Premier Chapitre
1Jeudi 5 Septembre 2019
22 H – Blackstone Park
Providence – Rhode Island
Etats-Unis
Je fixai sa silhouette à travers la pluie n’ayant pour visibilité que le faible halo des réverbères du port. Un pan de mon imperméable s’envola dans une bourrasque de vent pour revenir me fouetter la cuisse. J’en resserrai la ceinture d’une seule main, maladroitement, sans quitter des yeux mon objectif.
Mon bras était ferme et tendu. Dans ma ligne de mire : sa silhouette était aussi effrayée qu’un lapin capté dans les phares d’une voiture.
C’est ici que tout avait commencé et c’est au même endroit que tout allait finir, à Blackstone Park.
Quelle ironie.
Je n’avais jamais tenu une arme de ma vie, ou plutôt si une fois, vingt ans plus tôt, mais ce souvenir était flou, presque irréel. L’histoire voulait que ce soit la même arme qui tuerait encore : un Beretta 92. Son poids si léger, sa crosse légèrement rugueuse sous ma paume de main, son canon froid et métallique, faisaient de cette arme redoutable ma nouvelle meilleure amie et j’avais la ferme intention de m’en servir.
Cette arme, je l’avais reconnue. Elle fut l’élément déclencheur, la clé qui libéra tous les souvenirs ensevelis.
Je me fichais de mon sort, des conséquences d’un meurtre. Il fallait juste que je répare le mal, que je me fasse justice.
J’étais devenue une femme dangereuse car je n’avais plus rien à perdre. Ou plutôt si, vider mon cœur de cette emprise aussi dangereuse qu’un doux poison, vider mon cœur et mon âme de cette empreinte et enfin vivre ma vie d’adulte sans entrave et faire table rase du passé.
La silhouette s’était arrêtée de courir, et maintenant qu’elle se sentait prise au piège, sans issue au bord de la jetée, ses yeux me fixaient avec rage.
Il se tenait le bras. J’avais déjà tiré une fois et j’avais touché son épaule.
Un juste retour des choses !
N’était-ce pas comme cela que tout s’était passé la première fois ?
Maintenant que j’avais compris la vérité, des flashs n’arrêtaient pas de faire irruption dans mon crâne, comme un mauvais film qui déroule en boucle. Des scènes si violentes et douloureuses que mon esprit les avait isolées dans une cage fermée à double tours, par instinct de protection.
Vingt années de thérapie n’en étaient pas venues à bout !
Il avait suffi d’un seul coup de fil de Nancy et de l’insistance de Benoit pour que je revienne sur les traces de mon passé, l’occasion de rassembler tout le puzzle. Voilà : toutes mes croyances avaient volé en éclats.
Il avait suffi d’arrêter de fuir et d’accepter de se confronter à la vérité, aussi moche soit-elle.
Qu’en penses-tu Robert ?
Des progrès notables, non ?
Ce soir, la vérité allait éclater au grand jour et je serai vengée.
Ce soir, j’allais à nouveau tuer.
Fiction ou réalité, plus rien n’avait d’importance.
Je les laisserai croire ce qu’ils auraient envie de croire, ce qui dérange le moins, peu importe les dommages collatéraux, moi en l’occurrence.
J’avais une arme dans ma paume de main et j’allais m’en servir.
Le cyclone était passé relativement proche, nous avions eu droit à des vents violents et une pluie redoutable apportée par l’orage. L’œil était plus bas, sur la Floride et nous avait presque épargnés une fois de plus. La température avait chuté, la nuit avait fait son apparition en fin d’après-midi, la canicule était enfin derrière nous.
La pluie me cinglait le visage, j’avais froid, j’étais trempée jusqu’aux os mais je m’en contre fichais. J’étais tellement pleine de colère, de fureur et de haine que j’avais du mal à accepter la réalité. Tant d’années à douter de moi-même, tant d’années de peur, de culpabilité, de cauchemars et d’insomnies. Et cette question incessante en tête « les ai-je réellement tués ? Tu ne peux pas te faire confiance, tu es le mal ! ».
Tous les deux ?
Quand était-il donc de mon autre comparse ?
Je me remémorais les menaces, ces mots assassins « Je sais ce que tu as fait », les fleurs livrées à date anniversaire : dans quel but ? Pour me torturer et être sûr que je n’oublie pas ?
Comment pourrais-je oublier ?
La vérité n’est pas toujours celle qu’on croit.
Au loin, le son étouffé des sirènes de voiture de police semblait se rapprocher. Quelqu’un avait dû les prévenir, ils savaient… c’était trop tard. Mais finalement, que savaient-ils ?
N’étais-je pas restée dans l’ignorance pendant vingt ans ?
Sous influence ?
J’étais disposée à les attendre, à genoux dans la boue froide, les doigts croisées sur la nuque s’il le fallait. Mais avant, j’avais besoin de réponses. J’avais besoin d’explications et surtout d’aveux. J’avais envie d’en finir, de ressusciter l’enfant et de faire naître le monstre que j’étais sur le point de devenir.
- Qu’est-ce que tu as fait ? Putain… qu’est-ce que tu as fait ?!
Déconcertée, je me tournai vers la voix qui avait fait irruption sur ma gauche. Pendant un instant je braquai mon arme dans sa direction, puis compris mon erreur et pivotai à nouveau le buste pour menacer la silhouette, ma cible, de mon arme. Dès que je le vis, je sentis les sanglots remonter le long de ma gorge. La voix de l’homme était écrasée de douleur, de chagrin mais surtout d’incompréhension.
Se pouvait-il qu’il n’ait été au courant de rien ?
Avais-je donc tout faux ?
Non impossible ! C’est lui qui était derrière tout ça.
Ma respiration était saccadée, je serrai les maxillaires pour contenir ma rage.
- Mia, s’il te plait… ne fait pas ça !
- C’est trop tard ! Tu ne comprends donc pas ?! Je dois en finir maintenant !
- Pourquoi es-tu revenue ? Bon sang ! Tu ne pouvais donc pas laisser le passé en paix ?
Je le regardai puis criai pour couvrir le bruit de la pluie et du vent en même temps que j’éclatai en sanglot.
-Tu savais ! Tu savais et tu n’as rien fait ? Poursuivis-je d’une voix mal assurée.
La pluie redoublait d’intensité et j’avais du mal à décrypter les expressions de son visage, la nuit était trop profonde.
Contre toute attente, sa main glissa à l’intérieur de sa parka et il pointa une arme sur moi, sans un mot.
J’avais ma réponse.
Son visage était baigné de larmes ou de pluie, à ce stade, je n’étais plus certaine de rien. Je braquai mon Beretta sur ma cible silencieuse, l’homme braquait la sienne sur moi, cet homme que… les mots me manquaient ! Le seul qui me vint à l’esprit fut : trahison !
Les larmes commencèrent à rouler sur mes joues. Comment avais-je été aussi naïve et idiote ? Ma cible était presque au milieu de nous et l’homme bougea lentement pour la protéger, pour s’interposer entre nous. Nous étions un mauvais trio, un mauvais polar, vingt ans plus tard.
- Mia, je t’en supplie.
Sa voix était implorante, presque douce.
Les sirènes de voitures se rapprochaient. A une cinquantaine de mètres plus haut sur le parking, je vis les premiers phares surgirent puis s’immobiliser pour pointer leurs faisceaux dans notre direction. Des portes claquèrent, des hommes accoururent et je crus reconnaitre Benoit et Noa qui menaient la danse.
Comment avaient-ils fait pour me retrouver aussi vite ?
Puis je la vis cavaler vers moi avant d’entendre ses aboiements.
Elle courait vers nous, ses oreilles dodelinant au vent, les crocs sortis, prête à en découdre pour me protéger. Ce n’est pas vers moi qu’elle courait, mais vers ma cible : l’instinct animal.
Olympe. Oui, c’était bien la ruse de Benoit : utiliser Olympe pour me retrouver.
Mon cœur se serra.
J’allais les perdre.
- Mia, tu crois que tu es la seule à souffrir ? Que tu es la seule impactée ? Reprit l’homme en criant.
- Tu as détruit ma vie ! Hurlais-je avec violence.
- Noooon. Tu as détruit la mienne !
Pour la première fois ma cible s’était exprimée.
Sa voix était gutturale, sortie d’outre-tombe, comme une longue plainte.
Ce son… je sentis mes poils se héricer et un frisson glacial se faufila de mes reins jusqu’à ma nuque.
Une sensation de terreur m’envahit.
« Tu as détruit la mienne ! »
- Quoi ?
Je quittais ma cible des yeux le temps de chercher des réponses auprès de son acolyte. Son visage n’avait plus rien de doux et rassurant, cette expression-là, je ne la lui connaissais pas ! Il pleurait mais sa main, celle qui pointait l’arme sur moi restait tonique et déterminée.
- C’est trop tard, dis-je en guise de conclusion.
J’entendis un dernier aboiement se rapprocher puis ce fut la fin.
Le néant.
Le son du coup feu déchira le silence et l’obscurité, puis presque simultanément un second éclat suivit d’un troisième. Il y eut alors cette odeur de poudre aussi palpable qu’éphémère et un cri de douleur se libera dans la nuit noire de Providence.
Tout était terminé.
Un néant apaisant, presque salvateur avant la douleur.
La douleur physique me transperça tout le corps, ma vie s’échappait au moment où je vis, dans un soupçon de victoire, ma cible tomber et s’écrouler sur le sol.
Voilà où nous en sommes.
Puisque j’avais déjà une étiquette de meurtrière sur le dos, je l’étais réellement devenue.
J’ai commencé par vous raconter mon histoire par la fin.
Que vous dire de plus ?
Si ce n’est : rien de tout cela ne serait jamais arrivé si je n’avais pas mis les pieds sur ce bateau vingt ans plus tôt.
Le fait que l’on m’accuse d’avoir tué deux personnes à l’âge de 14 ans ne faisait pas parti du contrat.
Le jour du drame, tout a volé en éclats : les amis, les rires, ma force de caractère, mes envies, ma détermination et tant d’espoirs d’un avenir heureux et brillant.
En réalité, le jour où ma vie a basculé était deux ans plus tôt. Mais ça, je ne le savais pas.
Ce jour-là, j’ai perdu les deux personnes que j’aimais le plus, mes deux âmes sœurs dont l’une d’entre elles : l’amour de ma vie.
Tout cela c’était avant.
Depuis, je ne suis plus que l’ombre de moi-même.
Quoi qu’il se passe, on paye toujours pour ses actions.
C’est l’équilibre de la vie, n’est-ce pas ?
Débit / Crédit.
Tout doit rentrer dans l’ordre, inévitablement.