Premier Chapitre
Chapitre 1Un arc en pierre
Les rayons du soleil filtrent à travers le vitrail ocre et diffusent dans la chambre endormie une lueur bienfaisante, une caresse, la promesse d’une belle journée.
D’un bond, je saute du lit.
- Papa ! Papa ! C’est l’heure !!!
Mes pieds nus rebondissent sur le plancher.
- Papaaaaa ! Papa debout !
La cruche en étain contient une eau tempérée. Je ne prends pas le temps de la réchauffer. Ce matin, beaucoup trop important, ne verra aucune seconde gaspillée. Des deux mains, je me rafraîchis le visage. Mon regard se fixe sur mon reflet. Le miroir me renvoie une chevelure noire, défaite, hirsute, sous laquelle mon corps d’adolescent semble encore rechercher les bonnes proportions. Le silence dans la chambre d’à côté m’inquiète.
- Papa ?
Une jambe et demie dans mon pantalon de cuir, je titube hors de la pièce. L’intonation de ma voix trahit ma colère.
- PAPA !
J’enfile le pourpoint le plus finement ouvragé de ma garde-robe. De couleur bleu, confectionné par Maman, il me revient. Je cours dans le hall de nuit ; tout au bout, une chambre vide... De sa porte entrouverte, je découvre le lit de mon père, intact. Je sens un mélange de tristesse et de fureur se déverser dans le volcan de ma gorge. Ma voix entre en éruption.
- PAPAAAAAAAAAA !
Un picotement m’irrite le coin des paupières, je retiens ma peine. Un timbre proche de l’animal mugit du rez-de-chaussée :
- Oh ça va hein, pas la peine d’gueuler !
Le son de sa voix, bien que pâteuse, soulage mon anxiété. Même ivre, il pourra monter en selle et m’emmener à la grande bibliothèque pour ma première journée d’érudition. Je dévale les escaliers et retrousse les narines. Les odeurs piquantes de transpiration, de vieille prune et de fientes se disputent mon appétit. Mon ventre rend les armes et je me résigne à sauter le petit déjeuner.
- Allez Papa en route ! Tu vas finir par me mettre en retard !
Tel un furet qui sortirait de son trou, sa tête émerge du dossier du fauteuil. Ses yeux, aussi asymétriques que sa bouche, refusent de me fixer. Il ondule au rythme des pensées qu’il ne parvient pas à formuler.
- T’es d’jà en retard…
Il éclate de rire. Je le transperce d’un seul regard.
- Que veux-tu dire ?
- Ben…
Il se gratte la tignasse, ce qui fait rouler ses yeux. J’attends… Il s’endort… Et ronfle !
- PAPA !
Il sursaute.
- Ah… j’ai perdu Rocaille.
- Quoi ?
- J’avais une main d’enfer hier, j’étais certain que…
- QUOI !?!
- Ben oui, j’étais bien obligé d’essayer de me refaire vu que j’avais perdu la…
- Tu as perdu Rocaille ?!
La colère devient résignation et mes bras tombent le long de mon corps. Je n’entends plus ses jacasseries d’ivrogne. Sans notre grand aigle, jamais je ne parviendrai à temps à la grande bibliothèque. J’estime mon trajet à pied à trente heures de marche forcée. L’image de mon visage couvert de poussière et de transpiration déchire mes espoirs. Je vois le doigt accusateur du précepteur pointer la grande horloge. J’entends la moquerie, la risée. Ma vie est fichue. Les larmes roulent.
- C’était l’aigle de Maman…
L’espace d’un souffle, d’une inspiration, le visage de mon père redevient normal, carré, puissant et profondément triste. Un éclat jaillit de ses prunelles noires. Sans un mot, il me parle, me montre sa force d’antan et me déstabilise. Mais, dans la seconde qui suit, il redevient ce sale torchon imbibé pourvu d’une bouche en gomme.
- Mouais… ben elle est plus là ta mère…
Après quelques slaloms, ses yeux se fixent à nouveau sur moi.
- Bah te bile pas, l’est pas loin la Rocaille…
Un sourire jaune encrasse son visage. Il surenchérit devant ma mine déconfite.
- J’l’ai perdue aux spoches…
- Aux spoches ?
Il s’énerve devant mon incompréhension
- Au voisin !
- Monsieur Sépauges ?
- Ouais Sépoches. Il a la Rocaille pour un mois… mois pendant lequel, tu gardes le droit d’faire un trajet l’matin et un l’soir !
Mon monde devient à nouveau soleil. J’irradie en direction de mon père et m’évade en quelques enjambées. La porte claque, mais j’ai le temps de l’entendre crier.
- Et tâche de ne pas me faire honte surtout !
*
L’air frais du matin me revigore. L’aurore brille sur une herbe parsemée de pointillés pastel. Les fleurs sauvages se mêlent aux chardons dans une étrange harmonie dont la beauté exulte sous le contraste de l’un et de l’autre. Je souris pour moi-même. Qui eût cru qu’un simple chardon embellirait le paysage ?
L’Arche d’Aiglons nous surplombe. Prouesse architecturale, cette voûte colossale ressemble à un arc-en-ciel de pierre. Selon la Tradition, un mont fut complètement rasé pour réaliser sa construction. Les surfaces planes des monts rasés sont utilisées comme de solides socles pour ériger nos monuments. J’aurais bien voulu assister aux rasages des montagnes, mais l’opération s’est déroulée, parait-il, il y a dix mille ans de cela.
L’Arche D’aiglons s’envole sur un sommet haut de deux mille pieds dont la cime inégalée dévoile l’horizon sur des centaines de milles. Les alcôves de l’Arche d’Aiglons abritent la plupart des nids et des couvées du Royaume.
Entre ses deux gigantesques pieds, repose notre village. De loin, il donne l’impression d’être la surface d’un chaudron dominé par une anse de pierre que quelques dieux géants pourraient trimballer à leur guise.
Mon regard vole en direction de son point culminant autour duquel de petits points virevoltent : les aigles chassent tandis que les aiglons découvrent les nuages.
À Hautplateau, une nouvelle journée commence pour ses aigles, ses habitants et pour moi.
*
Une cinquantaine de mètres me sépare de la maison des Sépauges. Pour mes souliers, ces quelques pas pèsent des tonnes et mesurent des lieues. Monsieur et Madame Sépauges représentent tout ce que je n’ai pas. Une Maman présente dont les sourires irradient d’amour et de bienfaisance. Un père fier et charismatique, le héros que j’envie, le Maître Voltigeur.
À chaque nouvelle enjambée, l’imposante demeure s’esquisse un peu plus sur la toile du matin. Une jolie clôture de bois mène à de vieux arbres fruitiers. Le parterre bien entretenu de la cour s’arrête devant une demeure où s’allient pierres et boiseries. Sur le côté, l’abri des aigles d’élite s’élève en un chalet aux proportions démesurées. À côté, ma maison ressemble à une boîte à tabac usée ; sale, puante, mais surtout vide.
Mes jambes s’activent, mes pas deviennent des foulées. Je rejoins Monsieur et Madame Sépauges, ainsi qu’Henri leur jeune fils de huit ans. Ils m’attendent.
- Bonjour !
Pour toute réponse, je reçois des hochements de tête. Sympa l’accueil. En silence, je me campe à côté du maître des lieux, Monsieur Sépauges. Mes traits se détendent, un sourire éclot sur mon visage. Je distingue les courbes familières de mon aigle royal. Le plumage, noir à l’encolure, fond dans un dégradé de gris. Ses deux soleils or et bronze me fixent dès mon arrivée. Dans son imposant bec crochu, sa langue claque de contentement. Je brûle de me jeter contre lui et d’enfouir ma tête dans son cou. Je me retiens, mais souris à mon seul ami, l’aigle de Maman ; Rocaille.
Sa double selle en place indique un départ imminent. Je tourne la tête pour saluer mes hôtes. Mon cœur saute un battement. Alexandra Sépauges avance telle une perle en mouvement. Ses courbes glissent sur les pavés gris qui jonchent nos routes. Ses yeux émeraude sont des étoiles dans ma nuit. Ses ondulations blondes planent dans l’air pour libérer leurs charmes secrets dont je m’enivre à chaque regard. Son nez, saupoudré de rousseurs… son frère me parle.
- Ferme ta bouche, on dirait un chien qui bave.
Piqué au vif, je réponds sans réfléchir.
- Essaye d’avoir cinq ans en silence.
Sévère, monsieur Sépauges m’envoie une taloche sèche sur le haut de la tête.
- Il suffit !
Madame Sépauges porte la main au menton.
- Seigneur…
Henri rétorque boudeur.
- J’ai huit ans d’abord…
Alexandra arrive et nous dévisage.
- Vous en faites une tête !?
Monsieur Sépauges m’assassine du regard, je comprends que tôt ou tard nous aurons une discussion pénible lui et moi. Son uniforme de Maître Voltigeur lui confère une aura stricte et majestueuse à la fois. Ses yeux noirs et ses fins sourcils s’agitent à mesure qu’il enregistre ses observations silencieuses. J’ai l’impression qu’il dissèque chacun de mes faits et gestes. Il me terrifie à tel point que je n’ose masser mon crâne qui vibre encore sous la rudesse de son revers. Il aboie ses recommandations.
- Vous prendrez Rocaille pour le trajet vers la bibliothèque et uniquement pour ce trajet ! Il reviendra vous chercher une heure avant le coucher du soleil.
Il marque une pause et nous observe. Il s’attarde sur moi.
- Je compte sur vous pour que cette première journée soit… un succès… Me suis-je bien fait comprendre ?
Ma gorge se resserre. Alexandra semble habituée.
- Bon, on peut y aller ?
Sans autre cérémonie, elle se dirige vers Rocaille et monte en selle.
- Que... ?
Le reste de ma phrase expire à l’entrée de ma bouche. Alexandra ? Voltigeuse ? Je n’en ai jamais connu de si jeune. Pour ma part, je n’en suis qu’à mes balbutiements. Je souffre de vertiges et la vitesse me fait perdre mes moyens. D’un coup de coude discret, Henri pousse ma cuisse. Il marmonne :
- Qu’est-ce que t’attends ? Un parchemin explicatif ?
La tête du patriarche pivote à la façon d’un limier. Son jeune fils se redresse au garde-à-vous. Sans trop de conviction, je rejoins Alexandra dont les regards me traversent, elle ne m’accorde aucune attention. D’un mouvement maîtrisé qui me cloue sur place, elle enjambe le somptueux plumage. Dans une cascade beaucoup moins élégante, je la rejoins. Ma journée s’illumine lorsqu’elle se tourne vers moi. Je retiendrai ses premiers mots jusqu’à la fin de mes jours :
- Garde tes mains sur ta selle ! Pigé ?