Premier Chapitre
Jeudi 7 mars 2019 – Marseille, quartier de la pointe Rouge, au sud de la cité phocéenne.Tout débute dans le silence.
Puis, d’un coup, le mistral, par rafales, fait fuir tous les promeneurs. Au loin, l’horizon, la Méditerranée qui se déchaîne, bercée par le vent glacial et torpillée contre les rochers.
La camionnette s’approche et fait désormais face à une immense et luxueuse villa. Quelques millions d’euros ont été dépensés par son propriétaire, pour cet ancien hôtel particulier du XIXe siècle entièrement rénové, d’architecture baroque, situé en front de mer.
L’interphone et les différentes caméras de surveillance ne sont qu’une formalité. Tout est en place, répété, réglé comme du papier à musique.
À l’intérieur du véhicule, les visages semblent détendus. En surface, le conducteur et son passager, situés à l’avant de cet imposant Mercedes Vito qui roule au pas, sifflotent et affichent un air serein. Les yeux dissimulés derrière leurs casquettes et les vitres teintées du bolide.
Dans le fond, la tension est palpable. Cinq hommes encagoulés et lourdement armés. Des fusils à pompe pour deux d’entre eux, assis contre la porte arrière. Avec eux, deux otages terrifiés : une femme bâillonnée, couchée sur le ventre, pieds et poings liés. Elle sanglote et tremble, sans parvenir à maîtriser ses gestes. Juste au-dessus, l’un des malfaiteurs tient en joue son mari, un quadragénaire qui tente de faire bonne figure pendant qu’on le braque, apeuré, les yeux à quelques centimètres d’un 9 mm équipé d’un silencieux. Les jambes tremblantes, en sueur, il essaie de sauver la face et de ne pas faire dans son froc. Prêt à braver l’inconnu…
Le calme avant la tempête.
Les deux autres sont positionnés en retrait, avec des kalachs. Assis, attentifs au moindre geste, au cas où ça tourne mal…
Les choses s’accélèrent. Les deux malfrats reposent leurs fusils à pompe entre leurs jambes, pour vérifier que les cagoules et les gilets pare-balles sont bien fixés.
Puis l’un d’entre eux se tourne vers l’otage, qu’il a surnommé affectueusement « Édouard », après lui avoir répété à plusieurs reprises « Tu as une bonne tête à t’appeler Édouard ».
— Tu as plutôt intérêt à assurer si tu veux revoir ta pétasse. Si jamais il n’ouvre pas, si tu tentes de te barrer ou la moindre entourloupe, on t’enverra sa tignasse en Chronopost. Compris, Édouard ?
L’homme acquiesce, prend une grande respiration et utilise un torchon crasseux qui lui est tendu pour s’essuyer le front et se moucher. Il s’équipe d’un bleu de travail, d’une casquette et de lunettes, puis se prépare à descendre.
Une poussée d’adrénaline électrise l’atmosphère. Les armes sont chargées à bloc, les gangsters prêts à en découdre, se motivent et s’envoient des gifles comme des premières lignes de rugby avant un match. L’un d’eux s’équipe de deux grenades. C’est le temps des dernières consignes.
— Souviens-toi bien, tu t’appelles Yacine et moi José. Pas de gaffe, ne te loupe pas ! Ne m’appelle pas par mon vrai prénom ! On rentre et on allume d’entrée. Sans pitié. Il faut les coucher en deux minutes et être partis en dix.
La porte s’ouvre discrètement et le quadragénaire sort d’un pas décidé, guidé par l’envie de vaincre la peur et le besoin de sortir au plus vite de ce cauchemar éveillé. Tendu, mais concentré, il tente de maîtriser sa respiration et de déglutir.
Quelques pas, quelques mètres. La sonnette. La porte s’ouvre une première fois, timidement. Puis quelques échanges, des banalités. Le piège se referme.
Le Vito démarre dans un vacarme assourdissant et se positionne juste devant l’entrée. Les deux hommes sortent en hurlant et exhibent leurs fusils à pompe. Ils pénètrent dans les lieux, José envoie un coup de crosse dans la mâchoire du propriétaire qui s’écroule avant de recevoir un coup de rangers dans le ventre et dans les dents.
Yacine attrape le quadragénaire par le bras, qui reste figé et affolé, et le jette vers la camionnette. « Retourne dedans et tu te couches. »
À l’intérieur, la victime baragouine des choses incompréhensibles. Dans le fond, une femme et deux enfants, apeurés, restent figés un instant puis s’écroulent au sol. La mère s’agenouille et serre ses deux enfants contre sa poitrine, la main plaquée sur leurs visages pour qu’ils ne voient pas ce qui est en train de se produire.
Dans un français à peine compréhensible, elle hurle en larmes : « Ne nous faites pas de mal. »
L’homme au sol, la mâchoire cassée et la bouche en sang, implore le ciel. Ses mains forment un rituel de prière évangéliste, avant de prendre un nouveau coup de pied au thorax qui l’envoie au tapis.
Deux coups sont tirés. L’un explose un écran de télévision dernier cri et le suivant vient fracasser une statue du Christ rédempteur de Rio de Janeiro, située dans un coin du salon. Le fusil vient ensuite se positionner à bout portant du genou de la victime.
— Maintenant, tu fermes ta gueule et tu m’écoutes. Ton Dieu ne te sera d’aucune utilité. Soit tu fais exactement ce qu’on te dit et personne ne sera blessé, soit tu joues au héros et c’est fini pour toi. Tu ramasseras tout le monde à la petite cuillère dans un fauteuil roulant. T’as compris ? »
Tremblant, et incapable d’articuler, l’homme rétorque un timide : « J’ai compris, que voulez-vous ? »
En quelques secondes, le troisième malfrat, armé du silencieux, déboule en trombe et vient arracher des bras de sa mère le plus jeune fils, âgé de seulement sept ans. Il tente de se débattre et s’agrippe aux mains de la femme en larmes, qui hurle à la mort et résiste, avant de céder, après une gifle qui la propulse en arrière. Sa tête vient heurter le sol, ce qui la rend hagarde et sans défense.
Le père tente de réagir et de se relever, avant de prendre un nouveau coup de crosse en pleine tronche.
— Joue pas au héros, je te l’ai dit. Ton gamin c’est une assurance… Si tu obéis, il ne lui arrivera rien. Mais si on doit se tirer en urgence, on part avec et il finira une balle dans la tête dans un terrain vague. On s’est compris ? Et dis à ta gonzesse de la fermer un peu.
José fait un signe de la tête en direction de son complice qui, après avoir encagoulé l’enfant, le ramène dans la camionnette et l’assied aux côtés de l’homme et de la femme déjà présents, couchés au sol, désormais menottés et ligotés.
Il ne reste à l’intérieur que l’aîné et les deux parents, dont le père, salement amoché et qui veut en finir au plus vite.
— Je vous en prie, prenez tout ce que vous voulez, mais partez…
— Le coffre et la combinaison. Bouge-toi…
Déjà plus de trois minutes à l’intérieur, il faut faire vite.
L’homme ne broche pas, et cède sans la moindre hésitation, dans un état second et à la limite de la perte de connaissance.
— C’est à l’étage, première chambre à droite, derrière l’armoire. Combinaison 2, 6, 0, 5, 1, 9, 9, 3. Prenez et partez.
— Il n’y a personne d’autre dans la maison ? Gaffe à ce qui arrivera à ton fils si tu nous prépares un sale coup…
— Non, personne…
Yacine s’approche de l’escalier, regarde droit dans les yeux la femme, d’un air de dire « Toi, tu ne bouges pas ou t’es morte », puis grimpe les marches au pas de course.
Arrivé dans la pièce, une luxueuse chambre garnie de miroirs, il se positionne face à l’armoire avant de la déplacer en s’aidant de quelques coups d’épaule. Les chiffres sont gravés en tête. Pas besoin de plusieurs tentatives. En quelques secondes, le contenu scintille après éclosion. Bijoux, diamants, montres luxueuses, dollars américains… Il y en a pour des centaines de milliers d’euros. Le tout est rapidement entassé dans deux banals sacs à dos.
À peine une minute plus tard, le voilà redescendu, prêt à mettre les voiles.
— C’est bon, on se casse. Ils n’ont pas bougé ?
— Non, ils ont été bien sages, s’exclame José, sarcastique et serein.
— Tant mieux, tant mieux. On va être sympas et ne pas faire cramer les bagnoles. Un conseil : ne tente rien. On ne relâchera le gamin qu’une fois sortis de la maison.
L’euphorie se devine à travers les paroles des deux malfrats. Tout paraît si facile. Un plan sans accroc et d’une simplicité déconcertante : s’en prendre aux riches, apeurés et inoffensifs, sans la moindre effusion de sang. Ceux pour qui l’argent n’est qu’une graine germée qu’il suffira de refaire pousser après la récolte.
Yacine donne le signal à ceux chargés dans la camionnette de remettre le moteur en marche. Trois coups sur la porte arrière, ce qui signifie que l’opération est terminée.
Le couple et l’aîné des enfants sont regroupés dans le hall et priés de se mettre face contre terre, les bras écartés et le visage en direction du mur opposé à la porte.
L’escalier est à quelques mètres, juste à côté d’une porte qui donne sur le garage.
Un autre homme est caché derrière, quelques marches en contrebas. Planqué au sous-sol depuis l’arrivée de ce comité d’accueil, il transpire et tremble, noyé dans le stress et le doute.
Un fusil à la main, récupéré dans un étui en cuir sur une étagère de la cave, il s’est décidé à remonter à la surface et faire face aux braqueurs. Les coups de feu l’ont alerté. Il est dans un état de panique et d’affolement.
Est-ce qu’il y a des victimes ? Est-ce qu’ils sont partis ?
Aucune certitude. Il entend des cris, des pleurs, des échanges courts, à peine audibles. S’il ne fait rien, il vivra avec sa lâcheté et le remords.
Soudain, plus un bruit. Quelques gémissements, des meubles qui s’agitent, des tintements d’objets en tout genre.
Il avance tout en retenant son souffle.
Compter jusqu’à trois et agir.
Trois putains de secondes et tenter de sauver les siens, en priant pour qu’il ne soit pas trop tard.
Il prend une grande respiration, puis, d’un revers de main, envoie valser la porte coulissante avant de pointer le fusil vers la lumière.
Yacine est déjà à proximité de la porte d’entrée, mais José est juste là et lui fait face, à seulement quelques pas.
Surpris, mais vif, il se retourne et pointe son fusil à pompe vers ce nouvel invité inattendu.
Les canons sont en opposition, à quelques centimètres d’écart.
Le père, au sol, hurle. « Não faça nada, abaixe sua arma » , dans ce qui ressemble à du portugais
Alerté aux abords de la camionnette, juste devant la portière arrière, Yacine revient en trombe et pénètre de nouveau dans la maison. La mère tente, malgré les liens qui lui rongent l’épiderme, de boucher les oreilles de son fils, affolé et en sanglots.
— Jette ton arme au sol ! Jette ton arme ou je tire dans le tas ! hurle Yacine, pendant que José reste stoïque face à ce nouvel individu imprévisible.
Les cagoules permettent de ne pas traduire l’émotion ou le doute.
Malgré les apparences, le but des braqueurs est de repartir sans faire de victime, pour ne pas déclencher un tonnerre à l’Évêché .
— Não atire, não atire, s’égosille le père, qui ne parvient pas à distinguer la scène dans son intégralité, le cou plié à quatre-vingt-dix degrés et les yeux aveuglés par le sang.
Les deux hommes continuent d’échanger dans leur langue natale ; visiblement, ce nouvel arrivant est un proche du propriétaire des lieux.
— Écoute-moi bien, reprend Yacine. Tu vas dire à ton pote de rester calme et de pointer son fusil ailleurs. On va partir ! Préviens-le qu’on détient ton gamin. Si jamais il tente quoi que ce soit, s’il nous tire dessus, il meurt ! Je te laisse dix secondes pour lui expliquer.
S’ensuit un dialogue court mais intense, de nouveau en portugais.
L’homme, toujours situé devant la porte, continue de braquer José, même si ses dernières paroles ont un effet immédiat. Ses muscles se relâchent et sa respiration ralentit peu à peu.
José est à sa concentration maximum. Il continue de pointer son arme en direction du crâne de son adversaire, prêt à tirer dans le tas si la situation dégénère.
Quelques secondes interminables. Le silence reprend ses droits. Chacun tente de garder son calme. Yacine dévoile la suite des opérations.
— OK José, viens, on s’en va. Je te couvre, avance vers moi en marche arrière. On remonte dans la caisse et on se casse.
Les deux braqueurs font preuve d’un sang-froid et d’un savoir-faire exemplaires. Bien loin du stéréotype des narvalos ou têtes brûlées qui perdent la raison à la moindre contrariété.
José, serein, effectue deux pas chassés en direction de son acolyte, le regard toujours braqué vers cet homme glacé devant la porte s’engouffrant sur l’escalier.
Soudain, José est pris d’un spasme, un vertige qui le fait tituber. À travers la cagoule, il tente de se frotter les yeux, se donne une immense claque. Il recule, ne sait plus où aller.
Il ne détourne pas le regard, devant cet homme effrayé qui ne comprend rien à ce changement brutal d’attitude. Il cherche, observe aux quatre coins de la pièce. Rien à signaler.
Pourquoi le braqueur semble-t-il si soudainement perdre ses moyens et manque de s’effondrer au sol ?
Est-ce un malaise ? Un coup de chaud ? Un effet secondaire d’une drogue quelconque ?
Yacine ne comprend pas non plus cette défaillance énigmatique et le fait savoir.
— Oh José, bouge-toi ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
Pas ou peu de réactions. Quelques chuchotements incompréhensibles ; totalement abasourdi, José commet alors l’impensable. Il relève péniblement sa cagoule, ce qui laisse entrevoir son visage.
Il est démasqué, la moindre caméra présente sera en mesure de l’identifier.
— José ! T’es niqué du cerveau ou quoi ? Dépêche, on se casse !
Enfermé dans un tourbillon vertigineux, il ne prend pas la mesure de ce que Yacine lui hurle à seulement quelques mètres. C’est au moment où son collègue tente de l’attraper pour le tirer vers lui qu’il saisit de nouveau son fusil à pompe et le porte à l’épaule.
Ce dernier geste entraîne un mauvais réflexe de son adversaire. Anxieux du danger imminent, pris par la peur, l’homme colle rapidement le canon contre les sinus de José.
Le doigt tremblant.
Sans parvenir à se dominer, il presse la détente.
À bout portant.
Le visage de José éclate comme un fruit trop mûr. Son corps s’effondre ; sa tête n’est plus qu’une masse sanguinolente, informe. L’explosion de chair a propulsé des fragments de cervelle partout autour, y compris sur la cagoule de Yacine.
Sous la violence du choc, l’homme se retrouve projeté en arrière. Sa tête heurte violemment le sol et provoque, l’espace de quelques secondes, un léger KO technique. Yacine en profite pour s’approcher et l’achever à son tour. En pleine tête, sans pitié ni parole inutile.
Le père hurle de toutes ses forces, à quelques pas de sa femme et de son fils, terrorisés.
Après avoir repris ses esprits, Yacine se redresse pour contempler l’ampleur du massacre. Deux corps gisent au sol, ceux de José et de cet inconnu débarqué à la dernière minute, tous deux maculés d’un sang immonde qui vient se déverser lentement sur le carrelage, le crâne ouvert tel une citrouille d’Halloween. Tout autour, les murs ne sont plus qu’une fresque macabre.
Plus un mot à part des pleurs et des hurlements.
Dans un dernier moment de recueillement avant de filer, Yacine ne peut s’empêcher de prononcer le véritable prénom de son complice, étendu au sol.
« Putain, Armando, mais qu’est-ce qui t’est arrivé ? »