Premier Chapitre
Les ombres s’étendaient. Le soleil plongeait derrière l’horizon et une pluie fine commençait à recouvrir le goudron devant moi. Je m’éloignais de la gare et posais pour la première fois depuis une éternité les pieds dans la ville qui avait vu passer mes plus belles années. Les rues de Nightintown s’assombrissaient ; moi, je m’y enfonçais. Nightintown. J’avais beau avoir traversé des dizaines de cités toutes plus pourries les unes que les autres, celle-ci restait incontestablement la moins accueillante. Le trou à rats qui faisait battre mon cœur.L’odeur vous y agressait bien avant la vue. Omniprésente, elle s’infiltrait dans chaque rue. Elle rôdait dans chaque passage. Plus explicite que n’importe quel paysage. De la ville, elle rappelait immédiatement ses artères délabrées et son ambiance ambivalente ; une ambiance qui mêlait la lueur rassurante des bars à celle des ruelles aux allures de cimetières. Le nez finissait par s’habituer à ce que l’esprit ne pouvait oublier : après quelques semaines, quelques mois tout au plus, cette puanteur devenait une gêne indéfinie, impossible à décrire avec justesse. Il s’agissait d’un mélange de pisse, de sueur, de clopes et d’espoirs brûlés dont la fumée se confondait à celle de l’hypocrite joie ambiante.
Une joie dansante, dont les pas s’accordaient au rythme de cette musique, ces refrains, qui enveloppaient Nightintown d’un voile mélodieux, parfois dissonant, toujours tumultueux. Mais que ces notes soient joyeuses, qu’elles soient tristes, qu’elles soient dansantes ou ronflantes, elles se teintaient constamment d’une mélancolie mordante. Cachée derrière chacune d’elles, elle restait aux aguets. L’allégresse, l’enthousiasme, la gaité : toutes étaient feintes. Toutes n’étaient qu’un bouclier dressé d’un bras tremblant face à la dure réalité d’une vie sombre dans une sombre ville. Je n’avais jamais vu quelqu’un d’heureux à Nightintown. Jamais de sorte que ça dure, en tout cas. Cette ville pourrissait tout et tout ce qui pouvait y survivre, c’étaient les mauvaises herbes comme moi. Celles qui y avaient poussé et qui trouvaient dans ses ordures un semblant de nutriment.
Doucement, l’eau s’infiltrait, vicieuse, à travers mes vêtements. Gêné par la goutte qui glissait dans mon dos, je resserrai ma main sur mon sac. Tout ce qu’il me restait se trouvait protégé par sa seule toile fatiguée. Il ne contenait pas grand-chose. Des vêtements prêtés. Quelques possessions qu’on m’avait rendues à ma libération…
Le train avait été terriblement inconfortable et, tourmenté par le mélange d’angoisse et d’excitation de ceux qui retrouvent une amante, je n’avais pas dormi depuis des jours. J’étais enfin arrivé. Je ne savais pas si quelque chose m’attendait, mais j’étais rentré. Je n’avais nulle part d’autre à appeler « chez moi ».
Pourtant, je venais à peine d’y poser les pieds que déjà, la ville s’amusait à me rincer. J’avais quitté la gare depuis quelques minutes seulement. Ses lumières falotes et son sol de dalles craquelées. Je m’attendais à la voir changée. Je m’attendais à la voir transformée, reconstruite ou… au moins, en travaux. Mais non. C’était toujours le même vieux bâtiment fatigué dans lequel des trains espéraient ne pas s’arrêter. Dans lequel des voyageurs perdus se demandaient s’ils avaient bien mis les pieds à Nightintown, le joyau des humains.
Le titre était resté ; la pierre s’était ternie.
Quant aux humains en question, ils traînaient, étalés sur le sol, un chapeau posé devant eux et parfois un accordéon en main ; ils imploraient ceux qui les dépassaient sans leur jeter un regard de leur accorder un sou. Quelques étrangers leur faisaient la charité, mais personne ne souhaitait les regarder vraiment. Parce que personne ne voulait accepter seulement de s’abaisser à admettre leur existence. Je voyais des berlines démarrer en trombe après avoir fait entrer aussi rapidement que possible le ponte à qui elles appartenaient sur la banquette arrière. Pour s’éloigner. Pour bien vite dégager de ce couvoir à clochards.
Ma destination n’était plus bien loin. Un point de chute. Une bouée dans toute cette marée chaotique : le vieil appartement de mon paternel, situé dans le Shademaze. L’un des trois plus grands quartiers de Nightintown. Un quartier « populaire », comme ils disaient quand ils ne voulaient froisser personne. J’étais étonné de voir que quelques lampadaires éclairaient maintenant des rues auparavant entièrement noires au coucher du soleil. Des efforts semblaient avoir été faits. Apparemment, les changements, ici, n’avaient pas tous étés négatifs. Serait-ce de l’espoir, que je ressentais ? Non. Ne pas se laisser avoir. Je m’en débarrassai bien vite pour ne pas assister à sa combustion. Je connaissais trop ce nid à merde pour lui permettre de me mentir encore. Transi par le froid, meurtri par la fatigue et trempé jusqu’à la moelle, je souriais pourtant. J’avais retrouvé ce qui faisait de moi ce que j’étais. Ma ville, ma liberté. Je respirai. Ce que c’était bon, de ne plus voir le monde à travers des barreaux.
Au milieu d’une rue qui m’était vaguement familière je m’arrêtai, cependant, tiraillé au fond de moi par une impression insidieuse, malsaine. Je regardai mes mains. Qu’est-ce qui avait pu changer ? D’où venait cette étrange sensation de me tenir debout sur un lac gelé, glissant, dont la fine couche qui me séparait de l’abysse était prête à se morceler sous mes pieds ? Rien n’était plus pareil. Je ne me retrouvais plus dans chaque carreau, dans chaque pavé. Je m’approchai d’une vitre, m’y observai un instant. Des rides se creusaient aux coins de mes yeux et mes cheveux se tachaient de sel. Pour la première fois, je le réalisai : j’avais vieilli.
Plus de quinze années s’étaient écoulées depuis que j’avais quitté cette odeur, ces sons, cette vue. Quinze longues années. J’avais perdu tant de choses. Tant de temps. Autour de moi, les ombres me semblaient plus denses. Plus présentes. Elles s’étiraient vers moi. Ma respiration s’accélérait, alors qu’elles couvraient la chiche lumière de ces lampadaires nouveaux. Elles me cernaient… Jusqu’à ce que du fond de la rue un crissement de pneus m’arrache à mes pensées. Je me jetai sur le côté ! Une voiture, pleins phares, passa à quelques pas de moi. Les ombres devinrent nébuleuses, disparurent dans les halos aveuglants.
J’étais tétanisé. Pendant un instant, j’avais vu les feux des combats. J’avais vu les bombes et les explosions, les balles, les flammes. Merde. Je m’étais battu pour ces rues. Pour cette ville. Pour tout ça. Je me relevai et m’époussetai en grommelant. Mon sac m’avait échappé des mains et était tombé dans le caniveau. Je l’en sortis, trempé, et repris mon chemin en longeant le fleuve. J’étais épuisé.
Mon regard se perdit entre cette boue liquide qui coulait du Nord et ce quartier lumineux qui se dressait de l’autre côté, comme protégé par des douves. Ce faubourg, c’était Whitehill. La ville s’étendait sur deux collines, séparées dans la vallée par une large rivière vaseuse : la Nether. À l’Est, Whitehill était le quartier chic de Nightintown. A l’Ouest, lui faisant vaillamment face, le Shademaze crachotait ses lueurs blafardes tandis qu’au Sud, au bord de la mer tumultueuse et imbriqué dans le béton qui lui servait de fondations massives, le Darquay, le quartier des docks, pulsait doucement au rythme des navires-cargos qui entraient dans sa baie. Mes yeux, cependant, ne pouvaient se détacher des lueurs agréables et douçâtres de Whitehill.
Le quartier de ceux qui ont réussi et de ceux qui exploitent. Un quartier aux pierres blanches et aux avenues larges. Un quartier entretenu, riche. Évidemment, c’était là-bas que l’on pouvait trouver tous les pires pourris de Nightintown. Ceux qui portent costume trois-pièces et col blanc. C’est là-bas que j’avais bossé. Mon uniforme sur le dos, on me demandait de patrouiller dans ces rues rutilantes, pour donner aux vieilles rentières et aux jeunes entrepreneurs la certitude que rien n’allait mal. Qu’ils étaient protégés ! Je souris. Un sourire sans joie. J’étais vraiment passé par tous les putains d’échelons de l’uniforme. Flic, soldat, tôlard.
Je m’arrêtai une seconde, oubliant la pluie et le froid, et je m’accoudai à une barrière ; je jetai mon regard dans les profondeurs indicibles de ce fleuve aux couleurs écœurantes. Les gouttes formaient des cercles un peu partout à sa surface, seule preuve tangible que cette rivière visqueuse était bien liquide. L’eau était haute. Chaque fois que je la regardais, je ne pouvais m’empêcher d’imaginer ce que l’on y trouverait si le fleuve se vidait un jour. Des déchets ? Peut-être. Des cadavres ? Certainement.
Je repris ma route, passant devant un pont. Le pont des anges. Les statues qui l’ornaient avaient dû représenter des envoyés de dieu avant de se faire ronger par l’érosion, par la pluie, par le mauvais temps et les pierres lancées par quelques petits cons. Je ris intérieurement. Dieu. S’il n’avait pas cané depuis le temps, il avait fini par se trouver une planque dans laquelle oublier ses pires créations. Même lui ne supportait apparemment pas l’odeur du joyau terni du grand pays de Cinderwood.
Après quelques centaines de mètres, je traversai la rue, m’engageai vers l’Ouest. Dans l’autre grand quartier de Nightintown. La colline opposée à celle de Whitehill. La colline brune. Le Shademaze. Ici, c’était chez moi. C’était comme si on avait observé Whitehill dans un miroir déformant et tâché de merde. Les murs étaient noirs de suie, de saleté et de pollution. Les employés de la ville ne s’aventuraient pas jusqu’ici et préféraient se cantonner à celle qui accueillait la classe moyenne et qui s’étendait de l’autre côté de Whitehill.
Laissé entre les mains de la moins favorisée des populations de Nightintown, cet ancien quartier était depuis aussi loin que je me souvienne le quartier pauvre. Ça n’était qu’en visitant ces allées sombres qu’on pouvait vraiment comprendre Nightintown. Le quartier de Whithill était agréable, calme et flatteur mais il ne racontait rien. Il était aussi silencieux et muet que le blanc de ses murs. Ici, on pouvait comprendre. On pouvait lire. Les murs criaient une histoire. L’Histoire, avec un grand H. Ils criaient le passé, ils criaient le présent. Ils criaient ce futur que personne dans cette tache sombre de la carte de Nightintown ne pouvait seulement espérer.
Tout bougeait. Tout vivait. Les rues étaient encombrées, maigres, tortueuses. Pourtant, tout s’agitait. Partout, je les entendais. Qu’est-ce que ça pouvait être bon, bordel ! Les cris. Les murmures. La musique ! Ce saxophone, cette guitare, ce chant parfois : ils m’avaient tant manqué. Ici, enfin, la ville respirait. Je jetais un coup d’œil derrière moi, laissais mon regard traîner sur les lumières de Whitehill. Elle avait beau être éclairée et riche, cette partie de la ville me semblait morne et morte. Elle ressemblait à une vieillarde édentée qui, cachée sous des tonnes de maquillage, essayait de rester jeune et fringante, mais ne parvenait à duper personne. Le Shademaze, lui, il vivait. Il était le jeune connard d’adolescent avec qui tu n’arrives à rien, parce qu’il est trop occupé à fumer, à boire et à faire le con.
D’après ce que j’avais compris, aujourd’hui, c’étaient des mecs comme moi qui hantaient le quartier. Des paumés, souvent revenus de la guerre, déboussolés, seuls. Ouais : comme moi. Ce n’était pas facile d’être dans le camp des perdants. Jamais. Mais ça l’était encore moins quand on s’était battu pour lui jusqu’au bout sans jamais réussir à se convaincre que c’était le bon…
Je restais sur mes gardes car dans le Shademaze n’importe qui était une proie potentielle. N’importe qui y était la cible de quelqu’un. Je me surprenais cependant à me laisser aller à des pensées que je ne m’étais pas autorisé depuis des années… Mon père, d’abord. J’avais appris sa mort si peu de temps auparavant. Quelques mois. J’avais espéré jusqu’au bout pouvoir le revoir. Au moins lui. Mais il avait clamsé, rattrapé par toutes les maladies dont il s’était toujours refusé d’accepter l’existence. Il était rongé de l’intérieur depuis des années. Ce qui restait de lui n’avait pas tenu.
La sensation était étrange. Je m’approchais de ce qui avait été à lui et qu’il m’avait légué sur un papelard, envoyé par la poste à sa mort et signé à grand peine d’une main tremblante. Cet appartement miteux dans lequel j’avais grandi. Cet appartement dans lequel j’avais mangé ce qu’on avait. Ce qu’on pouvait s’offrir. Peu. Cet appartement où j’avais vu mes petits frères, ma petite sœur grandir. Cet appartement que j’avais abandonné. Que tous les trois avaient fini par déserter aussi. Dans lequel ma mère était morte ; puis que mon père avait finalement quitté pour aller crever dans ce que certains, par ici, appelaient un hôpital. Soyons honnêtes. La maison de soins du Shademaze était un lieu pire que les camps que l’on montait sur le front pour amputer les mutilés. Un lieu qui plutôt que de soigner, permettait de mourir. Ça, ils le faisaient bien.
Je ne savais pas si c’était mon aura d’ancien citoyen de ce quartier des ombres ou ma gueule cassée de militaire à la retraite, mais ce fût sans encombre que j’arrivais devant le vieux bâtiment dans lequel se trouvait l’appartement. Il était encastré là, au fond d’une ruelle en cul-de-sac. Il se dressait devant moi, tenant à peine debout, comme un soldat blessé et bravache. Il me défiait de faire le moindre pas dans cette ruelle grise de pourriture. L’énorme ventilation qui se trouvait à son pied soufflait un air épais de miasmes écœurants et emplissait les alentours d’un entêtant bourdonnement qui me donna rapidement mal à la tête.
Je montai les quelques marches abîmées et branlantes jusqu’à la porte verte. Verte. C’est ce qu’elle avait été, j’en étais certain. Elle avait pris aujourd’hui une écœurante couleur verdâtre, plus proche de la moisissure que des plaines d’herbes hautes. Sur le côté, différentes boites aux lettres tenaient encore difficilement en place. L’une d’entre elles, dont la face avant ne tenait plus que par une charnière, le loquet explosé, avait résisté tant bien que mal aux assauts répétés qu’elle semblait avoir subi. Entre mes doigts, je la redressai pour mieux voir. Elle portait, sur une étiquette jaunie et trempé, un nom qui m’était familier : Dessmin. Je la laissai retomber. Le bruit du métal résonna dans la ruelle vide et me poussa à me retourner pour admirer la vue de ce qui allait devenir chez moi.
L’impasse se noyait dans les ombres. Sur les côtés, des bennes métalliques servaient de poubelles ; elles débordaient et le surplus de déchets traînait par terre dans des sacs troués. Peut-être déchirés par des animaux affamés, mais bien plus probablement par les clochards du coin qui espéraient y trouver de quoi survivre une nuit de plus. De l’un des conteneurs s’échappa un petit chat noir qui croisa mon regard. Il m’observa quelques longues secondes, ses yeux brillants dans la nuit, avant de s’élancer pour disparaître entre deux bâtiments.
Au-dessus de moi, le ciel noir et épais déversait ses interminables larmes glacées. Elles s’épanchaient sur le sol humide et peu réceptif de Nightintown ; gelant la nuit, inondant et souillant la ville le jour. Des souvenirs durs me revenaient. Ils me sautaient à la gorge, comme autant d’assaillants imaginaires. Le souvenir de mes pieds gelés. Le souvenir de mon ventre qui hurlait de douleur, tandis que mes yeux demeuraient des déserts arides en manques de larmes. Elles avaient toutes déjà coulé depuis longtemps. Je me rappelais avoir été assis dans une allée du Shademaze, cherchant un peu de soutien auprès des rares personnes qui s’éloignaient de la boulangerie à côté de laquelle je m’étais installé. Je n’étais rien pour eux et c’était ça, le plus dur de cette vie : je n’existais pas. J’avais été un fantôme, transparent pour les uns, écœurant pour les autres. La honte me rongeait autant que la faim. Et si c’était la seconde qui avait risqué de m’achever, c’était la première qui avait joué avec moi jusqu’à ce que je craque. Je secouais la tête, et fis à nouveau face à la porte. Je fis disparaître ce souvenir mordant et effaçai de mon esprit l’image de ces hommes et femmes qui allaient passer la nuit dans le froid, toujours plus près de cette mort si gourmande.
J’enfonçai l’épaisse clef rouillée dans la serrure fatiguée. Elle bloqua. Je forçai, espérant la faire céder et, après plusieurs essais infructueux et jurons bien sentis, elle abandonna en un clac retentissant qui signifiait à contrecœur qu’elle me laissait entrer.
Dans un grincement sinistre, la porte s’ouvrit sur un couloir bouffé de ténèbres et dans lequel une odeur forte de moisissure s’éveilla pour agresser mes narines. Elle me fit sourire en dépit de son caractère nauséabond. Le temps aurait pu être à son origine. Ou encore la désertion progressive de l’immeuble. Mais ça n’était pas le cas. Cette odeur, je m’en souvenais. Elle prit d’assaut mes sens en une nuée de souvenirs qui vinrent s’imposer à mes oreilles, à mes yeux, à mon nez. À mon palet.
Scènes de joie, quand nous jouions dans la cage d’escalier avec mes frères et ma toute petite sœur. Scènes douloureusement difficiles, quand elles étaient celles de mes affrontements avec le paternel. Je me souvins des gifles. Des mains. Des poings. La guerre, je l’avais commencée bien avant de la faire. La guerre, c’est se battre pour ce que l’on croit juste et pour protéger ceux trop faibles pour le faire eux-mêmes ; c’est ce qu’on m’avait répété sans relâche durant les longues années où j’ai été obligé de me servir d’un fusil. À l’époque, c’était pour ma sœur, pour mes frères et pour ma mère, que je me battais. Que je perdais ! J’ai perdu tous les jours pendant quinze longues années.
J’ai récolté toute la colère incomprise d’un père perdu, hargneux. J’en ai chié jusqu’à ce que je n’en puisse plus. Que les larmes se mêlent au sang et que mes espoirs soient écrasés par la violence. Qu’un nouveau souffle vienne me soulever et qu’avec ce qu’il me restait de force, je décidai l’impossible : fuir. Abandonner sans me retourner ceux qui comptaient sur moi. Mes frères et ma sœur. Ma mère. C’est après cette désertion, que j’ai vécu dans la rue. Putain, je me souvenais encore de la chaleur suffocante qui m’avait accueillie quand j’avais ouvert cette même porte. La chaleur d’un été qui a marqué le début de ma seconde vie.
C’était la quatrième que j’entamais en passant à nouveau ce seuil, en m’enfonçant dans les ombres épaisses de ce couloir hanté des souvenirs de mon enfance. J’appuyai sur l’interrupteur, mais l’obscurité demeura. Après quelques tentatives, j’abandonnai et avançai à tâtons. J’essayais d’éviter d’avoir à poser mes doigts sur les murs que je sentais dégouliner d’humidité et dont je me souvenais encore les tapisseries molles, piquetées de moisissure. Je trouvai l’escalier et, avant de le grimper, un souvenir me heurta, m’apparaissant dans l’obscurité comme un flash. Ma sœur, assise là, pleurait. Je passais les voir un soir sans que mon père ne soit au courant. J’avais quitté la maison depuis plusieurs mois, alors. Je la voyais, affalée sur les marches, la tête entre les jambes, laisser couler ses larmes épaisses. Elle pleurait de panique, je le sentais. Elle avait peur comme elle avait rarement peur. Une terreur jalouse de tout autre sentiment grondait dans ses yeux. Ses lèvres tressautaient pendant qu’elle me racontait la dispute qui avait éclaté entre nos parents. Ses mains tremblaient ; j’essayais de la consoler. Enise. Elle me manquait tellement…
Secouant mes pensées en même temps que ma tête, je grimpai les marches en évitant de toucher la rambarde qui avait l’air en tout aussi mauvais état que le reste.
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