Premier Chapitre
PrologueElle jouait dans le sable. Plantant de petits bâtons de bois au sommet des tours sculptées qu’elle avait patiemment créées. Moi, je la regardais faire, d’un air absent. Un vent léger soulevait ses cheveux noir ébène. Son petit visage figé dans l’attention qu’elle portait à ses constructions. Un masque impassible. Soupir. Depuis maintenant deux heures, nous étions là dans ce parc, se laissant bercer par la lumière chaude de ce mois d’août. J’attendais qu’elle se lasse et qu’elle me fasse un signe pour rentrer.
Un rire. Un appel. Maman ! Je tournai la tête instinctivement pour en trouver l’origine. Un petit garçon aux boucles blondes venait de finir un magnifique château de sable et l’appelait pour qu’elle voie son œuvre. Sa mère était occupée à discuter depuis un moment déjà avec d’autres mères. Elles étaient toutes venues ici pour pouvoir s’épancher sur les progrès de leur progéniture, ou s’effarer de leurs dernières bêtises en date. Mais elles trouvaient du réconfort à cet échange mutuel et pouvaient s’épauler quand l’une d’elle, fatiguée, craquait. Soupir. Moi j’étais seule. Seule sur ce banc. Seule dans ma vie. Seule. Seule mais accompagnée d’un fantôme. Ma fille. Sept ans déjà. Sept ans de bonheurs. Non. Sept ans de malheurs. Cynique. De mauvaise foi. Abattue.
Maman. Ce mot si souvent entendu dans la bouche des enfants. Maman. J’entendais certaines mères dire que cela les rendait folles d’être appelées aussi souvent. Moi, cela faisait sept ans que j’attendais ce mot. Sept ans, que je cherchais pourquoi ma fille était muette. Soupir. Encore.
Pour la énième fois au cours de ces dernières années, j’eus envie de remonter le temps, retrouver le fil de ma vie, comprendre pourquoi j’en étais arrivée là… Cette vie qui avait pourtant si bien commencé …
Chapitre 1 : Mélancolie
Sept ans plus tôt
Éclair. Silence. Tonnerre. Orage. Belle journée pour naître. Chérii !!! J’appelais depuis un bon moment celui qui était censé être ma moitié mais il n’avait visiblement pas conscience de l’urgence. Les contractions devenaient de plus en plus fortes. J’avais voulu rester le plus longtemps possible à la maison refusant de me retrouver coincée à l’hôpital de longues heures mais j’entrevoyais maintenant que j’allais bientôt accoucher dans mon salon si ma moitié ne se dépêchait pas un peu … Chériiiii !!!!!!!!!!
Il descendit enfin. Le sac à la main. Blanc comme un linge. Son regard bleu turquoise me fixant ardemment. Il passa la main dans ses cheveux noirs hirsutes me faisant un sourire en coin. Comme si c’était le moment de me faire craquer …
- Tu es sûre que c’est pour tout de suite ?
- Oui sûre et certaine !!! Dépêche-toi ou c’est toi qui vas m’accoucher !
- Bon, bon, ne te fâche pas. On y va …
Depuis ma grossesse, il ne cessait de me couver, me dorloter. Plus d’une aurait été ravie de toutes ces attentions, moi je n’en pouvais plus de toute cette sollicitude. Je ne pouvais rien faire sans son accord. Protégée. Surprotégée. Étouffée. Il me tardait que le bébé soit là et que je retrouve celui avec qui je vivais depuis si longtemps déjà. Nous n’avions pas voulu savoir le sexe de notre enfant. Nous voulions être surpris, comme le soir de Noël où l’on découvre ses cadeaux avec envie et impatience…
Il ouvrit la porte. Les nuages avaient fini par céder. Des trombes d’eau nous attendaient. Soupir. Il me sourit et me proposa d’aller chercher la voiture. Pour une fois je n’allais pas me plaindre de ce geste prévenant. Il nous fallait une bonne demi –heure de route pour aller jusqu’à la maternité et déjà je m’en voulais d’avoir voulu faire ma fière. Une forte contraction me paralysa un instant. Souffle coupé. Éclair. Silence. Tonnerre. Une eau chaude coula le long de mes jambes. Mauvais signe. Les choses allaient s’accélérer. Je portais ma robe noire à fines rayures blanches. Ma préférée. J’allai chercher à la cuisine de quoi me sécher, prise déjà d’une nouvelle contraction encore plus forte. Plus le temps. Ni le temps de se doucher, ni de se changer. Il descendit de la voiture et m’ouvrit la porte. Il vit à mon regard troublé qu’il venait de se passer quelque chose. Je lui expliquai. Les contractions s’intensifiaient et le temps nous était compté. Ethan, tendu, conduisait doucement sous la pluie battante. Moi j’essayais de retenir mes larmes. Douleurs de l’enfantement. On a beau se dire que bientôt l’enfant sera là, on trouve le temps long. Voyant mon état, il tint le volant d’une main pour me tendre l’autre. Je lui serrai si fort qu’il fit une grimace.
- A ce point là ? demanda-t-il
- Tu n’as pas idée…dis-je, en serrant les dents.
Je respirai le plus calmement possible, essayant d’ignorer les élancements qui parcouraient mon dos. Le trajet me semblait durer une éternité. La pluie et le vent balayaient la route. Éclair. Tonnerre. L’orage se rapprochait. Nous arrivions enfin à la maternité. Je pouvais à peine marcher. Ethan me soutenait en me murmurant des mots doux. « Ma douce Ambre, tu vas y arriver …, tu es forte …, je t’aime tant » Son regard d’un bleu si particulier me transperça encore une fois. J’imaginais les yeux de notre enfant. Mélange du bleu outremer de sa mère et du bleu turquoise de son père. Unique. Ses cheveux seraient forcément d’un noir profond. Comment pourrait-il en être autrement ? Il ou elle hériterait de notre chevelure d’ébène …
L’orage s’intensifiait. Les lumières tressautaient à chaque grondement. Super. Bientôt nous n’aurions plus d’électricité… La sage –femme eut à peine le temps de m’installer que déjà je sentais la tête du bébé. Elle m’ordonna de pousser. La douleur devenait intenable. Encore quelques instants et la délivrance serait proche. Pour nous deux. Ethan, encore plus blanc que moi, tentait de faire bonne figure mais je savais qu’il n’aimait pas voir la souffrance, encore moins en moi. Entre deux contractions, il posait sa main sur mon front, embrassant mes cheveux, me regardant tendrement, m’encourageant silencieusement. Encore une poussée. La dernière. Un cri. Le mien. Un cri. Le sien. Des pleurs. Les nôtres. On nous tendit la petite. Cheveux noirs en bataille, yeux immenses d’un bleu violet qui nous fixaient intensément. Elle ne pleurait pas. On aurait dit un ange surpris d’être arrivé là.
Ellana.
Nous avions dit que si c’était une fille c’est moi qui choisirai. J’avais choisi. Prénom d’une héroïne. Rebelle et libre. Têtue et impatiente. Belle et mystérieuse. Impertinente. Marchombre. Souvenirs de mes lectures, plein de tendresse et de fascination. J’aurai dû réfléchir à deux fois avant de prénommer ma fille ainsi. Vie pleine d’épreuves. Destin. Amour. Haine. Violence. Harmonie. Curieux mélange.
Spéciale. Elle était spéciale. Nous l’avions compris tout de suite. Pas de pleurs. Calme. Un regard doux posé sur tout ce qui l’entourait. Comme fascinée. Des nuits sereines. Des journées tranquilles. On nous envia. Pas de gazouillis. Pas de mots babillés. Pas d’émerveillement. On nous plaignit. Un an. Deux ans. Trois ans. Cela devint inquiétant. Ce fut la course aux spécialistes, la tournée des examens. Rien. Incompréhensible. Pour tous. Rien ne l’empêchait de parler. Rien ? Tout ?
Confusion. Interrogations. Culpabilité. Où avions-nous échoué ? Qu’avions-nous fait pour provoquer cette attitude ? Elle avait été désirée, entourée, aimée, adorée.
Nous faisions tout pour qu’elle parle. Ethan et moi étions unis dans cette bataille. Ellana alla à l’école. Apprit silencieusement, rapidement, facilement. Elle était douée. Bientôt elle communiqua avec nous par petits mots écrits. Sa maîtresse nous encouragea même à apprendre le langage des signes. Le dialogue se noua. Nous communiquions. En silence. Intensément. Elle écoutait avidement les histoires que nous lui lisions. Demandant encore et encore notre attention. Elle se mit à sourire, nous montrant son amour par des gestes tendres. Son intelligence se développait harmonieusement. Mais aucun son ne sortait de sa jolie bouche. Aucun mot ne franchissait ses lèvres. Les années passèrent.
Je finis par accepter la situation et la vivais du mieux que je pouvais. Ethan la refusa et nous abandonna. En deux ans, la petite régressa. Son père lui manquait, ses mots écrits se firent de plus en plus rares. Elle refusa même d’utiliser les gestes qui nous liaient. Elle s’enfermait en elle–même, repoussait ma tendresse en se réfugiant dans une solitude qui nous éloignait jour après jour. Elle ne voulait plus aller à l’école, ne regardait que la télévision et lisait. Boulimie d’images. Boulimie de mots. Heureusement mon métier de lectrice - correctrice au sein d’un comité de lecture me permettait de travailler à domicile. Nous vivions côte à côte mais séparées par un mur immense et silencieux. Depuis deux ans je me sentais vide et désarmée. Incapable de sortir du marasme qui nous étouffait l’une et l’autre. Nous ne partagions plus rien. Je n’étais plus rien. Je devenais folle. J’étais la seule à le voir. La seule. Seule.