Premier Chapitre
FélineJ’ai depuis quelque temps cette image dans la tête de l’eau déchaînée d’une rivière qui se jette du haut d’une falaise et balaie tout sur son passage, se déverse dans le vide à une vitesse folle. Comme elle, certains poisons s’emparent de notre corps et notre esprit jusqu’à atteindre ce point de non-retour qui précède la chute et que nous redoutons. Cet instant où l’on comprend qu’il est trop tard pour éviter le précipice.
Je ne parle pas d’un poison mortel, mais de ce sentiment à la fois si envahissant, si destructeur, mais aussi si splendide que la plupart des humains convoitent tant. Et j’étais bien la dernière personne à avoir besoin de ressentir cela dans ma vie.
J’aurais pu continuer à vivre une existence discrète et sans grand intérêt à Astalia, cette cité de malheur, me contenter de mon simple travail et de mes très rares amis que j’avais eu tant de mal à garder malgré toutes ces épreuves. Devenir invisible était le meilleur moyen pour rester là-bas dans la tranquillité.
C’était tout ce que je demandais, de la tranquillité.
Qu’ils me fichent la paix, qu’ils oublient que je vis dans la même ville qu’eux, qu’ils cessent de me remarquer.
Et c’était ce que j’avais à peu près réussi à faire, mais c’était sans compter cette journée où rien ne présageait ce qui allait m’arriver. Mais aujourd’hui, sous ce ciel étoilé, bercée par le doux mouvement des vagues à quelques mètres de moi, le sable fin sous ma peau, je ne sais plus si ce matin-là était une punition ou finalement une chance du destin.
Cela fait quatre-vingt-trois jours que je suis ici, sur cette île étrange, pour faire face à un ennemi inattendu, et toutes mes convictions, mes certitudes sont en train d’être renversées.
À cause de lui.
Grâce à lui.
Parce que cet homme et moi nous sommes retrouvés, contre notre gré, dans cet endroit, et avons dû nous allier pour y survivre et trouver un moyen de s’en échapper. Lui, le demi-dieu chéri du clan des Merenis, moi, l’empoisonneuse bâtarde des Enchanteurs. Nous n’avions aucune raison pour un jour nous rapprocher et pourtant, à présent, nos deux vies sont étroitement mêlées.
Nous avons été emmenés ensemble sur cette île et, peut-être lors d’un coup de folie, je ne sais pas encore ce qu’il nous a pris, nous nous sommes fait la promesse de la quitter ensemble. Je n’avais jamais rien promis à personne de ma propre volonté, et je ne comprends pas vraiment pourquoi j’ai si facilement donné ma parole à mon ennemi depuis cinquante-cinq ans. Aussi longtemps, car nos natures magiques nous permettent de nous haïr pendant plusieurs siècles. Bien que ce soir, je ne sois pas certaine que ce soit de la haine que j’éprouve à son égard…
Étrangement, Astalia me manque. Notre maison, la ville dans laquelle j’ai toujours vécu, où j’ai connu tant de sombres moments, me manque. Cette ville dans laquelle la magie est encore présente, comme plusieurs autres à travers le monde.
Aujourd’hui, j’en suis très loin, dans un endroit magique, certes, mais à des milliers de kilomètres de chez moi.
Je ne mets que quelques minutes à m’endormir, sur cette plage, juste après que ce demi-dieu se soit installé à mes côtés, celui dont la présence suffit à balayer mes peurs et à me rassurer.
Armand.
Et je prends conscience que cette chute fatale est désormais inévitable, mais j’ignore si j’y survivrai ou non.