Premier Chapitre
Chapitre I - InvisiblesIl était un lieu enchanté, oublié de tous, reculé au-delà des plus lointaines frontières humaines. Entre la Mongolie et la Russie, un pic appelé la Montagne Noire cachait un peuple magique. Ici, Elfes et démons vivaient en harmonie, à l’écart des civilisations humaines. De loin, on ne distinguait qu’un paysage désolé et inhospitalier, fait de roches et pins morts. Mais si on y regardait de près, on découvrait un véritable paradis.
Comme chaque matin, j’ouvris les yeux en m’étirant tel un félin. Mes longs bras encore engourdis par le sommeil, je passai une tunique de cuir et un pantalon élimé avant de descendre les escaliers en courant, attirée par la bonne odeur de pain.
— Bonjour, ma chérie, salua ma mère.
— Bonjour, Varda, bâillai-je en me couvrant la bouche.
— Bien dormi ?
— Comme un bébé.
Elle déposa des tartines grillées et de la confiture sur la table. J’aimais ce moment de la journée, celui où le village s’éveille, où je peux encore être en tête à tête quelques instants avec ma mère. Seul le bruit du pain qui craque brisait le silence. Sérénité.
Mon père entra dans la pièce, la remplissant de sa présence rassurante et s’installa à mes côtés.
— Quel est le programme de la journée ? demanda ma mère.
— Cécil et Vandien ont besoin de notre aide pour préparer une mission, expliqua-t-il. Silmarÿa, tu n’as pas école, qu’est-ce que tu vas faire ?
— Aller chasser, répondis-je avec bonne humeur.
— Tu emmènes Mélianä avec toi ?
— Non, elle doit voir le professeur Tiberius.
Mes parents échangèrent un regard entendu.
— Et Sega ?
— Je ne sais pas ce qu’il fait et je m’en fiche, je préfère partir seule. Il fait toujours fuir mes proies.
Un sourire se dessina sur le visage de mon père.
— Amuse-toi bien alors, et rapporte-nous de quoi manger pour ce soir.
Il m’avait enseigné la chasse dès mon plus jeune âge. À cette époque, il avait encore du temps à me consacrer. Mais depuis que mes parents avaient succédé à mes grands-parents dans le rôle de reine et roi, leurs journées étaient trop chargées pour qu’ils m’accompagnent. J’avais donc appris à me débrouiller seule et cela me plaisait.
Alors qu’ils partaient pour la salle de conseil, je fis la vaisselle et empruntai le long escalier en colimaçon qui reliait notre maison à la terre ferme.
— Salut Sil ! Tu viens avec moi ?
Mélianä était pleine d’entrain, comme à son habitude. Aujourd’hui, plus encore puisqu’elle allait recevoir son premier cours d’illusion, une discipline en rapport avec les pouvoirs qu’elle avait développés récemment.
— Je suis sûr que Tiberius te laissera te joindre à nous, ça va être sympa ! On va apprendre à transformer une oie en papillon, il paraît.
— Ça a l’air cool oui, mais je n’ai pas le droit de me servir de mes pouvoirs pour le moment alors je préfère aller chasser.
Je l’accompagnai tout de même jusqu’à la petite prairie où avait lieu son cours. Une dizaine d’élèves étaient déjà sur place, surexcités.
Je les connaissais tous. Notre tribu ne comptait que deux cents personnes, tous âges confondus. À part Mélianä, la plupart des enfants se moquaient de moi parce que je n’avais pas encore le droit d’utiliser mes dons. À cet âge, la plupart des jeunes démons savaient déjà s’ils se destinaient à l’illusion comme Mélianä, au combat, au voyage, à la manipulation d’esprit, les possibilités étaient multiples. Ma mère m’avait expliqué que mon statut de princesse me rendait différente, que je devrais attendre mes seize ans pour connaître mon destin. Je préférais donc la solitude.
J’adorais passer des heures à sillonner la forêt à la poursuite d’un écureuil, d’une biche ou d’un oiseau. Je ne les tuais pas toujours, juste lorsque nous en avions besoin pour manger. Il paraît que les Elfes avaient puni un membre de la tribu Valar, nos voisins, pour avoir abusé de ce plaisir.
Je quittai le village pour plonger dans la forêt où régnait un éternel printemps. Les bruits de la civilisation s’estompèrent pour laisser place à celui du vent qui joue dans les branches. Les feuilles dansaient sur mon passage, happées par un tourbillon invisible. J’aimais ma vie, faite de moments simples, de temps partagés avec mes amis et ma famille. Lorsque j’aurai mes pouvoirs, tout serait parfait, je pourrai enfin prendre ma revanche sur ces petits vantards !
Je m’éloignai vers le nord, à la recherche d’un gibier. Au bout de quelques minutes, une compagnie de cailles déboula à deux pas, six flèches plus tard, je détenais le repas du soir dans ma besace. Contente de ma capture, je décidai explorer un autre bout de territoire. La forêt changeait tous les jours au rythme des saisons qui se passaient de l’hiver et des traces de gibier, mais aussi en fonction de la nouvelle végétation.
Seule, armée de mon arc blanc et de quelques flèches bien affutées à l’empennage coloré, je scrutai les sous-bois. Perchée à la cime d’un grand arbre, je distinguais l’immense forêt qui se déversait sur le flanc est du Mont Saïan. En fin d’après-midi, le soleil déclinait vers l’horizon, animant le tapis vert de couleurs chatoyantes. Un craquement sec attira mon attention. Un animal rodait quelques mètres plus bas, foulant les feuilles mortes. Je sautai de branche en branche jusqu’à atteindre le milieu du tronc. De là, le couvert de la forêt s’ouvrait au regard, mais je ne distinguai rien. J’observai mieux, la respiration au ralenti, attentive au moindre mouvement, au moindre son. Un autre craquement, de plus haut cette fois. Quel animal grimpait ? Il n’y avait pas de félins ici et un oiseau ou un écureuil n’auraient pas fait autant de bruit. Le silence régnait à nouveau. L’animal m’avait prise pour une proie, il me chassait. Je pouvais sentir son regard braqué sur ma nuque. Je fis volte-face, le souffle court, une flèche encochée, prête à filer vers le cœur de la bête. Mon doigt relâcha la pression sur la corde. Un jeune homme me faisait face, appuyé contre un arbre, à ma hauteur. Je rangeai la flèche dans son carquois, soulagée d’avoir interrompu mon geste à temps. Il sauta au-dessus du vide qui nous séparait pour atterrir avec souplesse sur ma branche.
— Tu es longue à la détente, railla-t-il. Il y a plus d’une heure que je te suis.
— Qui es-tu ? demandai-je, sur la défensive.
— Lorgan Valar, prince…
— De la tribu des Valar, je m’en doute, merci, terminai-je à sa place avec un sourire en coin.
Il me tendit une main amicale et planta son regard fier dans le mien.
— Et toi ? Qui es-tu ? Personne ne vient chasser par ici à part moi.
— Je suis Silmarÿa, de la tribu Silimaüre.
Il m’avait laissée énoncer mon titre sans broncher. Son visage ne trahissait aucune émotion. Des cheveux de la couleur des buissons d’automne et des yeux aussi verts que les prairies, il avait la prestance des grands rois. Son torse nu révélait les muscles dessinés et puissants, d’un guerrier, comme son géniteur.
— Tu as au moins entendu parler de mon père, commenta-t-il en croisant les bras sur sa poitrine.
— Comment… tu lis dans les pensées ? Tu aurais pu me prévenir !
Je lui tournai le dos, vaine tentative pour protéger mon esprit.
— Quels sont tes autres pouvoirs ? demandai-je après un long silence qu’il cultiva à son avantage.
— Je suis un mage guerrier. Je suis presque invincible.
— Zut, j’aurais dû décocher cette flèche pour vérifier alors, dis-je en partant d’un petit rire moqueur.
Il était âgé de quelques années de plus que moi. Le fait qu’il connaisse ses pouvoirs et s’en serve indiquait qu’il avait atteint la majorité.
— Et toi ? Quels sont tes pouvoirs, princesse ?
Je tiquai sur le « princesse » comme à chaque fois que j’entendais ce mot. Il me rappelait ma différence et mes difficultés relationnelles.
— Je n’aurai seize ans que dans deux ans, répondis-je la tête haute.
— Et ?...
— Et bien, je le saurais à ce moment-là.
Perplexe, il me jaugea du regard, cherchant une pointe d’humour dans mes paroles.
— Tout le monde connaît ses pouvoirs. Tu ne veux pas me le dire ? Bien, je vais trouver tout seul.
— Non ! répliquai-je, une main défensive tendue vers son torse.
Ses yeux verts défièrent les miens, insensible à la colère qui les animaient. De quel droit s’emparait-il de mes secrets ? Je sentis son esprit chatouiller le mien à la recherche de réponse avant que son sourire disparaisse.
— Ainsi c’est vrai ? Tu n’as pas de pouvoir ?
— De quoi parles-tu ? Bien sûr que si !
— Non, tu ne comprends pas. Tout le monde connaît ses pouvoirs très tôt. Même les enfants de sang royal.
— Tu ne sais rien de nos rites ! Je suis comme tout le monde !
Je sautai sur la branche inférieur pour échapper à son emprise et reprendre le chemin du village. Ce prince arrogant venait de gâcher mon après-midi. Alors que mes pieds touchaient le sol, il me rattrapa d’un bon souple.
— Que dirais-tu si nous chassions ensemble ? J’ai aperçu un cerf dans les parages tout à l’heure.
— Non merci, je préfère rentrer.
— Pourquoi ? Pour continuer à te faire railler par les autres ?
N’y tenant plus je fis volte-face et pointai mon doigt sur sa poitrine.
— Laisse-moi tranquille ! Je n’ai pas besoin de toi, j’ai assez d’amis.
— Parfait. À la prochaine fois dans ce cas.
Il tourna les talons et disparut dans le couvert des arbres. Je n’avais plus le cœur à pister le moindre animal. Quoi que j’en dise, ses paroles avaient réveillé un vieux doute. Le genre de doute qui cache une vérité trop affreuse pour qu’on l’affronte. Non, il racontait n’importe quoi. Il cherchait juste à me déstabiliser.
Le village s’endormait dans la pénombre. Les habitations, sphères de bois accrochées aux troncs d’immenses arbres le long desquels serpentaient des escaliers, s’illuminaient à la lueur de lampes dorées. De sentiers sinueux et fleuris reliaient chaque habitation au grand chêne planté au centre du village. Il n’y avait plus grand monde dehors à cette heure. Au coucher du soleil, chacun retrouvait sa maison et dînait avant d’aller se coucher, fourbu par une dure journée de labeur.
— Tu rentres bien tard Sil, fit remarquer ma mère. Où étais-tu ?
— Je chassais.
Elle coula un regard désapprobateur vers les pauvres cailles que je déposais sur le plan de travail en bois avant de retourner à l’épluchage de ses légumes.
— C’est bien la première fois que tu ne ramènes rien d’autre. Que s’est-il passé ?
— Rien de spécial.
— Tu sais que tu peux tout me dire ?
— Bien sûr, maman, mais je t’assure que tout va bien.
J’adorais ma mère. Elle n’avait rien de ces midinettes humaines, précieuses et orgueilleuses qui ne vivaient pas sans un valet et trois gardes du corps que nous étudiions en cours. Ma mère était tout le contraire. Elle faisait partie des sages, elle avait reçu l’enseignement des Elfes et savait lire le destin dans les prénoms. Elle ressentait les battements de cœur de la Terre rien qu’en posant une main sur le sol et les interprétait. Varda nous prédisait ainsi les étés plus secs ou les printemps humides. La Montagne Noire ne connaissait pas l’hiver, il y faisait toujours tiède, parfois chaud, mais jamais il ne gelait. Varda voyait plus que la météo, elle était capable de dire à un individu ce qui allait lui arriver de bon ou de mauvais. Chez les humains, on l’aurait appelé « voyante » ici, elle était respectée en tant que reine et érudite. Elle disait que chaque chose avait une place précise, que parfois de mauvais évènements arrivaient pour de bonnes raisons et que toujours les éléments retrouvaient bon ordre, peu importe que l’on tente d’en modifier le cours.
— Quand me diras-tu ce que signifie mon nom ?
Avec une lenteur calculée, elle reposa le couteau sur le plan de travail en bois. Son regard se perdit quelques instants dans l’obscurité du dehors.
— Tu le connaîtras bien assez vite, ma chérie.
Chaque fois, j’avais droit à cette réponse. D’ordinaire, je lui demandais pour la taquiner, mais aujourd’hui mon estomac se noua devant sa réaction. Elle me cachait la vérité.
— J’ai besoin de savoir maman.
Elle se tourna vers moi, de toute sa hauteur, inquiète et déterminée.
— Tu l’apprendras lors de la cérémonie, comme tous les autres, répondit-elle avec autorité.
— C’est faux, les autres savent déjà. Leurs pouvoirs évoluent en fonction de leur destin. Mélianä sait déjà que le sien à un rapport avec l’illusion. Moi je n’en ai aucune idée. Toi tu sais ! l’accusai-je.
À cet instant, mon père entra dans la pièce, l’air désapprobateur.
— Que se passe-t-il ici ?
— Rien, j’ai eu une journée difficile. Excuse-moi maman.
Pour toute réponse, elle me serra contre sa poitrine et déposa un baiser sur mes cheveux. Mon père continuait de nous fixer avec suspicion. Il était le roi et son autorité n’avait pas d’égal. Tout le monde le respectait, il n’avait pas besoin de jouer les tirants pour ça. Son rôle était d’assurer la sécurité et la pérennité de notre tribu. C’était un guerrier avant tout, comme tous les rois démons, comme Lorgan. Renonçant à obtenir des réponses ce soir, je montai dans ma chambre en attendant que le repas soit prêt.
Depuis la grande fenêtre panoramique qui donnait sur le village se dessinaient les silhouettes des autres membres de la tribu, eux aussi affairés à préparer le repas. Leur attitude détendue, les rires qui fusaient à travers les vitres m’emplirent soudain de tristesse. Je n’étais pas comme eux et la seule personne prête à l’admettre était un prince arrogant indifférent à mon sort et étranger à notre tribu.