Premier Chapitre
C’est un jour de cour plénière. La saison naissante accueille, dans les murs du château de Carduel, l’assemblée des vassaux. En cette occasion le roi porte une rare couronne : le cercle crénelé, l’airain recouvert d’or du royaume de Briar, l’ancien pays des ogres ; le ruban fin du royaume sur la mer : Loegrie, conquis pied à pied dans sa jeunesse belliqueuse. Le dôme rond de Bryneithcau, le pays des Collines creuses : vaincu par lui à l’usure des ans, récente adjonction d’une lutte de décennies. La tresse d’argent où s’entrelacent les Iles, au nord, jetées au hasard dans la mer ou peut être pics de montagnes immergées.Il a repoussé les limites de la terre. Et c’est à lui, maître de ce monde qu’il a tracé de son épée, que se pressent les vassaux en ce jour d’hommage. Il s’y engage de grands barons et de beaux chevaliers, de riches dames et de nobles demoiselles. Ils approchent à cheval et passent les portes ouvertes. Le roi sur son haut trône accueille chacun d’une parole courtoise et leur souhaite la bienvenue. Les chanteurs et les bardes émaillent la grande salle de leurs contes aventureux. Ils chantent la gloire et l’honneur du roi et de ses chevaliers, ils rêvent l’amour des uns et pleurent la mort des autres.
Mais sous les réjouissances chacun sait que quelque chose se profile. Et le roi du haut de son trône attend. Il attend quelque chose qui ne vient pas.
Une faille dans l’édifice. Aujourd’hui, quelque chose de nouveau se joue.
La cérémonie des hommages s’étire. Le soleil se hausse dans le ciel cru jusqu’à heurter de front la terre. Le roi doit se lever. Il ne peut plus attendre. Les vassaux ont cessé de venir. Ils s’impatientent devant les longues tables quand le roi, enfin, se dresse. Il parle :
- Amis ! Merci de votre venue. Aujourd’hui nous laissons les récits d’aventures pour entrer en guerre. Nous nous levons contre la traître Rhiannon, reine des Iles artémises, qui a parjuré sa foi. Dès demain nous prenons ses terres, et toute notre gloire !
Il parle peu. Les chevaliers sont satisfaits, ils lèvent des coupes apportées pleines par les serviteurs silencieux. Ils boivent au succès des combats. Le roi n’a pas encore laissé apporter les viandes. Il lève le poing. Il faut se taire.
- Pour notre succès j’ai convoqué auprès de moi les moines-soldats de la forteresse de Gyges et les prêtres des temples de Cottos, j’ai appelé les guerriers-fauves des Iles rouges et j’ai commandé à la Mort elle-même ! Moi, Amaris, je suis le premier à avoir osé invoquer la dame Faucheuse !
Les clameurs qui scandent les noms prononcés s’étranglent. Les serviteurs se sont figés un instant et ont relevé la tête, de crainte. Le roi jauge la réaction de ses chevaliers et les moque :
- Allons ! Je connais comme vous les légendes. C’est une guerrière formidable, si on lui prête la moitié de ce que racontent les récits, un valeureux atout. Les rumeurs le prouvent. Auriez-vous peur ?
- Et à raison !
L’enchanteur de la cour apparaît derrière le roi. Il avance devant lui, sans égard, on lui voit un œil agité sous ses sourcils gris.
- C’est notre mort à tous que vous voulez attirer ! Avez-vous perdu le sens ?
Le roi blêmit de l’insulte. Il se lève. L’enchanteur éprouve le poids de sa fureur et soutient le visage qui se contracte de colère. Les vassaux n’osent parler mais la même lueur que celle du magicien s’accroche dans leur regard.
- Ceux qui posent l’oeil sur elle, meurent ! Ceux qui croisent sa route, meurent ! Ceux qui la touchent, meurent ! Sire en vérité je vous le dis : elle annonce le malheur et apporte la souffrance. Renoncez à cette folie !
- Il est trop tard. Votre couardise, à tous ! prouve l’utilité de cette créature. Nos ennemis trembleront.
- Et vos alliés avec eux. Ce n’est pas une guerrière de chair et de sang. Elle est la mort. La mort ! Les puits se tarissent et les champs se ferment à son passage. Ce sera notre perte !
- Vieillard sénile, silence !
L’enchanteur se tait. Il ploie sous le courroux du roi.
- Lâcheté, couardise et trahison ! Un mot de plus sur ces contes et c’est la langue que, moi, je vous fauche !
Il se retourne, très grand, vers ses vassaux immobiles et muets. Une ride profonde creuse l’espace entre ses yeux et le vieillit.
- Nous écraserons nos ennemis comme cette peur irrationnelle. Buvons !
Il prend une coupe, la lève, boit. On l’imite. On pense reprendre courage.
- A présent, accueillons nos alliés à notre table. Sénéchal ! Qu’ils entrent.
Le sénéchal s’incline et une longue colonne avance. Le roi accueille de sa voix forte ces gens inconnus et étranges, des hommes en longues robes, des guerriers et des mercenaires aux armes curieuses et à la peau de feu. Il salue les chefs avancés vers son trône. Ils prennent place à la grande table.
Et alors l’attente reprend.
Le roi debout fixe la porte des yeux. On se penche, un peu, pour la voir. Rien ne vient. Le roi jette sa coupe, de colère le pli revient entre ses deux yeux. Il s’assied et tremble, d’énergie contenue. Sa main est serrée à grande force sur l’accoudoir. Un serviteur approche. Il porte une nouvelle coupe. Le roi la renverse et frappe au visage le garçon, rapidement, sans le regarder. Son grand corps cesse de trembler. Sa voix reste violente quand il crie : A manger ! Et on se précipite sur la table pleine. Le roi reste sur son trône, le visage grimaçant, et mange sans quitter de l’œil la porte ouverte.
Il est tard, très tard, lorsqu’elle apparaît. C’est une ombre noire contre le noir de la nuit. Elle avance, sans bruit, drapée d’une grande cape sur un cheval moreau. Le cheval renâcle et souffle ; quelque chose de menaçant, son allure, son œil trop clair, le poids de son sabot contre la terre dure, habite la haute bête. Une lance bat contre la selle, sa pointe incurvée comme une lame.
Elle se présente à la porte et un froid intense écrase les gardes, qui connaissent les récits et les contes. Elle en joue, remue la lance dans sa main, la peur leur creuse le cœur et le ventre. Ils poussent les portes, le souffle du cheval sur leur nuque, ils s’écartent et se cachent derrière les battants et la regardent passer de leur œil blanchi.
Le craquement des portes allume les torches de la cour. Plusieurs hommes en sortent, armées ou curieux, des gens du palais qui la voient venir malgré eux. Leur curiosité ou leur inquiétude se fige et se fond en terreur, en peur accentuée par les ombres que jettent les feux et qui accusent les formes.
Elle attend devant eux, dans la cour d’apparat qui a vu courir les vassaux et les valets venus pour la fête. Sans bruit elle descend, glisse de sa selle, jette une ombre multipliée par les lumières. Lentement elle saisit sa lance et s’appuie sur elle, laissant luire la lame. Ils ne voient qu’à peine le regard qui perce à travers le capuchon.
Un petit valet sort, voit, se fige un instant et hurle en courant à l’intérieur : la dame Faucheuse ! la dame Faucheuse ! Et le nom les plonge dans des abymes d’angoisse qu’ils sentent dans le froid de leurs membres et l’étranglement de leurs viscères. Une voix au goût de métal, rauque de silence, expire de la silhouette noire :
- Votre roi m’a demandée.
Que faire ? on bredouille ; personne n’ose laisser la mort entrer. Pourtant elle avance, nul ne l’arrête ni même n’y songe. Elle pénètre à l’intérieur, dans la grande salle. Au bout le trône est vide. Elle remonte l’allée dessinée par les tables dressées pour le lendemain, elle passe contre le siège royal et trouve la porte du donjon. On la suit, de loin. Quand elle y entre on s’arrête. La porte se referme sur elle. Les gens et les gardes reprennent vie et retrouvent la parole, elle s’élève, confuse, de crainte et de stupeur.
Dans le donjon la dame Faucheuse est montée, elle ne s’arrête pas. Elle trouve la porte de la chambre et entre sans frapper. Le roi lit, il se redresse en la voyant.
- Te voici enfin !
Elle s’est arrêtée. Elle le fixe de ses yeux sombres. Elle scrute le dos trop droit, la nuque trop fière, l’insolence commune des seigneurs.
Les yeux du roi s’agrandissent de surprise lorsqu’elle se retourne et part. Il appelle, doit la suivre. Il rougit de colère au premier pas.
- Assez ! Tu réponds tard à ma convocation ! Tu oses me tourner le dos ! Ne crois pas que je prête la moindre foi aux histoires qui circulent sur ton compte.
Elle l’ignore. Elle est sur le seuil.
- Reste, ou je te fais arrêter !
Elle s’immobilise. Un son, comme un hoquet, échappe de la capuche. D’abord haché, maladroit, le son enfle et s’harmonise dans un rire.
- Voilà bien longtemps qu’on ne m’a pas parlé de la sorte… tu as mon attention, roi.
Elle se retourne. Elle repousse de sa main libre sa capuche. Le roi pâlit et recule, puis la dévisage. Il n’a jamais vu de faé. La semblance au visage humain est trompeuse. Un regard appuyé décèle les mille éléments qui indisposent l’œil. La figure archaïque, ses traits saillants, trahit un sang ancien – très ancien. Le front trop haut, les orbites élevées, les sourcils sévères au-dessus du nez droit et les pommettes taillées, nettes à s’y couper, s’assemblent sur un visage d’arabesque au regard noir et polaire. Le roi tremble, pris de vertige devant cette face où il voit l’expression ambigüe des bêtes – ou l’éclat de bronze des idoles. Elle lui fait grâce d’un mouvement de paupière. Il ne croise plus son regard.
- Je vous ai convoquée pour louer vos services.
Elle le fixe de son œil de faïence qu’il ne sait pas déchiffrer. Il se sait insulté de son silence, mais sa colère s’étouffe.
- Quoi, vous ne tuez tout de même pas sans raison ?
- Je ne suis pas un assassin.
Il s’empare et s’engouffre dans la réponse.
- Pas un assassin ! Ne prenez-vous pas la vie des gens ? Si vous n’avez pas de raison ni de cause, je vais vous en donner une. Nous sommes en guerre. Tout ce que je vous demande, c’est de préférer la vie de mes ennemis à celle de mes alliés. Voilà tout.
- Vous possédez déjà de tels instruments, roi. Vous les nommez des guerriers, des chevaliers, que sais-je ? Adieu.
- Non !
Il ne fait un pas que lorsqu’elle se détourne de lui.
- On parle de vous comme d’un agent de la mort, pourquoi refuser de tuer quand on vous le demande ?
- On en parle sans savoir. Je ne prends la vie que de ceux qui m’en font la demande.
Il ne comprend pas. Il la regarde et veut la croire folle, il ne trouve nulle prise. Il se sent prit dans un mur de glace, le froid se glisse le long de ses membres. Il est incapable de déceler la profonde tristesse qui creuse les yeux de la dame Faucheuse.
- Cela n’a aucun sens… qui demanderait une chose pareille ?
- Des douleurs extrêmes et des vies trop longues.
- Des vies trop longues…
Il murmure, comme frappé d’évidence.
- Par les dieux, ce n’est pas une légende ? Il est donc vrai que les… créatures de votre espèce ne peuvent pas mourir ?
Elle ne répond pas. Elle ramène l’ample capuche noire sur son crâne.
- Restez ! La dame Faucheuse !
Elle ne le regarde pas en marchant mais dit de sa voix de mort : si je me retourne, si vous m’invoquez une troisième fois, votre sort est lié par serment et je vous tue.
Elle glisse le long des marches avec une allure de spectre. Une griffe glaciale a saisi le roi à ces mots. Debout sur le seuil, il la voit disparaître au premier tour de la vis.
Pour ceux qui voient repartir la dame Faucheuse, le roi vient de mourir. La détresse leur rampe jusqu’au cœur, ils n’osent monter les marches. On la laisse repartir sur son cheval, énorme, piaffant, plus grand encore que les ombres qui s’étendent.
Lorsqu’apparaît le roi renait l’espoir. Les vassaux se massent dans la salle, autour du trône, trop proches. Amaris est pâle, une pâleur maladive jusque dans les yeux et qu’il porte sur les visages qui l’entourent. La mort ne l’a pas saisi, c’est un miracle, il est béni des dieux. Les chevaliers alors se réjouissent et le louent ; le monde tremblera devant celui qui a défié la mort.
Pourtant le roi ne ressent pas la crainte respectueuse qui les habite ni la ferveur qui les met à genoux devant lui. Il pense à l’angoisse qui l’étreint depuis la nuit, un malaise étrange qui lui tord le cœur et ne disparaît pas. Il se sait humilié par quelque chose qu’il croyait un vestige et qui pourtant l’a terrifié. Par instinctive défense il change sa terreur en colère sous l’hommage de ses vassaux. Il refuse tout, tout ce qu’il a vu dans la nuit et très naturellement sa voix alourdie de rancœur prononce un ordre : Je la veux morte, la dame Faucheuse.
Son ordre retentit, le silence s’envenime. Les chevaliers n’ont pas le droit de baisser les yeux et de craindre une telle aventure. Ils contemplent leur seigneur et cachent leur peur de poursuivre la faé. Pourtant il le faut. Ils échangent des regards puis d’un commun mouvement ils se tournent vers un chevalier, le plus jeune d’entre eux. C’est le neveu du roi, celui qu’on dit être le meilleur de tous. Il n’a pas quitté le roi du regard. Il est à genoux, il prend la main de son seigneur et la baise, il dit :
- J’irai, sire, et je tuerai la dame Faucheuse.