Premier Chapitre
Un homme courait dans la nuit, ombre indistincte au milieu des dunes. Un croissant de lune mince comme une lame de couteau accrochait des reflets à la ganse dorée de son chapeau ; plus bas, l’obscurité noyait le halo rouge dont l’humidité lui tachait les côtes, et qui allait s’élargissant. Courbé contre les rafales venues du large, il titubait, le souffle court. Combien de temps encore pourrait-il continuer…Soudain, alors qu’il contournait un monticule couvert d’herbe rase, il se tordit le pied et trébucha. Il ravala un juron. Au moins, cette fois, ce n’était pas un trou d’eau. Il se releva, mais sa cheville protesta quand il tenta d’y faire peser tout son poids. Haletant, épuisé, il regarda autour de lui.
Est-ce que son agresseur ne le suivait plus, au moins ? Il n’avait plus entendu son pas depuis tout à l’heure, mais qui sait ? Le vent emportait les bruits. Peut-être était-il en train de le suivre à la trace, conscient qu’il l’avait blessé, attendant son heure…
Le fugitif fit encore quelque pas en boitillant. Il n’avait même plus son épée, l’autre y avait veillé. Ne restait qu’à s’enfuir, s’il le pouvait. Se cacher… Il déboucha tout à coup sur un espace dégagé entre les dunes, abrité du vent par une palissade de planches. On distinguait au-dessus la carcasse d’un navire. Un chantier, ici ? Un moment, il resta à haleter, plié en deux, luttant pour reprendre son souffle et ses esprits. Il se força à inspirer longuement l’air humide du large, malgré la douleur dans son côté qui devenait de minute en minute plus lancinante.
Il s’était trompé de chemin tout à l’heure, prenant vers la plage et non vers la jetée. En continuant à présent, il déboucherait sur le périmètre occupé par les batteries côtières qui protégeaient la ville contre l’ennemi anglais. Oui, c’était le mieux : marcher vers la zone militaire tant que ses jambes le portaient, en espérant se faire reconnaître des sentinelles. Sûrement, l’autre n’essaierait rien en leur présence.
Mettre un pas devant l’autre était pénible, mais il le fallait. Il chancelait, s’appuyant de la main à la palissade. Juste à côté du chantier, une sorte de hangar dressait sa masse sombre. Il allait passer son chemin quand un petit crissement doux, un peu en arrière, lui glaça le cœur.
Un pas dans le sable, lent mais délibéré. Le ruffian l’avait donc retrouvé !
Atterré, il regarda autour de lui. La porte de la bâtisse n’était pas fermée. Ne pourrait-il pas… Il n’espérait plus pour lui-même, à présent ; mais s’il pouvait au moins sauver les papiers, les soustraire à l’avidité de son poursuivant… Il devait le tenter, quoi qu’il en coûtât. Il en allait du sort de la flotte, de tous les braves qui allaient se risquer à l’assaut d’un ennemi aussi formidable, déterminé à broyer la France. On n’avait pas idée, à Paris, de ce dont les Anglais étaient capables. Avec le contenu de ces papiers, le combat serait un peu moins inégal… s’ils tombaient en de bonnes mains.
Déterminé, il poussa la porte du hangar. Seul un rai de ciel étoilé passait par un soupirail. Il heurta du pied une sorte de coffre. Outillage, sans doute. À côté, d’autres caisses, et ce qui ressemblait à un canot tourné la quille en l’air.
Avec peine, il souleva la petite embarcation. Pourrait-il se cacher dessous ? Non, c’était futile. Mieux valait songer aux papiers. Derrière le canot, on distinguait une pile de pièces de bois de formes diverses. Il n’avait pas le temps de chercher une meilleure cachette. Dans les interstices entre les planches et poutres entassées en caillebotis…
Fébrile, le cœur battant, il tira de sous sa veste le plus précieux de ses trésors. L’objet ne payait pas de mine, tant pas sa taille que par le matériau très ordinaire qui le constituait, mais il contenait une promesse de victoire pour qui saurait le manier – et de désastre pour l’adversaire. Il y avait juste la place de le dissimuler dans l’entrelacs de pièces de bois. Avec une dernière prière, il le lâcha, comme une bouteille à la mer.
Restait à mettre les plans en lieu sûr. Épuisé, il se laissa tomber sur le sol meuble, où le sable se mêlait à la sciure. L’odeur manqua de le faire éternuer. Retenant sa respiration, il écouta désespérément. Oui, le pas était presque à la porte, à présent…
Tremblant, il tâta des deux mains le coffre devant lui. Il n’était fermé que par un crochet. Il souleva le couvercle et y glissa le rouleau de papier. Avec un peu de chance, les ouvriers qui découvriraient cela demain iraient auprès du responsable du chantier, quelqu’un qui pût comprendre l’importance de la trouvaille.
Ses tempes battaient comme les vagues qui disloquent un navire en perdition. Il entendit le grincement de la porte qui s’ouvrait. Si léger, pourtant fatidique.
Que pouvait-il faire encore ? C’était la fin. Trop tôt, toujours trop tôt… Le visage de Najma, qui l’attendait à Paris, passa de façon fugace. La pauvre, saurait-elle un jour ce qui lui était arrivé ? Il se releva sur un coude. Le sang faisait déjà une flaque sous ses côtes… Du doigt, il griffonna un nom. S’il tombait là, peut-être que le tracé en serait préservé…
Soudain, il réalisa son erreur. L’un des papiers les plus importants était encore dans sa veste. Plus le temps…
* * *
L’autre homme était entré comme une ombre, marchant sur les traces du fuyard. Il s’approcha d’un pas tranquille ; son gibier était blessé et sans arme. Il ne prit pas la peine de lui adresser la parole. À quoi bon ?
La lame était bien assurée dans sa main. Il empoigna les cheveux du blessé, qui ne se débattait même plus. Un coup puissant en travers de la gorge suffit à l’achever. La tête retomba comme celle d’un pantin, à demi séparée du corps.
Il resta un moment à observer les lieux à la lueur de l’étroite lucarne, tandis que ses yeux s’accoutumaient à la quasi-obscurité. Du sang avait dégoutté là où ce pauvre imbécile s’était effondré. Et ne dirait-on pas que… Si, des lettres tracées dans le liquide noirâtre. Allons donc ! Le nom du meurtrier en lettres de sang, comme dans un mélodrame ? Avec un rire méprisant, il utilisa la manche du mort pour brouiller et rendre inintelligible le message.
Tout cela n’avait pris que quelques instants. Un dernier regard à la scène révéla le chiffon de papier dans le poing serré du cadavre. Les documents ? Il se pencha et arracha la feuille.
Ce n’était que l’un des plans qui l’intéressait, mais déjà bien trop précis, bien trop utile potentiellement pour un ingénieur qui connaissait son métier. Le défunt avait fait du bon travail, à sa façon. Mais tout cela était terminé.
Il se glissa hors du hangar, quasi invisible dans la nuit, et reprit le chemin de la ville. Il faudrait qu’il revienne fouiller tous ces recoins à la lumière du jour. Mais il avait le temps : demain était un jour chômé. Personne pour l’empêcher de mettre un point final à sa tâche. L’Empire ne saurait jamais ce qui venait de lui glisser entre les mains.