Premier Chapitre
ILuc et Alice
Le dernier souvenir qui revient à l’esprit de Luc, est celui de la prison. Il allait être exécuté par injection létale avant d’être incinéré.
Alors qu’il reprend conscience, Luc Dognal est dans une clairière à la lisière d’un bois, il croit sortir d’un cauchemar, il ne comprend pas pourquoi ni comment il est arrivé là.
Ce n’est pas un cauchemar, il est bien dans la réalité. Cette réalité lui fait peur, il est seul, les bruits qu’il perçoit sont ceux des oiseaux qui, dans les arbres, appellent aux amours printanières. Dans un autre contexte, cela serait charmant et bucolique, là, il est abandonné dans un bois, il ignore dans quelle région où dans quel pays il se trouve. Il lui faut plusieurs minutes pour reprendre pied dans la réalité, il lui faudra plus de six mois pour comprendre dans quel piège il est tombé.
***
Luc vient d’avoir quarante ans, il aurait pu avoir une vie tranquille avec sa femme, Alice. Ils habitent un bel appartement à Bordeaux. Il est ingénieur dans une entreprise de production d’énergie qui transforme l’hydrogène en électricité, une filiale d’un groupe de production de piles à combustible de forte puissance.
Alice est manager dans un groupe pharmaceutique, elle organise des séminaires dans toute l’Europe.
Ils sont un couple heureux, ils ont des d’amis, sortent beaucoup, aiment recevoir, mais n’ont pas d’enfant.
Ils sont tous les deux orphelins. Chacun d’eux a passé son enfance, puis son adolescence dans des orphelinats, et des centres sociaux jusqu’à sa majorité. Ils ont eu la chance, mais aussi la volonté de poursuivre des études leur permettant d’aborder la vie d’adulte dans les meilleures conditions possible.
Aujourd’hui, le bonheur de vivre heureux masque la nécessité d’en connaître plus sur leur prime jeunesse… Plus tard, peut-être ?
Alice n’est pas une belle femme selon les canons classiques de la beauté des magazines de mode, cependant, lorsqu’on la côtoie, elle dégage une personnalité attachante, sa façon d’être est remarquée par les hommes, elle adore faire du charme, et cela lui réussit. De taille moyenne, quelques rondeurs, des cheveux châtain relevés en queue-de-cheval, des yeux noirs lui donnent un côté espagnol ou italien. Luc avait été séduit par ce côté méditerranéen d’Alice lorsqu’on les avait présentés l’un à l’autre.
Luc est brun mince, grand, l’œil noir et pétillant, les cheveux noirs et courts, une allure sportive. Alice a eu le coup de foudre lorsqu’ils se sont rencontrés chez des amis. Depuis maintenant dix ans qu’ils sont mariés, ils vivent un bonheur partagé. Ils n’ont qu’un seul regret, ils ne parviennent pas à avoir d’enfant.
La vie leur souriait jusqu’à ce qu’arrive la catastrophe.
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Parmi leurs amis, il y a Pierre. Il travaille pour une société de développement de logiciels, il se déplace un peu partout dans le monde. Il est plutôt bel homme, toujours élégamment habillé, il est attiré par la beauté des femmes et parcourt le monde pour des raisons professionnelles, ce qui lui donne l’occasion de faire des rencontres.
Pierre et Alice se sont rencontrés dans un congrès à Londres, organisé par le groupe pharmaceutique dans lequel travaille Alice. Pierre participait à ce congrès.
C’est à ce moment-là qu’ils découvrent qu’ils habitent la même ville. Luc et Pierre se lient d’amitié, ils se trouvent des points communs, notamment la pratique de l’aviation. Ils sont tous les deux pilotes dans un aéro-club de la région.
Souvent, ils volent ensemble, Alice aime voler avec eux. Ils visitent la Côte d’Azur, les Alpes, les Pyrénées en avion de tourisme, partant pour de longs week-ends quand leurs emplois du temps respectifs le leur permettent.
D’une rencontre amicale va naître bientôt une liaison amoureuse entre Alice et Pierre. Pierre est célibataire. C’est sans importance pour Alice, elle ne refera pas sa vie avec lui. Malgré cette liaison, elle aime Luc.
Pierre et Luc partent souvent en mission à l’étranger. Luc est chargé par son entreprise de monter une filiale au Maroc. Son déplacement va durer un an. C’est pendant cette période qu’Alice et Pierre deviennent amants.
Quand Luc termine sa mission, Alice et Pierre, qui avaient considéré le retour de Luc comme la fin de leur aventure amoureuse, poursuivent leur liaison.
Luc ne soupçonne rien, il a une confiance absolue en sa femme et ne pourrait imaginer que son meilleur ami puisse le trahir de la sorte.
Pierre part de plus en plus souvent sans donner de raisons probantes à Alice, elle le supporte sans poser de questions. Elle est tout aussi amoureuse de Luc que de Pierre, c’est un remake de Jules et Jim.
Que Pierre parte beaucoup ne la dérange pas outre mesure, les quelques heures d’intimité qu’ils passent ensemble leur suffisent.
Lorsque Pierre revient de son long séjour, sa relation avec Alice reprend. Alice ressent du changement dans la façon d’être de Pierre, moins gai, parfois distant, soucieux. Cela ne peut être que professionnel, pense-t-elle. Alors, elle ne pose pas de questions, tout s’arrangera avec le temps. La seule chose qu’elle apprend, c’est qu’il a séjourné en Afrique pendant ces derniers mois. Où ? Elle n’ose pas le demander, après tout chacun mène sa vie de son côté. Leurs moments de rencontre sont suffisamment courts et rares pour qu’ils ne s’embarrassent pas de leurs soucis réciproques.
Pierre s’absente de plus en plus souvent, pour de courts séjours dans la région parisienne, quelquefois hors de France. Alice s’interroge parfois sur la véritable activité professionnelle de Pierre.
Luc se pose moins de questions, il sait que son ami a une vie très active, il milite dans des associations caritatives, fréquente régulièrement les salles de sport, parfois ils vont ensemble à la piscine. Il arrive que Pierre lui raconte à demi-mot quelques rencontres coquines dans ses séjours à l’étranger. Luc a cependant remarqué que Pierre n’est pas insensible aux charmes discrets d’Alice, cela le flatte plutôt.
On est en 2050, le monde a bien changé durant ces dernières décennies, l’Europe et notamment la France sont traumatisées par de multiples attentats commis et revendiqués par des groupuscules ultra-fanatisés. L’une des parades décidées par les gouvernements proches de l’extrême droite a été le rétablissement de la peine capitale. Dans les affaires liées à des actes terroristes, la justice est devenue implacable et subordonnée à l’État.
Le rétablissement de la peine de mort n’a rien changé, car le malaise social est profond, mais par ce biais, les chefs d’État ont regagné en partie la confiance de l’opinion publique. Depuis quelques années, la société est devenue individualiste, xénophobe, intolérante. La montée des populismes est une gangrène qui ronge les sociétés occidentales, et bientôt le monde entier.
Le rétablissement de la peine de mort a eu comme autre conséquence la modification du mode d’exécution. Le condamné a la possibilité de choisir ses vêtements, et de voir une dernière fois sa famille, ensuite il reçoit une injection létale progressive. Le processus débute par un endormissement, une sorte d’anesthésie, puis le poison fait son œuvre. Avant d’être incinéré, le condamné est au préalable enveloppé, telle une momie, dans un tissu imprégné de matière combustible végétale, puis une fois la mort prononcée, le corps est placé dans une coque de carton avant d’être brûlé. Cette méthode fait écho aux lobbies écologiques et aux normes européennes concernant la pollution et les économies d’énergie. Des commissions ont jugé cette méthode plus humaine et plus écologique. Le cynisme des technocrates fait froid dans le dos.
Un jour de février 2050, Luc est victime, dans son usine, d’un concours de circonstances qui lui sera fatal.
Une alerte à la bombe est déclenchée. Quelqu’un a appelé la salle de contrôle depuis un ascenseur en déclarant qu’une bombe allait exploser dans un endroit stratégique de l’usine. L’opérateur applique la consigne, il ne raccroche pas le téléphone afin que l’appel soit localisé. Le service de sécurité est alerté et se rend vers l’ascenseur identifié. Au même instant, Luc qui a quitté la salle de contrôle quelques instants plus tôt, appelle cet ascenseur qui met un peu de temps pour arriver, visiblement occupé. Une fois l’ascenseur à l’étage, Luc entre et appuie sur le bouton du rez-de-chaussée. Arrivé en bas, la porte s’ouvre sur trois vigiles du service de sécurité. Ils lui ordonnent de remonter à l’étage avec eux. Sans poser de questions, Luc obéit.
Une fois dans le bureau du directeur, Luc apprend que l’appel vient de l’ascenseur qu’il a emprunté. Par malchance, les vigiles l’ont surpris dans celui-ci, il est donc l’auteur de l’appel.
Le sol se dérobe sous les pieds de Luc qui explique qu’il a attendu longtemps, car l’ascenseur était occupé. Mais les faits sont contre lui, la parole des agents de sécurité assermentés valant plus que sa parole de petit ingénieur anonyme.
Luc est présenté au parquet, jugé et condamné. Dans ces années-là, les attentats étaient courants, les mesures coercitives étaient abusives et arbitraires, elles pouvaient conduire jusqu'à la peine de mort. Les juges ne pardonnaient plus rien en matière de sûreté, il fallait des exemples. Luc est condamné à la peine capitale.
Alice est effondrée. Elle sait que Luc est incapable d’imaginer et encore moins de commettre un tel acte. Elle contacte un avocat qui lui fait comprendre qu’il est illusoire d’espérer la clémence d’un juge dans de pareilles circonstances. Le contexte national et international est tellement tendu que les juridictions sont devenues sourdes aux plaidoiries liées à des attentats, l’hystérie règne dans les cours pénales.
Jugé pour la forme, son incarcération suit le jugement et son exécution prévue trois mois plus tard.
Dans la région d’Orléans, au centre d’une zone boisée et discrète, une réunion se tient entre deux personnes, Pierre et le Directeur du service de renseignement.
La porte du bureau s’ouvre, un aide de camp fait entrer Pierre.
Le bureau, de dimensions modestes, est situé dans un bâtiment bas, faisant penser à un corps de ferme. Toutes les pièces de la façade sont des bureaux desservis par un couloir.
Les bâtiments latéraux sont affectés soit à des garages, soit à ce qui ressemble à des salles de sport, on peut apercevoir quelques équipements à travers les immenses baies vitrées légèrement teintées. Le reste des locaux est fermé par de lourdes et larges portes de bois.
L’accès au centre se fait par une petite route qui sinue dans une forêt assez étendue.
Après la forêt, un vaste espace dégagé clôturé par une barrière métallique rehaussée de barbelés laisse entrevoir des installations en béton, en pierre ou en bois, disséminées dans la prairie. Cette zone est protégée des indiscrétions par son isolement naturel, des panneaux indiquent qu’il s’agit d’une enceinte appartenant à l’état, qu’il est interdit d’entrer et de photographier sous peine de poursuites.
Pierre est entré dans un bâtiment au fond de cet espace dégagé, près des premiers arbres de la forêt.
Le Directeur des affaires spéciales se tient derrière un bureau au style épuré en verre dépoli, sobrement équipé d’un écran plat, d’un clavier sans fil, d’un bloc-notes sur lequel repose un crayon de bois. Un petit cadre est posé en oblique face à son interlocuteur. Certainement la photo de sa femme ou de sa petite famille.
Sur les murs blancs, aucune fantaisie. Un palmier en pot posé au sol apporte une touche colorée à la pièce. Le Directeur prend la parole :
— Je vous ai convoqué pour débriefer sur la première phase de l’affaire Luc Dognal. J’ai eu quelques informations sur ce sujet et j’aimerais les compléter avec votre analyse. J’ai eu la confirmation que nos équipes sont bien infiltrées au sein de l’administration judiciaire et pénitentiaire et qu’elles ont fait du bon travail. Avez-vous organisé la mise en scène et le scénario ? Avez-vous contacté sa femme ? Elle ne sait pas encore que, pour une raison d’une extrême importance, son mari va disparaître temporairement, la durée aujourd’hui et indéterminée. Je compte sur vous pour l’informer en douceur. Elle doit coopérer pleinement, c’est essentiel pour cette phase de la mission.
— Je suis en cours de finalisation du dispositif, je n’ai pas encore eu de rendez-vous avec Alice, ce sera fait dans quelques semaines.
— Très bien, prévenez-moi pour le déclenchement de l’opération. On se reverra après pour la phase 2.