Premier Chapitre
La sonnerie retentit et Liam s’apprête donc à passer de nouvelles vacances chez lui.A chaque fois, il se fait une raison. A chaque fois, il décide de faire abstraction. Il comprendrait ce principe de ne pas s’en aller si ses parents possédaient des moyens financiers limités. C’est vrai, tout le monde ne peut pas partir en vacances. Mais ce n’était pas le cas pour lui.
Trop occupés par leur boulot respectif, son père et sa mère refusaient systématiquement de prendre le large et quitter l’étouffante chaleur de leur appartement situé en plein centre de Lille. Liam savait bien que ce n’était qu’une excuse et que la véritable raison de leur refus était toute autre. Il voyait bien leur comportement quand ils étaient ensemble et l’idée de se retrouver constamment l’un avec l’autre durant une semaine devait probablement les rendre malades.
A quoi bon rester mariés dans ces conditions ? C’est la question que se posait souvent Liam. Quel lien unit encore ses parents ? Comment en sont-ils arrivés là ? Tout semble tellement désincarné chez lui qu’il préfèrerait encore suivre des cours durant l’été dans un lycée vide. Sa petite sœur, Nora, ne semblait pas atteinte par ces réflexions et se fichait pas mal du mal-être de son frère et des problèmes de ses parents. A treize ans, elle semblait déjà vivre sa vie ailleurs, dans les contrées enchantées de l’adolescence où le moindre mot prononcé peut devenir rapidement une source de conflit inextinguible. Enfermée dans sa chambre, Nora était aussi invisible pour Liam que l’étaient ses parents. Autant dire que les repas en famille sont assez limités chez les Reverdy voire inexistants.
Liam se rend compte qu’il n’y a plus personne dans la salle de classe hormis son ami Eliott, un grand garçon dont le visage n’est pas épargné par la puberté.
- T’es encore dans tes pensées ? C’est le jour de libération, on se vide la tête normalement, lance Eliott d’un ton espiègle.
- Parle pour toi. Moi, je dois retourner en prison.
- Viens avec nous ! On part dans le Sud et...
- Tu sais que mon père ne voudra pas, le coupe Liam.
Puis, il ne partirait pas ainsi sans garanti et sur un coup de tête, se dit-il à lui-même.
- Essaie de le convaincre.
- C’est peine perdue, ça fait des années que je tente.
Les deux amis traversent un couloir désert, commun endroit d’agitation habituellement.
- Tu sais, tout le monde ne part pas en vacances, dit Eliott d’un ton compatissant.
- Oui, bien sûr, mais pourquoi refuser d’y aller quand on a les moyens financiers ?
- Il doit bien y avoir une raison.
- Mes parents ne parlent pas et quand j’essaie d’aborder le sujet, on m’envoie balader.
Eliott reste silencieux, incapable d’émettre une quelconque parole réconfortante.
- Bref, n’en parlons plus, conclut Liam.
A l’extérieur, le soleil brille et chauffe considérablement l’atmosphère. Le thermomètre grimpe dangereusement et atteint les quarante degrés. Liam s’arrête près d’une fenêtre et remet en ordre sa coiffure. Eliott soupire.
- Tu vas faire le même manège à chaque fois ?
- Il faut bien que je sois un minimum présentable.
- Cette fille n’est pas faite pour toi.
Liam se tourne vers son ami et secoue la tête.
- Tu pourrais m’encourager au lieu d’être aussi pessimiste.
- Ne confond pas le pessimisme et le réalisme.
- C’est une fille bien. Je sais qu’un jour ça collera.
- Si tu veux mon avis, tu as autant de chance de sortir avec elle que de partir en vacances cet été.
Liam le frappe à l’épaule ce qui fait bien rire Eliott.
- Tu feras comme les autres fois et tu n’iras pas lui parler.
- Je ne sais pas comment l’aborder.
- Laisse tomber alors. Il faut un minimum d’assurance.
Liam soupire et décide d’avancer.
Beaucoup rêveraient de posséder un tel appartement. C’est une réalité.
Spacieux, moderne, luxueux, il est bien le reflet de la bonne situation financière des Reverdy. Lorsqu’il entre à l’intérieur, cette étrange sensation de rejet empoigne de nouveau le cœur de Liam. Il est pratiquement devenu allergique à tout ce qui se trouve entre ces murs, de la peinture bleue supposée apaisante à tous ces bibelots que sa mère affectionne en passant par ce parquet aux lignes bien droites et aux formes bien quadrillées. En le regardant, Liam s’imagine enfermé dans ces cases, infinies boucles de recommencement, éternelles rondes d’une vie malsaine remplie d’interdictions. Ce sentiment d’injustice le met soudainement en colère. Lui, il n’a pas le droit de se plaindre. Son confort et la renommée de sa mère lui interdisent toute forme de protestation. Doit-on être dans le besoin pour revendiquer le fait d’être malheureux ? Cette envie d’hurler ses tourments devenait de plus en plus prégnante tandis que son affirmation en tant que jeune homme laissait encore à désirer. Non, il n’avait pas parlé à Lucia, comme l’avait prédit Eliott. Ce manque de confiance en lui était le malheur séculaire que subit l’adolescent. Liam en faisait la douloureuse expérience chaque jour, lui l’élève parfait, toujours poli, toujours gentil, toujours conciliant.
Il ouvre la porte-fenêtre pour se pencher sur le balcon. Le calme qu’il recherche ne lui ait même pas accordé tant la circulation en métropole est intense. Son cerveau s’apprête à exploser devant la perspective d’avenir qui s’ouvre à lui. Evidemment, il n’a même pas le choix de son futur métier puisque sa mère désire le voir à ses côtés et, à terme, reprendre l’entreprise qu’elle a bâtie.
Il y a seize ans, Séverine Martin lançait sa propre papetière et n’a cessé de la faire fructifier. Elle désire plus que tout transmettre ce qu’elle a obtenu par la seule force de sa conviction même si Liam rêve d’un autre destin, moins grandiose, plus ouvert à la nature. Il n’a pas encore d’idée précise, mais il sait qu’il devra décevoir sa mère...
En contrebas, il remarque le visage fermé d’une femme accrochée à son téléphone. Elle semble soudainement perdue, prise elle aussi au crochet d’un quotidien difficile. Liam observe souvent les autres, reflets perturbants de son propre esprit tenant coûte que coûte à garder les pieds sur Terre. Que faudrait-il alors pour qu’on le remarque ? Comment sa peine pourrait-elle se consumer au profit d’un nouvel éclat de vie, d’un nouveau voyage ? Partir loin de chez lui n’est pas un caprice d’adolescent gâté. Non, partir loin de chez lui c’est quitter, ne serait-ce qu’un instant, le Liam prisonnier de ses propres chaînes.
Il observe encore cette femme qui voit sa vie basculer en silence. Elle exprime sa peine sans filtre, dévisagée par des passants ressemblant à des cyborgs ensuqués. Elle devient fascinante, presque hors du temps, et s’apprête à remplir les songes d’un adolescent désormais décidé à prendre ses décisions.
Dans un imperturbable élan, il modifie sa propre trajectoire.