parterre de trèfles, leurs bambins trottinent et tentent d’attraper un chiot qui prend plaisir à les narguer. Un peu plus loin dans la rivière qui sert aussi de lavoir et de source d’eau potable, des enfants à trois quarts nus rient et s’éclaboussent. Sur un toit, quelques hommes à la peau tannée par le soleil construisent la charpente d’un deuxième étage pour une famille qui s’est agrandie. Je ne vois pas les ados de mon âge, sans doute sont-ils en train de flirter dans des petits coins discrets.
À mon passage les têtes se relèvent, on me sourit et l’on me fait le salut de bienvenue typique. Deux petites tapes de la main droite sur le cœur. Cette ambiance chaleureuse et pleine de gaieté me contamine. Je souris à mon tour et me demande, pour la millième fois, pourquoi mon père a choisi de nous faire vivre en reclus à plus d’une heure de marche de la tribu, loin de la fraternité et de la bonne humeur qui nous fait défaut et dont nous avons cruellement besoin.
Au loin, sur la route qui mène à chez moi, un homme aux longs cheveux noirs lisses galope à toute allure dans ma direction. C’est Alejandro, le chef du village, il descend des natifs des terres où nous avons élu domicile. Son grand-père l’avait initié ici à leurs savoirs ancestraux pour qu’il puisse lui-même perpétuer les connaissances inestimables que l’Ancien Monde avait dénigrées depuis longtemps. Après la Grande Destruction, il nous a guidés jusqu’à cette plaine nous offrant ainsi un foyer où reconstruire nos vies selon nos propres valeurs.
Ce lieu a été préservé, car le gouvernement d’alors l’avait décrété réserve naturelle. Avant la Grande Destruction, les réserves naturelles étaient nécessaires, puisque les Hommes de l’époque détruisaient tous les écosystèmes sans scrupules. La seule façon de les en empêcher était de le leur interdire légalement.
Plus il s’approche, plus j’ai l’impression que quelque chose ne va pas. Il va trop vite pour que ce soit une simple balade. De longs filets de bave dégoulinent de la bouche de son cheval. Il ne le pousserait jamais à ce point sans raison, la situation doit être grave. Mon cœur se sert dans ma poitrine, j’ai un mauvais pressentiment. Je prends ma charge à deux mains et je fonce droit sur Alejandro. Alors que je ne suis plus qu’à quelques mètres de lui, j’entends ce que je redoutais.
— Talia, c’est Colin ! Il ne va pas bien du tout. Ton père a besoin de toi, crie-t-il en me tendant la main pour m’aider à me hisser derrière lui.
— Une nouvelle crise d’asthme ? demandé-je, alors qu’il fait demi-tour.
— Oui, et une sévère.
La colère m’envahit aussitôt que je constate que le vent vient encore de l’est. Ces maudits Consommateurs, pourtant loin de nous, polluent tant que leur air toxique parvient jusqu’à nos côtes et attaque les poumons fragiles de mon petit frère.
Durant le reste du trajet, nous ne disons pas un mot. C’est un vieil ami de la famille, il n'est pas nécessaire avec lui d’échanger des paroles d’une banalité consternante que l’on se force trop souvent à prononcer pour éviter le malaise que provoque le silence. Pour une raison que je ne m’explique pas, cet homme doux, patient et sage a depuis toujours des liens d’amitié très forts avec mon père. Et, bien qu’il vive au cœur du village, il prend le temps de venir le voir plusieurs fois par semaine.
Ma maison est maintenant visible au loin. Hors-norme par son emplacement entre l’orée de la forêt et la mer et loin de tous, elle l’est aussi par sa hauteur et par les nombreuses fleurs et plantes potagères grimpantes qui la recouvrent jusqu’au toit. Tout semble calme et paisible, mais ce n’est qu’une illusion. Je sais qu’à l’intérieur c’est la panique.
En mettant pied à terre, je le remercie, mais au lieu de repartir, il descend à son tour de cheval et m’accompagne dans la maison. Vraiment la situation doit être très grave.
En entrant dans la pièce principale, je jette mon sac de pavots sous la table et grimpe quatre à quatre les escaliers. Au fond du couloir de l’étage, la porte de Colin est grande ouverte et j’entends déjà sa respiration sifflante. Affolée, je me précipite dans sa chambre.
Mon petit frère est assis plus que couché dans son lit grâce aux trois gros coussins dans son dos. Surélever un asthmatique l’aide à respirer. Je constate, soulagée, qu’ils ont suivi mes directives. À sa gauche, ma petite sœur, à genoux, lui tient la main. À droite, mon père, assis sur une chaise, lui lit un conte pour enfants d’une voix posée qui contraste avec le bruit déchirant qui sort du petit corps de l’enfant de cinq ans qui souffre à ses côtés.
Chaque inspiration lui demande un effort intense. C’est comme s’il devait soulever sa cage thoracique alors qu’un éléphant s’était assis dessus. C’est lui qui me l’a expliqué un jour après une crise. Tout son corps est contracté, et son cœur bat anormalement vite pour compenser le peu d’air qu’il a à redistribuer pour oxygéner toutes les cellules. C’est une situation de stress intense pour tout son organisme.
Durant une crise, l’angoisse engendrée par le fait de suffoquer peut entraîner un cercle vicieux. Plus la personne stresse, plus sa respiration devient difficile et plus sa respiration devient pénible plus l’angoisse monte. C’est pour ça qu’outre les soins, il est primordial de calmer le malade. Dans le cas d’un enfant si jeune, qui a plus de mal à gérer ses émotions qu’un adulte, c’est une question de vie ou de mort.
En me voyant dans l’embrasure de la porte, mon père interrompt sa lecture. Son regard est plein de reproches et de colère. Les angles de son menton carré sont d’autant plus découpés que ses dents sont serrées.
L’ignorant, je m’approche du lit et demande à Aliona :
— Tu lui as bien fait boire la potion que j’avais préparée et tu l’as bien massé avec les onguents que je t’avais montrés ?
Elle hoche la tête et je me rends compte que ses yeux sont tout humides. Son visage est déformé par l’effort violent qu’elle fait pour ne pas pleurer. Elle se lève pour murmurer à mon oreille :
— J’ai tout fait comme tu me l’as montré, mais ça n’a rien changé. Il ressemble à maman avant qu’elle meure.
Ses petites lèvres tremblent, autant que mon cœur frémit d’entendre ça. Je caresse son visage d’un revers de la main et lui dis :
— Tu as fait tout ce qu’il fallait, je ne l’aurais pas soigné mieux que toi.
Il faut qu’elle ait confiance en elle pour répéter ses gestes quand je ne serai plus là.
Quand je m’assieds à côté de Colin, je constate l’étendue des dégâts. Ses lèvres n’ont plus de couleur, ses joues sont creusées, ses cheveux blonds sont collés sur son visage trempé de sueur. Aliona a raison, on commence à voir sur son visage le masque de la mort. Il en a encore pour un mois tout au plus. Je pose un baiser sur son front et lui susurre :
— Tu es le petit garçon le plus courageux du monde. Continue à respirer doucement, ça va passer.
Il ne me répond rien. Il n’a la force ni de parler ni d’ouvrir les yeux. Une larme s’échappe de ses paupières. Sa douleur doit être atroce. J’aimerais tant pouvoir prendre sa souffrance en moi pour le soulager. Mais, je suis là en train de l’observer agoniser, totalement impuissante.
Je sens la tristesse me submerger. Mais, depuis la mort de ma mère, je me suis juré de ne plus jamais pleurer. Je dois être forte pour eux. Alors, tout en lui caressant doucement le front, j’avale ma salive, respire un bon coup, et me mets à chanter doucement l’hymne de la liberté :
— Il s’en est allé le temps de pleurer, parce qu’ici la vie est sacrée. Il s’en est allé plus besoin de lutter, car ici tout est volupté.
Il est revenu le temps d’échanger, de courir, danser et s’aimer. Il est revenu, car ils ont disparu, l’oppresseur est à jamais vaincu.
Cette chanson a été composée par des Edéniens après la Grande Destruction alors que nous avions commencé la traversée vers le sud. Quand nous nous sommes dispersés en village sur tout le continent, nous avons emporté avec nous cet hymne qui est, à notre image, aussi doux qu’une berceuse.
Je dois lui chanter de nombreuses fois avant d’entendre sa respiration s’apaiser et son corps se relâcher. Mais ça fonctionne, jusqu’à présent ça a toujours fonctionné.
Constatant qu’il a maintenant la force de m’écouter, je murmure à l’oreille de Colin :
— Tu vas bientôt aller mieux, je te le promets. J’ai trouvé la solution pour me procurer les médicaments qui te feront guérir. Je vais devoir partir en voyage pour aller les chercher. Durant mon absence, sois fort et tiens bon ! Très bientôt, je reviendrai et tu pourras courir dans le jardin comme avant.
— Tu… me… le… promets ? demande-t-il, en profitant de chaque minuscule expiration.
— Je te le promets ! dis-je en déposant un baiser sur son front moite.
Il me sourit doucement et s’endort, épuisé.
Mon père, lui, doit être en train de bouillir comme une cocotte-minute. J’évite de regarder dans sa direction quand je ressors à pas de loups de la pièce, en prenant Aliona par la main. Lui reste là, sans doute pour veiller sur Colin jusqu’à ce que son sommeil devienne plus profond.
En bas, nous retrouvons Alejandro qui fait les cent pas autour de la table.
— Tu peux y aller. Il va mieux maintenant. Merci pour tout, lui dis-je en lui pressant le bras.
— Bravo les filles ! Vous êtes extraordinaires ! s’exclame-t-il en se tapotant deux fois le cœur. Colin a de la chance de vous avoir.
Il quitte aussitôt la maison et je me dis qu’il aurait de la chance s’il l’avait lui pour père plutôt que le gorille qui va bientôt descendre les escaliers pour faire scandale.
— Talia c’est vrai ce que tu as dit ? Tu as trouvé une solution pour soigner Colin, murmure Aliona en tirant sur ma manche.
Plutôt que de lui répondre, je saisis le gros sac de jute que j’exhibe triomphalement devant elle. Devant sa mine perplexe, j’ajoute toujours à voix basse, tant pour ne pas perturber Colin que pour m’assurer que notre père n’entende rien :
— Tu te rappelles qu’il y a quelques semaines j’ai réalisé un sirop épais avec du latex de pavot et des graines de datura ?
— Oui, ce sirop qui soulage les douleurs et fait dormir. Tu m’as dit que le pavot était si efficace que si tu en trouvais plus tu pourrais l’échanger contre un passage pour la Cité.
— Exactement ! Et peu après, j’ai trouvé un champ énorme. Je n’ai rien voulu te dire au cas où les choses ne tourneraient pas comme je le voulais. Mais ça y est, c’est fait. J’ai mon ticket pour la Cité ! Le passeur attend juste que je le lui rapporte pour m’emmener là-bas.
— Youpi ! s’écrit-elle doucement en sautillant.
Puis se rembrunissant, elle ajoute :
— Papa ne va pas être d’accord…
— C’est vrai, mais je ne vais pas lui laisser le choix. Sa dictature prend fin aujourd’hui, qu’il le veuille ou non.
Comme pour contredire ce que je viens de dire, nous entendons ses pas lourds et le cognement saccadé de sa canne sur le plancher au-dessus de nos têtes. Rapidement, je dissimule le gros sac à nouveau sous la table. Grâce à la nappe un peu trop longue, il est assez bien caché. Prions pour qu’il ne s’asseye pas.
Mais pas besoin de prier longtemps. Aliona qui comprend qu’avec ses petites jambes de dix ans elle ne sera pas gênée par le gros sac à ses pieds, s’installe sur une chaise et le fait glisser sous ses sandales. Pour ajouter du naturel à la scène, elle prend son bocal à chenilles, qui est toujours quelque part près d’elle, et le dépose sur la table. Puis, elle le fixe l’air concentré comme elle a l’habitude de le faire.
Pour ma part, je n’ai pas le temps de feindre l’indifférence qu’il est déjà sur moi. Son air violent, la fente de ses yeux bruns et sa stature imposante pourraient impressionner n’importe qui. N’importe qui, mais plus moi.
— Où étais-tu ? Je t’ai déjà dit mille fois de ne pas t’absenter aussi longtemps ! Ton petit frère a besoin de toi ! Quelle égoïste tu es ! Et qu’est-ce qui te prend de faire de telles promesses absurdes à ton frère ? Tu crois que c’est bien de lui mentir ainsi ? Rien ne justifie tes actes, crache-t-il à voix basse en articulant comme s’il criait.
La plupart de ces propos faisant partie de la rengaine habituelle, je décide de ne répondre qu’à la dernière question.
— Je ne lui ai pas menti, je vais aller lui chercher des médicaments, dis-je le plus calmement possible pour donner du poids à mes paroles.
— Tu es devenue complètement folle ? Tu ne connais pas la règle d’or peut-être. C’est la seule règle que nous avons en Éden, tu devrais être capable de t’en souvenir ! Répète-la-moi pour voir !
Tous les Edéniens connaissent cette règle et il sait très bien que je sais la réciter par cœur. Tout ce qu’il veut c’est me provoquer et m’humilier. Néanmoins, je ne veux pas jeter d’huile sur le feu et je débite de mauvaise grâce :
— « Il est interdit aux peuples des deux continents de franchir la frontière sous peine de mort. »
— Tu vois quand tu veux ! raille-t-il.
— Mais cette règle n’a pas autant de valeur que la vie de Colin ! Il faut avoir le courage de se battre contre l’inacceptable !
— Mais tu n’as donc rien compris ma parole ! Il ne s’agit pas ici de courage, mais plutôt de bon sens. Cette règle est la base de notre traité de paix. Si l’on ne la respecte pas, c’est l’équilibre, si difficilement acquis, qui sera ébranlé. Mais là je m’égare. Imaginons que tu parviennes jusque-là, ce qui est déjà très peu probable, puisqu’il faut bivouaquer pendant des jours dans la forêt pleine de bêtes sauvages. Comment feras-tu pour franchir la frontière et te procurer les médicaments ?
Avec le plus d’aplomb possible, je réplique :
— J’en fais mon affaire !
— Tu en fais ton affaire ! Mais ouvre un peu les yeux ! Citoyens n’est que la dénomination officielle sous laquelle se cachent en réalité des Consommateurs sans cœur pour qui la vie n’a aucune valeur. À cause d’eux, ce sont toutes les créatures vivantes qui ont failli disparaitre. Ils sont cruels, égoïstes et malfaisants ! Tu crois peut-être qu’ils vont s’attendrir de ton beau visage et de tes grands yeux verts ? dit-il carrément moqueur.
— Je sais très bien qui sont les Citoyens et je les déteste tout autant que toi ! Mais j’ai un plan pour ne pas me faire repérer. En plus, je ne compte pas prendre racine là-bas ! Je trouve les médicaments et je reviens aussitôt.
— « Je trouve les médicaments et je reviens aussitôt », mais tu t’entends ? Tu ne comprends pas que ce que tu es en train de dire est absurde ? Tu crois que tu es la seule à avoir essayé de franchir la frontière ? Personne n’en est revenu. Jamais. Pas une seule fois en treize ans. Et toi, une petite adolescente, qui ne connais rien à la vie tu es sûre de pouvoir y arriver. Tu es aussi naïve et irrationnelle que l’était ta mère pour notre plus grand malheur à tous.
En entendant le mot « mère », quelque chose s’effrite en moi, laissant échapper un flot de colère et de haine si intense que je ne peux que le laisser s’écouler.
— Ma mère, tu l’as laissée mourir sans lever le petit doigt ! Elle était douce, intelligente et courageuse. Et pourtant, toi, tu l’accablais sans cesse de reproches ! Tu l’as précipitée dans la tombe ! Et maintenant, tu regardes mourir ton fils sans rien faire ! Eh bien, je suis fière de lui ressembler ! Tout, plutôt que de te ressembler à toi !
Grâce à sa canne, il se tient droit et haut comme un aigle prêt à fondre sur un mulot. Ses tempes battent un rythme soutenu et son expression crispée est effrayante.
Un doigt menaçant tendu vers moi, il vocifère :
— Moi vivant, tu n’iras pas là-bas ! Je peux te l’assurer.
— C’est ce qu’on verra, dis-je, en le regardant droit dans les yeux.