Premier Chapitre
À l’instant où son réveil avait rugi pour l’extirper d’un sommeil agité, Juliette l’avait su. Il allait encore s’agir d’une de ces matinées où elle aurait tout donné pour pouvoir retourner se glisser sous sa couette et regarder le dernier film de Tarantino, ou pourquoi pas un Klapisch, bercée par le son de la pluie caressant les toits en ardoise.Au lieu de cela, elle s’était préparée à contrecœur et laissait désormais ses pieds la guider machinalement le long de la rue de Bretagne, se maudissant d’avoir une fois de plus oublié son parapluie tandis que le ciel parisien déversait sur elle ses gouttes insolentes. Après un rapide calcul effectué sur le perron de son immeuble, elle avait préféré mouiller sa veste bon marché plutôt que remonter à pied ses six étages et s’équiper de façon à affronter le temps capricieux plus sereinement.
Comme tous les matins, que le soleil soit au rendez-vous ou non, elle délaissait le métro et sa course oppressante pour marcher au rythme de la playlist enregistrée sur son téléphone. Ce jour-là, le mode lecture aléatoire lui avait désigné le chanteur Sue Jorge comme compagnon de route. Malheureusement, l’artiste brésilien et ses airs de samba ne parvenaient pas à redonner un peu de couleur à son moral. Il n’y avait rien à faire, Juliette savait la journée qui l’attendait, et cette perspective lui semblait aussi alléchante que celle de mettre ses mains dans un four en sachant le mode grill enclenché.
D’ici quinze minutes, son précieux bipeur la laisserait pénétrer au 51 rue Montorgueil. Son index ordonnerait à l’ascenseur de la conduire au cinquième étage tandis qu’un rapide coup d’œil dans le miroir lui rappellerait que ses cheveux châtains étaient toujours aussi raides qu’à l’accoutumée, malgré tous ses efforts pour leur redonner un peu de volume. Elle ajusterait machinalement son chemisier à imprimé liberty pour dévoiler juste ce qu’il fallait de ses formes généreuses, puis franchirait le seuil sacré des bureaux de Crushed, l’application de rencontres qui faisait pâlir d’envie tout ressortissant de l’idyllique « Start Up Nation ».
Traînant le pas pour retarder ce moment ne serait-ce que quelques instants, ce n’est que peu après 10 h 30 qu’elle fit son entrée. Elle longea le long couloir dont les murs jaune moutarde « Crushed », Pantone 123C, indiquaient aux visiteurs qu’ils venaient d’atteindre la bonne destination. Si la couleur de ce mur ne passait pas inaperçue, l’œil des nouveaux arrivants était avant tout attiré par la multitude de polaroïds qui l’ornait.
Sur chacun des clichés on pouvait observer un salarié paré d’un accessoire illustrant une de ses passions, le visage déformé par la grimace de son choix. Un casque de hockey, une Gameboy, des chaussures de claquette en passant par une machine à écrire vintage, un tir bouchon ou encore une chistera et autres accessoires de pelote basque… Chacun avait mis du sien pour démontrer son originalité et une personnalité aussi sympathique qu’atypique. Sur son Polaroïd, Juliette tenait une cassette VHS de Dirty Dancing pour représenter ses deux passions : les films et la danse. Pour sa grimace, elle avait opté pour des yeux démesurément ouverts et une expression faussement choquée. Ce qui lui permettait de mettre en avant ses yeux vairons tout en montrant qu’elle n’assumait pas totalement le choix du film, pas assez pointu pour la cinéphile qu’elle était.
Ce « trombinoscope du bonheur », comme ils l’appelaient entre eux, constituait une parfaite antisèche pour se souvenir des prénoms de chacun, et notamment de l’armée de stagiaires qui défilait en permanence. Selon Sandrine, la « Happyness Manager » en charge de l’épanouissement de tous, il s’agissait avant tout de répandre la bonne humeur et les pensées positives dès son arrivée au bureau.
Mais Juliette était aujourd’hui insensible au charme des grimaces capturées sur photo et rejoignit sans s’attarder la pièce principale : l’open space de 200 mètres carrés qui regroupait la majorité des « Crushtons » et « Crushtonnes », ces jeunes talents de l’ombre qui faisaient vivre au quotidien l’application de rencontres.
Située dans un ancien atelier d’artiste sous une gigantesque verrière, ils pouvaient travailler sereinement tout en profitant des doux rayons du Soleil parisien, quand celui-ci daignait faire son apparition. Un mur complet avait été végétalisé sur toute sa hauteur pour un effet apaisant instantané. Sur l’autre pan du mur, le logo « Crushed » rappelait aux occupants des lieux leur mission commune, toujours sur fond de Pantone 123C.
Juliette leva instinctivement les yeux en direction de la mezzanine sur laquelle était installé le bureau de Samuel, fondateur et heureux propriétaire de Crushed. Du haut de son perchoir, Sam, comme il aimait se faire appeler, pouvait en un coup d’œil épier les faits et gestes de chacun de ses employés. Il appréciait particulièrement s’accouder à la rambarde, les mains croisées et le sourire aux lèvres, tandis qu’il passait ses appels en kit main libre tout en crachant son regard acéré sur les bureaux situés un étage plus bas, comme un aigle prêt à plonger sur sa proie.
Heureusement, il n’était pas encore arrivé. Juliette avait un peu de répit. Elle rejoignit son bureau et y déposa son précieux ordinateur portable qu’elle venait de sortir de son sac en toile. Elle l’alluma, vérifia rapidement le nombre de mails qu’elle avait reçus depuis la veille.
Un mail de Sandrine, la Happiness Manager, lui rappelait qu’elle fêtait aujourd’hui sa première année dans l’entreprise. 365 jours qui avaient déjà radicalement changé sa vie. Cette pensée était loin de l’enthousiasmer et pourtant elle ignorait que les bouleversements ne faisaient que commencer. Le cadeau qui l’attendait sur le bureau de Sandrine (probablement une bouteille de champagne) n’y changerait rien, elle n’avait aucune envie de fêter cet anniversaire. Elle se releva instantanément pour proposer à Cap un café, comme chaque matin.
Directrice artistique talentueuse, Capucine, que tout le monde surnommait Cap, faisait partie des premiers à avoir rejoint Sam dans son projet prometteur. Elle pouvait se vanter d’avoir joué un des rôles principaux dans le succès de l’application. Mais elle n’en faisait rien. Elle n’était pas de ceux qui se préoccupaient du jugement des uns et des autres, du qu’en-dira-t-on. Elle vivait sa vie comme elle l’entendait, à l’image de sa crinière blonde et broussailleuse qui n’en faisait qu’à sa tête. Immobilisée en chignon à l’aide d’un simple élastique, elle lui donnait un air faussement négligé. Comme elle le répétait, ce n’était pas parce qu’elle était une créa qu’elle allait s’attacher les cheveux avec un putain de pinceau ou une baguette chinoise.
Elle bondit de sa chaise avec enthousiasme dès que Juliette eut prononcé l’invitation tant attendue du « Cap-Caf » du matin.
— Enfin ! Je t’attendais.
Elle parcourut les quelques mètres qui la séparaient de Juliette, accompagnée d’un halètement sonore, qui paraissait s’échapper douloureusement de ses chevilles à chacun de ses pas. Bouli, son bouledogue anglais, la suivait où qu’elle aille. Un passe-droit qu’elle avait plus que mérité en supportant Sam toutes ces années sans broncher, estimait Juliette.
— Il faut que je te raconte ce que tu as loupé à Rock en Seine. C’était dingue.
— À ce point ? demanda Juliette en attrapant le mug « Italians do it better » qui traînait sur son bureau. Elle avait oublié de le mettre au lave-vaisselle le vendredi précédent, et à en juger par les traces de café incrustées dans le fond, personne ne s’en était chargé pour elle. Elle laissa échapper sa déception dans un soupir dépité.
— Ça n’a pas l’air d’aller. Tu es sortie un peu ce week-end ?
— Rapidement. Je suis allée au Monop pour acheter de quoi remplir mon frigo, pour mieux le vider ensuite.
— Tu vis dangereusement dis-moi. Il va sérieusement falloir penser à te changer les idées si on veut éviter de te retrouver momifiée devant un DVD de Virgin Suicide qui tourne en boucle. Cette semaine je m’occupe de toi. D’autant plus que Sandrine m’a dit que c’était ton « Crushtoniversaire » aujourd’hui. Bienvenue parmi les anciens !
— Merci, sourit péniblement Juliette.
— Je parie que Guillaume débarque d’ici trente minutes pour te proposer de fêter ça ce soir.
— Super.
Elles quittèrent l’open space pour longer le couloir au trombinoscope, puis bifurquèrent sur la droite pour atteindre la salle « Spring Break », celle où tout était permis, ou presque. Ici le jaune moutarde avait laissé place au bleu marine pour une atmosphère design le jour, et clubbing la nuit. Cette pièce immense se divisait en plusieurs espaces, tous plus populaires les uns que les autres.
Tout d’abord, le coin cuisine. Lieu incontournable de la vie en communauté chez Crushed, son frigo et ses nombreux placards renfermaient de quoi nourrir le tout-Paris en cas d’Apocalypse. Toutes les semaines, Sandrine avait pour lourde tâche de faire l’inventaire des désirs gustatifs de chacun afin de passer la tant attendue commande de courses, celle qui permettrait de combler l’apport énergétique de tous les heureux Crushtons. Et il y en avait pour tous les goûts ! Dragibus, Pépito, baies de goji, Pom’Potes, avocats ou encore saucisson corse… Peu importait votre position sur l’échelle du fin gourmet, que vous fussiez bobo hipster vegan ou futur diabétique à tendance régressive, vous y trouviez votre compte.
Au cœur de cet espace cuisine, un îlot central, plus grand que le studio de Juliette, permettait aux équipes de se retrouver pour le déjeuner en se hissant sur les hauts tabourets de bar. Mais plus important encore, cette configuration permettait de déguster ses snacks préférés sans rien rater de ce qu’il se passait dans les deux autres espaces de la pièce : le coin « jeu » et le coin « détente ».
Le coin jeu… Celui qui attirait les nouveaux employés comme des mouches vers une tartine de confiture groseilles-fraises des bois. Avec son baby-foot, sa table de ping-pong et ses jeux d’arcade, comment résister ? Et Juliette ne faisait pas figure d’exception. Qu’est-ce qu’elle en avait rêvé de ce baby-foot ! Ce baby, c’était le phare dans la nuit noire. Celui qui indiquait qu’enfin, vous étiez arrivé à destination. Vous aviez réussi à rejoindre une start-up conformément hors norme. Si seulement elle avait su que ce baby-foot s’apprêtait à devenir le témoin silencieux de la disparition d’une amie. Ce baby-foot ferait bientôt voler sa vie en éclat. Mais ce jour-là, il s’était contenté de renvoyer joyeusement la balle d’un joueur à l’autre, comme on le lui demandait.
Quelques mètres plus loin se trouvait le coin détente, composé quant à lui de plusieurs canapés plus moelleux les uns que les autres. À côté d’eux se dressait une immense bibliothèque occupant tout un pan de mur et offrant aux Crushtons une source d’inspiration en mots et images, couchée sur papier glacé.
Si les murs sombres de cette salle « Spring Break » auraient pu lui donner un aspect sinistre, l’espace était en réalité particulièrement lumineux. Une gigantesque baie vitrée délimitait la pièce sur toute sa longueur et donnait accès à une immense terrasse jalousée par tout le quartier.
Mais Juliette ne prêtait désormais plus de réelle attention à tous ces petits détails qui lui en avaient pourtant mis plein la vue le jour de son entretien d’embauche. Désormais, sa principale motivation pour parvenir à s’extraire de son lit le matin et rejoindre les locaux de Crushed était ses pauses-café avec Cap. Après quatre années passées à travailler corps et âme pour développer l’application de rencontres, Cap était depuis longtemps devenue un pilier de l’entreprise. Rien ne lui échappait. Elle savait tout sur tout, et pourtant les potins des uns et des autres ne la préoccupaient pas plus que ça. Et cette qualité était particulièrement appréciable. Chaque instant passé avec elle constituait pour Juliette une petite bulle d’oxygène dans l’air de plus en plus toxique de ce microcosme crushtonien.
— Alors, raconte Rock-en-Seine. C’était le festival du siècle c’est ça ? demanda Juliette tout en ouvrant le placard à sucreries et en attrapant un paquet de Schtroumpfs. Elle en proposa à Cap.
— Je ne touche pas à ces trucs-là, c’est bourré de gélatine de porc.
— Ah oui c’est vrai.
Elle avala un bonbon en souriant. Cela faisait deux ans que Cap était devenue une végétarienne convaincue, mais Juliette la surprenait régulièrement en fin de soirée en train d’attraper d’un geste rapide et coupable les restes de l’incontournable saucisson corse, avant de les engloutir discrètement.
— Je sais ce que tu penses mais non, je n’ai pas fini ce putain de saucisson jeudi ! Ce n’est pas ma faute si Bouli bouffe tout ce qu’il peut attraper.
Cap tentait de se justifier, mais ses joues viraient déjà au rouge. Elle fut interrompue par une petite rousse qui s’approcha d’elles en sautillant.
— Devinez qui j’ai surpris ce week-end en train de faire son footing, un sourire ultra bright, main dans la main avec Émilie Johns ? leur demanda leur collègue Marion, toujours prête à commenter de son air moqueur habituel les derniers ragots.
— Émilie quoi ?
— Tu sais la blogueuse « bimbo chic » qui donne des conseils healthy en veux-tu en voilà sur son blog Smile & The City, type « Comment réussir sa tartine avocat-quinoa sans gluten en faisant son yoga » !
— Oh non. Sam ?
— Bingo ! Apparemment ils se sont rencontrés en Thaïlande cet été. Elle était partie en retraite de méditation et cure de jus. Elle avait posté une photo d’eux en plein Namasté et j’étais passée à côté !
Cette nouvelle déprima encore un peu plus Juliette. Sam avait déjà le don de donner des leçons dignes d’un coach en développement personnel bas de gamme, elle n’avait pas besoin qu’un mannequin star d’Instagram vienne l’aider à se mettre encore un peu plus en scène. Elle l’imaginait déjà adopter l’attitude d’un gourou rock star, tel un maître Yoda qui aurait réussi à séduire la Princesse Leia, et cette vision lui arracha une moue de dégoût. Ses amies tentèrent de la consoler.
— Ne te prends pas la tête avec ça.
— Mais oui ça va être drôle. Je te parie que d’ici deux semaines elle débarque dans les bureaux pour devenir notre conseillère en Feng Shui.
— Tu parles, se lamenta Juliette. Un Sam dans le bureau ça me suffit. On n’a pas besoin de son double maléfique déguisé en Sharon Stone.
Cap changea rapidement de sujet pour lui éviter de broyer du noir, mais aussi parce qu’elle s’efforçait tant bien que mal de préserver sa neutralité lorsque la conversation dérivait sur leur patron. Elle entama donc une description exaltée de son samedi passé à Rock en Seine. Véritable fanatique de musique, elle saisissait toutes les occasions pour passer ses week-ends à flâner dans des festivals à la recherche de nouvelles pépites musicales. Sa journée au parc de Saint-Cloud avait tenu ses promesses avec une programmation associant de belles têtes d’affiche, notamment Iggy Pop et Franz Ferdinand, ses icônes de toujours, mais surtout la découverte d’un petit groupe Canadien incroyable selon elle.
Juliette l’écoutait d’une oreille distraite. Plongée dans ses pensées, elle laissa le récit de Cap se perdre parmi les hurlements hystériques des joueurs de baby-foot qui venaient de commencer leur deuxième match de la journée.
Quelques minutes plus tard, elle regagnait son bureau, une tasse de thé au jasmin dans une main, le paquet de Schtroumpfs dans l’autre, et l’humeur plus sombre que jamais. Rien que le fait de mentionner le sourire de Sam avait réussi à lui plomber sa journée. Comment en était-elle arrivée à redouter autant un être humain ? Tandis qu’elle rallumait machinalement son ordinateur, elle essayait de se rappeler à quel moment tout cela avait bien pu commencer.
— C’est ta faute pensa-t-elle à voix haute, en regardant d’un œil accusateur le petit homme en gélatine bleue qu’elle engloutit sans autre forme de procès.
Sans lui et tous ses compères sucrés totalement incompatibles avec le métabolisme sadique de Juliette, le destin de celle-ci aurait été tout autre.