Premier Chapitre
Chapitre 1 : ROSEDès les premiers jours de son existence Rose Sunday n’avait eu d’autre horizon que les murs noirs et infranchissables de l’orphelinat de St Luke. Elle ne se connaissait aucun parent et avait longtemps espéré un miracle. Mais jamais personne ne s’était présenté, durant les tristes années de son enfance, pour la réclamer et l’emporter dans le confort d’un foyer douillet.
Lorsqu’elle atteignit ses quatorze ans il fut décidé qu’elle serait envoyée en France pour servir une famille du continent. En apprenant la nouvelle elle fut prise d’un malaise à l’idée de partir loin de son pays, dans une contrée inconnue où l’on ne parlait pas sa langue.
Le moment venu les orphelines étaient placées comme servantes dans les familles bourgeoises des environs, en principe, car cette fois la gouvernante principale s’était arrangée pour que Rose soit envoyée aussi loin que possible de l’Angleterre, dans un pays où l’on coupait la tête des nobles et qui était, la plupart du temps, en délicatesse avec tout ce qui venait d’outre-Manche.
En ce printemps de l’année 1799, le Royaume-Uni et la France étaient ennemis et allaient connaître quinze années de guerre.
À cette époque, l’adolescente avait bien d’autres préoccupations que de s’intéresser aux démêlés des deux pays. Elle espérait seulement que les étrangers qu’elle devrait servir bientôt seraient des gens bienveillants. À l’orphelinat il se racontait des histoires sur la cruauté de Napoléon et de son peuple et les camarades de Rose ne cessaient de s’apitoyer sur le sort de celle que l’on allait livrer à l’ennemi héréditaire.
La nuit précédant son départ elle fit des cauchemars épouvantables dans lesquels défilait une populace braillarde, brandissant des têtes séparées de leur corps au bout de piques ensanglantées.
Pour leur ôter toute envie de se perdre sur les chemins de la perversion, les pensionnaires étaient invitées, avant d’être livrées à elles-mêmes, à écouter les avertissements de la répétitrice en chef de l’institution, Miss Brown, vieille fille, droite et sèche dans sa tenue noire lustrée par l’usure. Ses petits yeux perçants et cruels faisaient penser à des boutons de bottine ; ils s’étaient posés à maintes occasions sur Rose au fil des années, mais la fillette ne se souvenait pas que ce fût, ne serait-ce qu’une seule fois, avec indulgence.
L’enfant se demandait pourquoi la surveillante s’en prenait à elle plus qu’aux autres élèves. Miss Mary Brown l’accusait systématiquement d’être à l’origine des malices portées contre sa personne, ce qui, il faut le reconnaître, était souvent le cas. Rose, d’un tempérament facétieux, aimait faire rire ses camarades et elle le payait parfois très cher.
Miss Brown tenait à alerter les filles sur le point de quitter St Luke. Invariablement, avant chaque départ, elle les menaçait de finir en enfer si elles commettaient le péché de chair une fois propulsées hors des murs protecteurs de l’orphelinat. Ces mises en garde n’étaient pas sans intriguer la jeune Rose ; tout ce qu’elle connaissait des relations entre un homme et une femme elle l’avait appris en écoutant, dans le secret des dortoirs, les conversations feutrées de ses camarades les plus délurées. Elle avait écouté, épouvantée, les descriptions plus qu’approximatives de la morphologie masculine et de son fonctionnement. Les récits d’accouplements qui lui donnaient la chair de poule étaient largement fantasmés, elle le comprit plus tard, par des gamines qui ne faisaient que répéter ce qu’elles avaient appris des plus grandes, ajoutant à chaque nouvelle confidence les détails les plus sordides. Tant et si bien qu’à l’époque, Rose s’était posé des questions sur les attraits que pouvait bien présenter ce fameux « péché de chair ».
A contrario, en observant celle qui se mêlait de faire la morale aux pensionnaires sur le point de se lancer dans la vie, elle s’était demandé s’il n’était pas préférable de risquer les flammes démoniaques plutôt que de connaître le destin dénué de passion de Miss Brown.
C’est dans cet état d’esprit que Rose quitta l’institution qui l’avait accueillie dès sa naissance, sans bienveillance certes, mais en la prenant suffisamment en charge pour lui permettre de survivre, tout en lui inculquant un minimum d’éducation.
À partir du moment où elle posa le pied hors de l’orphelinat avec pour tout bagage un petit baluchon et un livre de prière - premier et dernier cadeau de la généreuse administration - sa vie connut de grands bouleversements.
Comme beaucoup d’aristocrates français, les Granville avaient trouvé commode de compter une servante anglaise parmi leurs domestiques. Sur les conseils d’une amie qui avait eu recours à ce procédé peu de temps auparavant, la mère, Margaret, elle-même d’origine britannique, s’était adressée à l’orphelinat le plus « coté » de Londres. L’établissement se faisait fort de placer les fillettes en qualité de bonnes à tout faire dès leurs quatorze ans, procurant ainsi à leurs employeurs une main d’œuvre bien éduquée et peu exigeante.
Monsieur de Granville était pingre, il se montra hostile à l’idée de faire venir une domestique d’aussi loin, d’autant que les frais du voyage seraient à sa charge. Son épouse sut le convaincre, arguant que leur fils unique apprendrait l’anglais plus facilement s’il entendait parler cette langue quotidiennement et que leur ménage ferait ainsi l’économie d’un professeur. Mais elle se donnait aussi bonne conscience en accueillant dans son foyer une toute jeune fille, seule au monde, en échange d’un modeste don destiné à améliorer le fonctionnement de l’institution qui lui confiait l’enfant.
C’est ainsi que Rose Sunday fut désignée pour rejoindre le foyer franco-anglais des Granville, à Paris.
Son départ pour la France fut organisé par la famille qu’elle devait rejoindre et pour la première fois de sa vie Rose voyagea en berline. Fascinée elle vit défiler des paysages inconnus en compagnie de gens richement vêtus qui regardaient avec un dédain teinté d’étonnement la fillette à la tenue grise, au teint pâle, qui était loin de paraître son âge.
À Douvres, alors qu’elle se faisait une joie de profiter de la traversée, seulement quelques minutes après avoir embarqué elle fut prise de nausées et vécut une expérience des plus inconfortables. Assise dans la grande barque, sur une des planches tenant lieu de siège, coincée entre une énorme matrone endimanchée et un petit monsieur qui sentait fort mauvais, elle ne put faire autrement que de subir le spectacle, devant elle, d’une femme élégamment vêtue qui perdait beaucoup de sa superbe en renvoyant son déjeuner par-dessus bord.
En entrant dans l’univers des Granville, l’orpheline eut l’impression que ses rêves se matérialisaient. Elle apprécia d’être reçue par une compatriote, se disant qu’il y aurait au moins une personne pour la comprendre avant qu’elle ne maîtrise le français. De plus, maîtres et domestiques l’avaient accueillie avec bonté.
Après avoir revêtu son uniforme de chambrière, elle s’était appliquée à satisfaire ses employeurs. Aucune tâche ne la rebutait et elle remerciait tous les jours le Seigneur de l’avoir conduite dans un foyer chaleureux et confortable.
Souvent, elle interrompait ses époussetages pour se réchauffer aux élégantes cheminées où brûlaient, dans toutes les pièces de la maison, des feux qui ne s’éteignaient jamais durant la mauvaise saison. Elle avait eu tellement froid lors des hivers qui s’étaient succédés à St Luke que ses mains gardaient les traces des engelures qui avaient longtemps rendu ses gestes douloureux.
La famille se composait de trois personnes, les parents, Margaret et Octave de Granville et leur fils Paul, âgé de vingt ans. Trois domestiques, le cocher, la cuisinière et depuis peu la petite Anglaise, occupaient les communs. La maison, située aux portes de Paris était vaste et une personne de plus pour aider n’aurait pas été de trop, mais Monsieur de Granville trouvait cela suffisant.
Rose avait fort à faire entre le ménage, l’entretien des feux, la toilette de Madame et le service des repas, mais elle ne se plaignait jamais. Elle mangeait à sa faim et on la traitait bien…
Et puis il y avait Monsieur Paul …
Dès son arrivée, elle fut présentée au jeune homme qui fit à peine l’effort de la regarder. Il lui confia, plus tard, s’être demandé pourquoi sa mère avait introduit une enfant dans la domesticité tant elle ne faisait pas son âge.
Après quelques semaines de bonne nourriture, la physionomie de Rose commença à s’améliorer, son uniforme de camériste, plus flatteur que la robe de toile grossière qu’elle portait à son arrivée, mettait en valeur sa silhouette harmonieuse. Elle découvrit que l’on appréciait son caractère docile et sa nature enjouée qui l’amenaient à se montrer plaisante avec chacun des habitants de la maison.
Elle vivait un rêve et s’imaginait qu’elle passerait sa vie entière au service de cette famille parfaitement accueillante…
Paul de Granville était la représentation même du prince charmant auquel rêvaient toutes les orphelines de St Luke ; ses boucles blondes, ses yeux bleus et sa mince silhouette, mise en valeur par des vêtements élégants, tout concourait à le rendre irrésistible aux yeux de la jeune servante.
La mode des dandys initiée par l’anglais Brummel commençait à envahir la capitale française. Les costumes aux couleurs sombres admirablement coupés, ornés de cravates minutieusement nouées convenaient particulièrement au fringant fils de famille.
Cette mode importée d’Angleterre n’était pas uniquement vestimentaire ; tout homme se réclamant du « dandysme » devait adopter l’attitude blasée et mélancolique des grands romantiques. Rose ne manquait pas une occasion d’observer discrètement celui qui traînait à longueur de journée un ennui étudié sans se rendre compte de l’émoi qu’il provoquait dans le cœur de la jeune fille.
Madame de Granville faisait preuve, vis à vis de son fils unique, d’un amour maternel envahissant qui agaçait grandement le jeune homme. Rose n’avait jamais eu l’exemple de ce qu’était l’affection d’une mère, elle regardait interloquée sa maîtresse s’attendrir à la vue de Paul, ajuster sa cravate à tous moments ou arranger une boucle de sa coiffure que le barbier avait pourtant passé beaucoup de temps à mettre en place dans la matinée.
Peu à peu, l’adolescente put lire dans les yeux du jeune homme, l’intérêt qu’il commençait à lui porter. Avec beaucoup de candeur elle fut sensible aux compliments puis aux douces paroles qu’il ne tarda pas à lui glisser à l’oreille lorsqu’ils se trouvaient seuls.
Dès lors, l’orpheline en mal de tendresse qui rêvait d’une histoire d’amour magnifique n’opposa que peu de résistance à celui pour lequel elle pensait compter davantage. En cédant à ses avances, Rose choisit délibérément de braver la menace de Miss Brown. Elle préféra risquer l’enfer plutôt que de devenir une personne aigrie, ignorante des plaisirs que le jeune maître lui promettait avec de plus en plus d’empressement.
Une nuit, réveillée par Paul venu se glisser dans son lit, elle eut la réponse à ses questionnements sur le fameux « péché de chair » dont on lui avait rebattu les oreilles. Elle trouva très exagérés les propos qui circulaient en secret dans l’orphelinat et les mises en garde de Miss Brown sur ce sujet.
Rose avait donc ignoré les recommandations de la gouvernante et s’en félicitait car pour la première fois de sa vie elle était choyée et connaissait le bonheur - elle le croyait sincèrement - d’être aimée.
Chaque soir, dans sa chambre, elle attendait impatiente de retrouver les étreintes de celui dont elle était convaincue qu’il partageait ses sentiments. Après le départ de son amant, au petit matin, elle remerciait le ciel de lui faire vivre une si belle romance.
Toute la journée, Rose, sans en laisser rien paraître, pensait-elle, attendait le moment où elle retrouverait le jeune homme. Elle s’étonnait de voir Paul jouer l’indifférence à son endroit lorsqu’ils se croisaient dans la maison pendant la journée. Il se montrait froid et impassible alors qu’elle sentait son cœur s’affoler au point qu’elle craignait de défaillir. Elle espérait un signe, un clin d’œil ou même un frôlement. Cette indifférence affichée ne faisait qu’attiser l’émoi ressenti en la présence de celui qu’elle aimait bien plus que de raison.
Une nuit, après avoir satisfait ses désirs, Paul la tança et lui fit promettre de se montrer prudente dans la journée si elle voulait qu’il continuât de la rejoindre dans sa chambre. Rose, bien que surprise par la dureté de cette injonction à se montrer raisonnable, s’appliqua à le cajoler davantage pour se faire pardonner.
Ainsi, en toute innocence, la petite chambrière était devenue un objet de plaisir pour celui qui trouvait bien commode de la retrouver chaque nuit docile et consentante.
Malheureusement, le résultat de ces rapprochements clandestins ne se fit pas attendre et le bel amoureux disparut le matin même du jour où il avouait à ses parents avoir mis la bonne dans une position « délicate ».
Bien sûr, les maîtres si chaleureux au début ne manquèrent pas de faire porter à la jeune dévergondée toute la responsabilité de la faute.
Paul, pour sa part ne connut d’autre punition que d’être envoyé à Bath, chez une tante de sa mère, où il put profiter d’une société à la mode propice à lui faire oublier une passade qui avait mal tourné.
Dans la ville thermale, tout était prétexte à l’amusement, les bals succédaient aux fêtes et loin des siens le jeune fils de famille se laissa volontiers happer par le tourbillon des plaisirs plus ou moins avouables qui se trouvaient à sa portée. Pendant son séjour il rencontra une héritière à laquelle on s’empressa de le marier.
Après le départ de Paul, Rose commença à comprendre que les avertissements proférés par Miss Brown n’avaient pour unique but que d’empêcher les jeunes filles de se trouver dans la situation embarrassante qu’elle connaissait depuis quelques jours. Selon l’adolescente, il aurait été utile qu’on lui enseigne plus clairement les risques encourus réellement lors des transports amoureux, plutôt que d’invoquer tous les démons de l’enfer.
En voyant disparaître les côtes françaises, sur le bateau qui la ramenait vers son pays, Rose Sunday voyait s’éloigner son innocence ; elle se retrouvait à nouveau seule avec en prime le chagrin et l’humiliation d’avoir été trahie et, devant elle, un futur qui s’annonçait difficile.
Monsieur de Granville père essaya, avant de renvoyer celle qui n’avait plus de place sous son toit, de lui faire avaler toutes sortes de mixtures dans l’espoir d’interrompre une grossesse fort mal venue.
Alors, Rose lui fit croire qu’elle avait déjà perdu l’enfant.