Premier Chapitre
Chapitre 1 : Tiens bonUn pas après l’autre. Je me le répétais depuis dix minutes. Un pas après l’autre. Peut-être que plus mon mouvement serait mécanique, et plus il serait facile d’avancer. Mais ma tunique noire pesait sur mes épaules, comme pour me ralentir.
Il faisait tellement beau. Le soleil commençait à se coucher, inondant tout mon quartier d’une lumière dorée qui sublimait les mosaïques, soulignait les sous-bassements sculptés, chauffait les pavés multicolores. Les eaux tropicales qui jaillissaient des fontaines étincelaient, baignant les rues d’une mélodie reposante. Je n’avais qu’une envie : m’allonger sous un palmier, et profiter des derniers rayons du soleil en trempant mes doigts dans l’eau. Tout, sauf me rendre à l’oraison funèbre de mon meilleur ami, Paul, et de ses parents.
Herold se retourna vers moi et me sourit, comme s’il avait senti que mes pensées étaient en train de sombrer. Je répondis à son sourire par un hochement de tête que je voulus ferme. Mais le col brodé de ma tunique m’étouffait.
Il me sourit une seconde fois, comme s’il attendait de moi une réaction plus sincère. Puis il replaça ses cheveux déjà blancs d’un mouvement de tête et réajusta son gilet de costume, avant de vérifier que la breloque qui pendait à son oreille était bien en place.
Pourquoi se rendre à cette oraison ? Les corps de Paul et de ses parents n’avaient même pas été rapatriés et étaient restés dans le Monde Extérieur, où l’accident de « voiture » avait eu lieu. Cette oraison n’était qu’une excuse politique, et être obligé d’y prendre part me laissait un goût amer.
« Il faudra que tu répètes mot pour mot ce que l’on t’a écrit », m’avait dit ma mère, victorieuse. « Je sais que ton ami est mort, et ça nous ne pouvons pas le changer, mais autant que ce ne soit pas en vain. Nous allons l’utiliser pour attiser la haine du peuple contre Rex. Organiser une oraison est une bonne chose pour la Sauvegarde, tout ça permettra de récolter des fonds. »
Récolter des fonds.
-Tu veux qu’on le répète une dernière fois, Matt ? me demanda Lynx.
La jeune fille posa son regard émeraude sur moi. Le teint hâlé, les cheveux châtain noués en tresse lâche, la silhouette élancée, elle avait tout d’une guerrière accomplie. Membre anonyme de la Sauvegarde, adolescente déjà adulte, elle avait vu des batailles qui me faisaient trembler quand je lisais les journaux ; elle possédait une force qui faisait d’elle, malgré son âge, le bras droit de mes parents. Jamais ses beaux yeux n’exprimaient autre chose qu’un sérieux empreint de froideur, se teintant de pitié quand ils me regardaient. Nous étions les deux protégés d’Herold, et tout nous différenciait.
-Je crois que Matt a suffisamment révisé son texte, rétorqua Herold.
-Il va y avoir du monde, le petit Sturent avait déjà une position dominante dans sa caste.
J’avais passé la nuit à apprendre ce texte plutôt qu’à pleurer mon meilleur ami. Je pris une inspiration, éteint.
-« Ce meurtre immonde alimente notre haine, et Rex ne s'en sortira pas impunément. Cela fait huit mois que tout le peuple de Julius souffre sous son joug. Mais ce criminel qui veut se hisser au titre de Tyran de Julius sera bientôt éliminé par vos défenseurs, les membres de la Sauvegarde, qui redoublent en ce moment-même de courage et de détermination pour mettre la main sur ce terroriste. Le meurtre qu'il a commis samedi soir, ces trois vies innocentes qu'il a prises sans aucun remord, il va les payer. La Sauvegarde vous en fait la promesse. »
Ma voix semblait ne pas être sortie de ma gorge depuis des mois.
-Un peu plus d’émotion serait parfait, commenta Lynx.
-Laisse-le souffler un peu, reprocha Herold. Ça fait huit mois que Rex est apparu, vraiment… ? soupira-t-il.
Je fermai les paupières alors que la chaleur se faisait insoutenable. Inutile de me rendre à cette mascarade, c’était comme si je l’avais déjà vécue. La cérémonie allait se dérouler sur le Forum de l’Oasis : une place à l’image de mon Quartier, grandiose et colorée, couverte de mosaïques et de fleurs tropicales. Il y aurait une estrade, et devant elle se tiendrait une foule d’étrangers, adorateurs de Kancheb drapés dans leurs voiles orange. Il y aurait peut-être même Kalil, le moine en charge du temple de Kancheb de mon Quartier, qui m’adresserait ostensiblement des signes d’affection pour améliorer son image auprès de la population. Ce serait photographié par les véristes et publié dans tous les journaux de Julius. L’Inquisiteur en ferait une parodie. Le but serait d’attiser la haine du peuple contre Rex, sans rendre réellement hommage à mon meilleur ami.
Paul avait eu le pouvoir de la Terre, rarissime, qui l’avait rendu très populaire : la caste de Kancheb avait pris en main son avenir pour en faire un de ses leaders. Tout lui avait réussi : il avait eu le charisme d’un futur chef de caste et la capacité de fédérer naturellement les gens autour de lui grâce à son assurance et sa gentillesse. Lui-même avait l’apparence d’un chef de Kancheb : la peau beaucoup plus foncée que moi, la stature haute et les épaules larges, le plus impressionnant avait été le reflet doré de ses yeux marron. Le doré, c’était la couleur du soleil, la couleur de ce dieu : tout le monde s’extasiait sur cette particularité qui avait transformé sa vie en légende.
D’ailleurs, Rex était-il réellement le commanditaire de la mort de Paul ? Paul était un Héros très en vue de la caste de Kancheb, là s’arrêtaient les preuves dont nous avions besoin. Voilà ce qu’il s’était réellement passé : les parents de Paul avaient voulu voyager dans le Monde Extérieur. Là-bas, ils avaient eu un accident de « voiture », et n’avaient pas survécu. Quant à savoir si Rex avait pu réellement envoyer des sbires à l’Extérieur pour attaquer Paul, qui s’en souciait réellement ?
Si j’avais pu écrire moi-même mes mots, j’aurais eu de nombreuses choses à dire sur Paul. Mon meilleur ami incarnait la vie. Il rayonnait d’espoir ; il n’agissait que dans l’intérêt d’autrui, poussé par une empathie qui faisait toujours naître un sourire sur le visage de ses interlocuteurs. Chacune de ses décisions avait été mue par une confiance insolente en lui-même : à ses côtés, tout semblait possible.
C’était à se demander comment nous avions pu devenir de si bons amis. Mon regard se perdit dans le vide et mes pas se firent hésitants. Herold me prit doucement par le bras.
-Cette tunique est beaucoup trop chaude, grogna-t-il en sortant une gourde de son sac mais je la refusai d’un geste de la main. J’ai dit à tes parents de te prendre une simple chemise blanche à manches courtes, mais ton père m’a répondu qu’il fallait soigner la mise en scène.
-Ils ont raison, intervint Lynx. Il faut porter une tenue traditionnelle. La mise en scène est tout ce qui sera retenu par les véristes. D’ailleurs, tu aurais dû mettre un turban.
-Quand Matt s’évanouira sur scène, on verra ce que les véristes retiendront, répondit Herold.
Tu es sûr que ça va aller, Matt ? Je me fiche de ce que disent tes parents, rentrons.
Je ressentis pour lui une bouffée de gratitude qui me fit sourire, malgré les circonstances.
-Je me suis engagé auprès de mes parents, déclarai-je. Tu sais que je n’ai jamais supporté la chaleur, ce n’est pas la faute de cette tunique.
Il poussa un soupir et passa sa main dans mes cheveux.
-Tu ne devrais pas t’opposer aux décisions des parents de Matt, rabroua Lynx.
Son autorité naturelle m’étonnait toujours. Herold déclara avec bienveillance :
-J’ai toujours eu à cœur votre bonheur. Ce n’est pas que je conteste les décisions des parents de Matt, mais j’espère qu’ils prennent en considération les émotions de leur fils…
-Attendez.
Nous avions le Forum en vue. Une grande place couverte de mosaïque, surplombée par l’immense dôme en or du temple de Kancheb. Comme prévu, une foule d’adorateurs habillés de voiles orangés attendait devant une estrade. Lynx s’arrêta net. Si à dix-neuf ans elle était devenue le bras droit de mes parents, ce n’était pas sans raison ; son regard balaya l’horizon. Herold ne sous-estimait pas les pouvoirs de sa protégée, et usa de ses propres pouvoirs pour guetter une éventuelle menace. Complètement impuissant, je ne pus qu’observer le Forum bondé.
Soudain, il y eut une explosion. L’estrade vola en éclat et je vis des gens être propulsés dans les airs. Elle fut suivie par une seconde explosion, plus forte encore, et je tombai en arrière ; Herold tenta de me retenir mais disparut, balayé par une déflagration.
-Herold ! cria Lynx.
Rex, c’était lui, flottait au-dessus du Forum. Tous mes poils se hérissèrent alors que je contemplais sa silhouette s’élever dans le ciel. Ma tristesse et mon deuil se transformèrent en rage et mes poings se serrèrent. Les Sauvegardiens présents tentèrent de se jeter sur lui, mais des miliciens de Rex apparurent pour le défendre. Lynx tendit la main vers moi, mais un troisième tremblement de terre lui fit perdre à son tour l’équilibre.
Au milieu des cris, de la fumée et du chaos, Rex avait levé les mains vers le ciel. Et c’était comme s’il appelait à lui toutes les eaux jaillissantes de mon Quartier. Bientôt, toutes les sources de l’Oasis se tarirent, réunies en une immense sphère au-dessus de ses mains. La foule terrorisée s’arrêta pour observer ce prodige. Il y eut un étrange moment de flottement, où Lynx elle-même n’eut pas le réflexe de me faire disparaître.
Rex baissa les bras. Nous n’eûmes pas le temps de réagir. Le raz de marée balaya le Forum. Le seul réflexe que j’eus fut de prendre une inspiration, prêt à accepter mon sort. Mon visage heurta le mur d’eau de plein fouet. Mon corps fut balayé dans tous les sens. J’ouvris la bouche et pris une pleine inspiration, l’eau rentra dans mes poumons. Une main se referma sur ma jambe avant de me relâcher. Et ma course se termina contre un mur où mon dos vint s’écraser ; ma tête claqua violemment contre les mosaïques et je retombai sur le sol, en recrachant toute l’eau de mes poumons.
Il y eut de nouvelles explosions. Mes yeux se fermèrent. Peut-être que Rex était vraiment le commanditaire de la mort de Paul après tout. Peut-être que son but était d’annihiler tout l’espoir que mon meilleur ami représentait. Les paupières closes, je revis le grand sourire de Paul, la bienveillance qui transpirait dans chacun de ses gestes, la confiance qui faisait pétiller ses prunelles aux reflets dorés.
« Cesse d'être si éteint », s'exclamait-il souvent en me tapant vigoureusement l'épaule, « et réveille-toi un peu. Il ne faut pas t'apitoyer sur ton sort mais essayer de faire de tes faiblesses une force. Tu n'es pas comme tout le monde, et alors ? La valeur d'une personne ne se résume pas à la puissance de ses pouvoirs. Moi, je vois de quoi tu es capable, mais tu te dénigres trop pour apercevoir tes qualités ; tu n'es pas mon meilleur ami pour rien, et j'attends impatiemment le jour où tu te réveilleras. »
-Matt ! Matt, réveille-toi, bon sang !
On m’asséna une gifle et je me redressai, haletant. Je reconnus mes parents derrière leurs uniformes et casques noirs. Mon père me releva et ma mère siffla pour appeler Lynx. Cette dernière, les vêtements secs, apparut. Elle avait dû trouver un moyen de contrer la vague. Mes jambes se mirent à trembler : il y avait d’autres corps autour de moi.
-Ce n’est plus possible ! Ce n’était que de l’eau, et il a frôlé la mort ! cria ma mère.
Herold apparut à son tour. Sec également, mais la manche déchirée et le bras en sang.
-Tu es censé le protéger Herold ! Le protéger, et réveiller ses pouvoirs !
-Matt, tu vas bien ? me demanda mon mentor en me serrant contre lui.
-Amène-le à l’abri ! Lynx, en uniforme ! Nous reprendrons cette conversation plus tard !
Mon mentor posa sa main sur mon épaule. En un instant, nous disparûmes du champ de bataille. Nous réapparûmes devant la porte de mon appartement, et je m’effondrai, le souffle court. Je résistais très mal à la téléportation.
-Tiens bon, Matt, murmura Herold.
Il posa sa main sur le pad à l’extérieur de mon appartement. L’écran de protection se leva, en réponse à l’énergie d’Herold, et nous permit d’entrer. Lorsqu’il réapparut derrière nous, nous sûmes que nous étions en sécurité.
-Tout va bien, Matt ? s’exclama Herold.
-Oui, je crois, marmonnai-je, la bouche pâteuse.
Il poussa un profond soupir. J’essuyai d’un revers de manche mon visage trempé.
-L’avantage, c’est que je n’ai plus chaud, murmurai-je avec un sourire maladroit.
Herold éclata de rire, soulagé. Il examina mon dos et mon crâne. Puis il m’invita à aller me sécher, non sans passer sa main dans mes cheveux noirs pour les ébouriffer.