Premier Chapitre
Perchée sur les hauteurs des bois qui entouraient le village d’Etelsidh, Caliawen observait au loin les premiers rayons du soleil qui perçaient à l’horizon. Bientôt, une douce lumière couleur de miel enveloppa le hameau, faisant scintiller les eaux du lac autour duquel les pêcheurs s’activaient déjà. Cette nuit-là, il n’avait pas gelé, et même si l’air était encore frais, cela annonçait l’arrivée de la belle saison.C’était le moment de la journée qu’elle préférait. Chaque jour, munie de son arc, elle empruntait seule le sentier forestier quelques instants avant le lever du jour et rejoignait cet endroit si paisible. L’obscurité ne la gênait pas, elle connaissait les bois depuis sa plus tendre enfance et aurait su s’y diriger les yeux bandés.
Elle déposait son arc au pied d’un grand rocher, puis l’escaladait en quelques bonds assurés et s’y asseyait en tailleur, les mains posées sur les genoux.
Elle fermait alors les yeux et goutait aux odeurs de la forêt, emplissant ses poumons de l’air frais et se délectant des effluves délicates et subtiles de mousse, de pins et autres résineux. Toutes ces odeurs se mêlaient en un parfum unique, propice à l’éveil des sens et à la réflexion.
Cinq jours auparavant, le vieil Alwin était mort dans son sommeil. C’était l’un des plus vieux habitants d’Etelsidh et sa disparition avait ému tous les gens du village. La cérémonie qui avait précédé sa crémation avait permis à chacun de se remémorer avec nostalgie des anecdotes et de bons moment passés en compagnie du vieil homme.
Alwin avait été élu il y a bien longtemps comme conseiller auprès de la cheffe du village, Varda. Il était en charge de la défense du village. C’était une vaste tâche, car même si Etelsidh se trouvait isolé, loin des routes et que rares étaient les étrangers qui arrivaient jusque-là, le conseil avait décidé, suite à une terrible attaque de mercenaires survenue quinze ans auparavant, que tous les habitants devaient être capables de se défendre.
Suite à cette attaque, le conseil prononça un décret disant que chacun devrait recevoir un enseignement quant au maniement des armes. Filles et garçons, à partir de quatorze ans, devaient suivre un entrainement pendant au moins deux ans.
Évidemment, personne dans le village n’avait reçu l’enseignement d’un maître d’armes comme cela pouvait se faire auprès des grands seigneurs du pays, mais un groupe d’hommes, menés par Alwin, partagèrent leurs modestes expériences du combat pour instruire les jeunes gens. Par la suite, les sentinelles furent créées. Il s’agissait d’hommes et de femmes qui avaient montré de bonnes capacités au combat, et qui désiraient poursuivre leur mission de défense tout en formant à leur tour les jeunes générations.
Le vote devant désigner le successeur d’Alwin se tiendrait l’après-midi même, et cela faisait maintenant cinq jours que Caliawen se demandait à qui irait sa voix. En tant que sentinelle, la jeune femme savait que ce choix influencerait sa vie quotidienne et celle de tous les villageois. Elle pouvait choisir n’importe quel habitant du village, et nombre d’entre eux étaient des candidats dignes de confiance.
Juchée sur son rocher, elle tentait d’arrêter sa décision comme les jours précédents, passant en revue chaque habitant, faisant la liste de ses qualités et de ses défauts, tentant d’imaginer quel serait l’avenir des sentinelles si untel ou unetelle en prenait le commandement.
Elle avait d’abord pensé à Alaric, un homme imposant, d’une force incroyable et de loin le meilleur combattant, mais l’homme était aussi vaniteux et peu enclin à la discussion. Il y avait aussi Mielsa, une femme au caractère bien trempé mais qui serait surement trop autoritaire et se ferait vite détester en voulant imposer sa seule volonté.
Selon Caliawen, le meilleur candidat serait sans aucun doute Sindar, le fils de Cyrion, le forgeron lui-même conseiller en charge du commerce et de l’artisanat. Sindar était un lutteur de talent, maniant le sabre avec une dextérité peu commune et sûrement le seul à pouvoir tenir tête à Alaric en combat singulier.
Cependant, le jeune homme était quelqu’un de renfermé, usant de ses mots avec parcimonie, et connaître le fond de sa pensée relevait de l’exploit ou de la sorcellerie !
Il préférait la solitude de son atelier à la compagnie de ses semblables, où il passait son temps à étudier des manuscrits traitant de sciences physiques, de mécanique ou de chimie qu’il se procurait auprès des marchands de passage. Il appliquait ensuite ses connaissances à la fabrication d’armes ou tentant d’améliorer des objets du quotidien.
C’est d’ailleurs lui qui avait amélioré l’arc de la jeune femme. En y ajoutant un complexe système de poulies, l’arme avait désormais une portée et une précision redoutables, tout en gardant sa légèreté et sa maniabilité.
Caliawen connaissait Sindar depuis toujours, et dans ses plus lointains souvenirs, le jeune homme avait été un enfant jovial, espiègle et déjà curieux de tout ce qui l’entourait. Tout avait basculé le jour où les mercenaires avaient attaqué le village, pillant les maisons et tuant froidement tous ceux qui n’avaient pas pu s’enfuir. L’enfant de sept ans qu’il était à l’époque avait assisté, impuissant, à l’assassinat de sa mère et en avait été profondément changé.
Malgré tout, Caliawen pensait que ce poste de conseiller pourrait l’aider à le sortir de son mutisme quasi permanent et lui rendre un peu de la gaieté qui l’animait dans ses jeunes années. Sa décision était prise, ce qui lui ôta un grand poids de ses épaules, elle donnerait son vote à Sindar.
Elle ouvrit les yeux et se rendit alors compte que le soleil était déjà haut dans le ciel et son amie Lélia devait l’attendre depuis un bon moment. Pas de chasse aujourd’hui ! La jeune femme sauta du rocher, se réceptionna gracieusement au sol, saisit son arc et s’élança sur le sentier pour rejoindre la filature que tenaient les parents de son amie.
* * *
Caliawen s’arrêta devant la boutique, les joues rouges et le souffle court d’avoir tant couru et il lui fallut quelques instants pour reprendre haleine. Elle aperçut par une fenêtre la mère de Lélia, Bathilde, affairée derrière son comptoir à ranger des étoffes sur les étagères.
Caliawen poussa la porte et le petit carillon avertissant de l’entrée d’un client tinta. Bathilde se retourna et sourit à la jeune femme :
— Lélia t’attend à l’arrière. Comme tu peux l’imaginer, elle est dans un état d’excitation tel que je n’ose pas l’approcher ! Elle rendrait folle la mère créatrice elle – même !
Caliawen leva les yeux au ciel en riant. Elle reconnaissait bien là son amie. On lui demandait souvent son aide et ses conseils pour la préparation de fêtes ou autres réjouissances, car elle faisait preuve d’une organisation sans pareil. Toujours souriante et enjouée, Lélia pouvait se transformer en une véritable tornade lorsqu’un évènement important se profilait. Caliawen imaginait sans mal la tension qui devait étreindre son amie à la veille de son propre mariage !
La jeune femme passa derrière le comptoir et ouvrit délicatement la porte qui menait à l’atelier, à l’arrière de la boutique. Elle trouva Lélia en en train d’ajuster la ceinture d’une robe que portait sa jeune sœur Emma.
— Aïe ! Tu m’as piquée ! s’emportait la cadette.
— Ne fais pas l’enfant, veux-tu ! lui répondit Lélia en gloussant, j’ai presque terminé.
Caliawen observait la scène avec tendresse depuis la porte. Elle aurait aimé elle aussi avoir une sœur avec qui partager de tels moments. Malheureusement, sa mère était morte en la mettant au monde et son père la rejoignit quelques années plus tard lorsqu’il fut victime d’un accident de chasse. C’est alors Varda, la cheffe du village, qui recueillit Caliawen et qui l’éleva.
Elle mit fin à ses rêveries et toussota pour signaler sa présence. Lélia se tourna vers elle et son opulente chevelure ondula un instant autour d’elle, retombant en une cascade de boucles de feu dans son dos. Elle darda sur son amie son regard d’émeraude et dit sur un ton qui se voulait faussement courroucé :
— Ha ! Te voilà enfin ! Dépêche-toi d’enfiler ta robe, il faut que je termine les dernières retouches.
Emma gloussa en se dirigeant vers l’escalier qui montait à leurs appartements, heureuse de pouvoir enfin s’éclipser et de laisser une autre subir les exigences de sa sœur.
Caliawen s’approcha, saisissant la robe que Lélia lui tendait, et dit avec un sourire :
— Désolée pour le retard, je…
Lélia ne la laissa pas terminer :
— Oui, oui, tu étais dans la forêt, tu n’as pas vu le temps passer, je connais la chanson. Presse-toi maintenant, veux-tu ? J’ai encore beaucoup à faire !
Tandis que son amie l’aidait à se dévêtir et à enfiler la robe, Caliawen ne pouvait s’empêcher de penser à la chance qu’elle avait d’avoir une amie comme Lélia. Elles étaient toutes deux très différentes, et pourtant elles se connaissaient par cœur, anticipant les pensées, réactions ou émotions de l’autre, acceptant malgré tout leurs différences et se comprenant parfaitement.
Une fois la robe en place, Caliawen se regarda dans le miroir alors que Lélia s’activait déjà autour d’elle. Elle peinait à croire qu’elle avait laissé Lélia lui confectionner cette tenue. Elle qui habituellement ne portait que des pantalons de cuir et des tuniques de laine à la manière des hommes, avait du mal à se reconnaître. Elle avait d’abord refusé, prétextant qu’elle serait trop mal à l’aise, car elle n’avait plus porté de robes depuis son enfance, puis avait cédé devant l’insistance et les arguments de Lélia.
— Tu es magnifique Cali ! s’exclama Lélia. Regarde comme le bleu du tissu s’accorde avec le châtain de tes cheveux !
— C’est trop serré à la taille, je ne peux pas respirer ! répondit Caliawen en faisant la moue.
Pendant que Lélia desserrait la ceinture de la robe en grommelant, Caliawen devait bien avouer que son amie avait fait un travail remarquable. La robe était parfaitement ajustée à la silhouette de la jeune femme et le décolleté carré bordé d’un galon doré mettait sa poitrine en valeur sans pour autant l’exposer aux regards. Le tissu était légèrement froncé aux épaules et se terminait en longues manches évasées, elles aussi bordées du même galon doré.
Pour la première fois de sa vie d’adulte, Caliawen prit conscience de sa beauté. De taille moyenne, son corps était svelte mais athlétique, modelé par des années de chasse et d’entrainement au combat. Ses longs cheveux châtains cascadaient dans son dos jusqu’à sa taille.
Les traits de son visage étaient fins, ses lèvres charnues, ses pommettes saillantes et sa peau hâlée. Ses yeux étaient vairons, l’un de couleur noisette et l’autre d’un bleu soutenu, rappelant la délicatesse du saphir. La particularité de ses prunelles avait divers effets sur ceux qui les observaient : admiration, fascination, étonnement, ou au contraire crainte, défiance. Une vieille femme lui avait un jour dit qu’elle avait le regard du Malin, le roi démon qui luttait depuis toujours contre la déesse Naya, pour répandre le mal sur la terre. Caliawen n’avait que faire de ce genre de remarques, s’intéressant peu à la religion, n’étant pas certaine de croire en la déesse mais, dans le doute, participant aux divers rituels. Elle préférait croire que chacun de ses parents lui avait fait don de la couleur de leurs propres yeux.
— Voilà ! Maintenant c’est parfait ! s’exclama Lélia en admirant son travail et sortant Caliawen de sa rêverie.
— Merci Lélia, tu es une véritable magicienne !
— Je sais ! répondit Lélia en riant.
— Mais j’y pense, as-tu terminé la tienne ? La robe de la mariée est la plus importante de toutes !
— Oui, mais tu attendras demain pour la voir !
— Je suis sûre que tu t’es surpassée encore une fois !
Lélia aida Caliawen à ôter la robe, l’emballa soigneusement dans un carré de toile souple et tendit le paquet à son amie. Elles échangèrent encore quelques mots à propos des préparatifs du mariage et se promirent de se retrouver sur la place du village afin de se rendre au vote.
Caliawen quitta Lélia le cœur léger, partageant le bonheur de son amie dont la vie allait prendre un nouveau chemin dès le lendemain.