Premier Chapitre
LUIIl sort dans la rue pour la troisième fois en quelques minutes, tout compte fait et malgré l’habitude, il trouve ça très énervant, et se demande si quelqu’un a observé son petit manège. Qu’il ait d’abord oublié sa carte de métro ne le surprend qu’à moitié. En revanche, comment il a pu partir de chez lui sans cigarettes reste un mystère, tant sa consommation est « soutenue et régulière », aime-t-il à dire, pour corriger un entourage de plus en plus chiant et qui l’accuse de fumer comme un pompier.
Cette fois, la moiteur de l’air le surprend. Pour un 20 juin, cette chaude humidité dès 8 h 09 n’est pas suspecte en soi, sauf qu’hier encore il pleuvait et ce, depuis trois semaines. Il se rend compte qu’il va avoir chaud, quelques pas sur le trottoir et déjà, ça colle sous les bras. Il regrette de n’avoir rien vu venir, jamais il n’aurait enfilé cette veste en velours qui sentait les châtaignes grâlées, son pull de laine noire, ses chaussettes en fil d’Écosse et ses Converse à la couleur incertaine. T’es à côté de la plaque, une fois de plus.
En pleine réflexion vestimentaire, il reçoit un appel, un numéro inconnu. À l’autre bout, une voix l’apostrophe sur un ton faussement badin :
— Je te réveille ?
Louis. Avec qui il a rendez-vous cet après-midi, pour trancher et en finir avec des pourparlers commencés deux mois plus tôt. Louis, qui lui offre une alternative plutôt simple : lui donner les rênes de son business pour le faire décoller, ou refuser sa proposition par orgueil et fermer boutique. La peste ou le choléra, voilà où il en est arrivé.
Il ne le salue pas, au contraire il lui demande sèchement pourquoi il appelle si tôt, son interlocuteur joue les vierges effarouchées :
— Il est 8 h 10, n’exagère pas. Outre le fait que le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt, je n’ai trouvé que ça pour que tu me prennes au téléphone.
— Louis, le monde appartient à ceux qui se sont mis en tête de le posséder, quelle que soit l’heure à laquelle ils mettent le réveil, y en a même sûrement parmi eux qui font les cons toute la nuit et qui émergent en plein après-midi les yeux vitreux, une haleine de chacal et du vomi sur leur chemise à mille balles. Pour le reste, désolé si tu appelles tout le temps quand je fais caca.
Ça coince un peu à l’autre bout de la ligne, on le lui fait savoir :
— Tu ne pourrais pas pour une fois éviter de parler comme un charretier ? Vu qu’on va être bientôt dans le même bateau, dans le pacte d’actionnaires on ajoutera une clause sur la bienséance des associés, et pour chaque manquement, un pour cent d’actions en moins.
— Et ta sœur, elle a des manquements ? Tu peux répondre à ma question initiale ?
Son interlocuteur lui dit qu’il souhaite juste s’assurer que la réunion de l’après-midi est maintenue, du coup ça l’énerve de plus belle, il lui fait savoir qu’à cette heure-là, il a des trucs plus importants à faire que de l’écouter geindre.
— Des trucs importants comme quoi ?
— Chier.
— Moins un pour cent.
Il salue à peine et raccroche, tendu. La négociation s’annonce rude, il luttera jusqu’à l’aube mais l’issue fait peu de doute, il finira comme Blanquette, dévoré par le loup.
À rester concentré sur l’échange, il a attrapé encore un peu plus chaud. Maintenant qu’il y pense, même tout étourdi qu’il est, ça aurait dû le titiller, car c’est quand même le soleil qui l’a réveillé et ce, bien avant l’alarme programmée. Les volets défaillants ont même eu droit à une longue salve de jurons silencieux. Il faut dire qu’il est à une période de sa vie où tout l’agace assez rapidement, et il a déjà constaté à maintes reprises qu’un fuck ta race connard a un certain effet placebo, l’homéopathie de l’invective.
D’ailleurs, il se souvient également avoir mis la radio pendant le rituel café-clope salvateur, il voulait juste entendre la chronique météo. Mais avant d’y arriver, il a dû se taper le journal d’infos et il a rapidement perdu le fil en constatant une fois de plus la lente déliquescence d’un monde qui court comme un coq sans tête, comme guidé par une boussole erratique. Du coup, il n’est pas arrivé aux vingt-neuf degrés annoncés sur Paris, il s’est laissé aspirer par le grand vide, là où il se sent bien, l’écriteau « ne pas déranger » pendu à son cou. Il a repris ses esprits lorsque cette grosse conne d’horloge murale a affiché 8 heures.
Il s’enferme de plus en plus souvent dans ces absences, il trouve que ça l’aide à supporter des matins qui se ressemblent tous. Et les midis, et les soirs, et les nuits, tous les jours qu’Elvis fait sont des putains de copier/coller de la veille ! Qu’il ne lui arrive jamais rien, ça le mine. Qu’il marche sur un fil avec ses affaires, ça le tracasse. Qu’il ne gagne plus un rond, ça le ronge. Que sa vie sentimentale soit un vrai désert, ça l’afflige.
Alors forcément, il est comme tout le monde, il ne rêve que de ça, que se déclenche le Grand Chambardement, celui qui va engloutir la route qui fonce morne et grise vers le grand saut final puis accoucher d’un joli chemin ensoleillé, tout en courbes suaves et vallonnées, bordé d’arbres en fleurs. Il aime cette quiétude, derrière lui on entend les murmures d’un ruisseau où rafraîchit une bouteille de chablis, pendant qu’il fait une sieste du tonnerre à l’ombre d’un saule paresseux, la tête reposant sur la boîte des sandwichs aux rillettes, enlacé par les bras délicats d’une chouette nana à gros seins, au milieu d’une ribambelle de petits lapins qui font les cons alors que, cachés par les herbes hautes, leurs géniteurs font comme tous les lapins, ils baisent.
C’est l’idée assez plaisante qu’il se fait du chemin à parcourir jusqu’à ce que la lumière s’éteigne, mais il pressent que ça n’arrive jamais. D’ailleurs quand il voit ça dans les films, il est tenté d’écrire à la production pour savoir ce que boit le scénariste. Parce que s’il a un vague souvenir d’avoir eu une bonne étoile, ça fait longtemps qu’il la devine avalée par un trou noir.
Ce qu’il ne sait pas encore, oui bah chuis pas devin, c’est que dans dix minutes son étoile va être expulsée de son réduit obscur dans un gigantesque rot cosmique, pour se remettre à briller de mille feux juste au-dessus de lui.
Au départ ne lui parviendra qu’un léger pfffft, pas vraiment le cataclysme rêvé, quelque chose s’approchant du pet de moineau. En réalité le piaf s’avèrera gavé au cassoulet, car ses flatuosités ne cesseront d’enfler jusqu’à provoquer une fucking colossale déflagration, comme il l’appellera plus tard.