Premier Chapitre
Prostré dans son fauteuil chesterfield, angoissé par l’imminence de son intervention, le Professeur Henry Bernet était le plus heureux des hommes.Depuis le petit salon du Sedki Pyramids Hotel, il embrassait du regard le plateau de Gizeh où, quelques kilomètres plus au sud, se dressait la dernière merveille du monde antique.
— Professeur Bernet, ça va être à vous.
Un jeune garçon au teint hâlé et à l’accent chantant apparut dans l’entrebâillement de la porte.
— Merci Asmet.
La boule au ventre, Henry Bernet suivit le groom en dehors de la pièce où il patientait depuis une bonne heure.
— Ah ! s’exclama le jeune homme ravi, lorsqu’un individu à la barbe et aux cheveux grisonnants apparut dans le couloir. Professeur, je vous présente le directeur de l’établissement, Monsieur Sayid Sedki.
L’homme au costume sombre arriva à leur hauteur, un large sourire gravé sur son visage. Il tendit une main amicale à son convive qu’il jaugea par-dessus ses lunettes rectangulaires.
— Enchanté, Professeur ! Je suis ravi de faire enfin votre connaissance et encore plus que vous ayez accepté mon invitation.
— Je suis également enchanté de vous rencontrer, Monsieur Sedki, fit Henry Bernet, la main écrasée dans celle de son hôte.
— Alors, êtes-vous prêt à entrer sur scène ?
Le Professeur acquiesça. Intérieurement, comme à chaque fois qu’il donnait une conférence, le trac lui rongeait les entrailles, mais le vieil homme ne laissa rien paraître.
— Combien de personnes sont attendues ?
Le directeur se tourna vers son employé, qui répondit avec une fierté non dissimulée.
— Nous avons fait salle comble, Monsieur. Les cinq cents places ont été vendues.
— J’ai l’impression que votre réputation vous a précédé.
Cinq cents personnes ! Mon Dieu, qu’est-ce que je fiche ici ? songea Henry Bernet dont le visage demeura impassible. Du sang froid, mon vieux, du sang froid.
— Bien, il est l’heure, Asmet va vous accompagner jusqu’à la scène. Quant à moi, j’aurai le plaisir d’assister à votre conférence depuis la salle. Épatez-nous, Professeur !
Sayid l’affubla d’une tape sur le bras avant de repartir en direction du hall d’entrée.
— Si vous voulez bien me suivre.
Le garçon emprunta un couloir où seules quelques pauvres appliques murales diffusaient une faible lumière, éclairant avec peine les photographies sous verre des plus prestigieuses personnalités à s’être exprimées en ce lieu.
Aurais-je ma place sur ce mur ? s’interrogea Henry Bernet. Hélas, non. J’ai beau avoir fait une brillante carrière, un architecte ferait tache aux côtés de Bill Clinton, Bertrand Piccard, Buzz Aldrin et Tim Berners-Lee.
— Nous y sommes Professeur - Asmet s’arrêta devant une porte d’allure banale, la main sur la poignée - cette entrée donne au pied de la scène, bonne chance. Il avait murmuré ce dernier encouragement si bas que Henry Bernet ne l’entendit pas.
Le groom ouvrit la porte et l’architecte fut avalé par les lumières de l’auditorium. Sans précipitation, il monta sur scène et s’avança jusqu’au pupitre de conférence, stimulé par les applaudissements polis d’une salle comble.
— Bonsoir. La voix de baryton du Professeur retentit bien plus fort que prévu.
Bien, le micro fonctionne, l’acoustique est bonne, vas-y, fonce. D’un calme olympien qui n’était qu’apparent, Henry Bernet porta un verre d’eau à ses lèvres et but une longue gorgée. La pression retomba.
— Je vous souhaite la bienvenue à cette conférence et avant d’entrer dans le vif du sujet, laissez-moi me présenter.
Sur le mur blanc derrière lui, apparut la première diapositive de son intervention, un simple panorama du plateau de Gizeh au premier plan duquel se dressaient majestueusement les trois pyramides les plus célèbres du monde.
— Je suis le Professeur Henry Bernet, architecte de métier, je voue, depuis longtemps, une passion dévorante pour les monuments que vous voyez derrière moi. Tout cela a commencé en 1975 lors de mon premier voyage en Égypte. Face à ces géantes de pierre, l’architecte que je suis ne pouvait se poser qu’une question, « comment ont-ils fait ? » J’ai cependant rapidement compris que les égyptologues se demandaient davantage « pourquoi l’ont-ils fait ? » Par conséquent, la méthode de construction des pyramides reste, aujourd’hui encore, empreinte de mystères. Alors comment les anciens Égyptiens ont-ils pu bâtir ces édifices sans connaître ni la roue, ni la poulie, ni l’acier ? Ce soir, je vous livre ma réponse.
Le Professeur appuya sur l’unique bouton de la télécommande posée sur le pupitre et une nouvelle diapositive apparue.
— Qui connaît ce monument ?
— La pyramide de Djéser, osa une voix au fond de la salle.
— Exact. Ce cliché a pour but d’illustrer une incongruité historique. Quiconque étudie un tant soit peu les pyramides d’Égypte aura l’impression que le temps a été inversé.
Henry décrocha le micro de son support. Plus à l’aise avec la salle, il commença à arpenter la scène à la manière d’un comédien de one man show.
— Des plus récentes, il ne reste qu’un tas de pierres informes, des amoncellements de ruines desquelles on peine à imaginer les constructions grandioses qu’elles furent jadis. Ces monuments n’ont pas résisté au temps alors que la toute première pyramide, érigée par le pharaon Djéser il y a plus de quatre mille six cents ans, se dresse toujours fièrement du haut de ses soixante-deux mètres.
Le Professeur envoya l’image suivante. Cette fois, tous reconnurent le monument le plus célèbre d’Égypte si ce n’est du monde.
— Pourtant, il y en a une sur laquelle le temps n’a pas d’emprise. Une qui inspire le respect et l’humilité tout autant que le questionnement sur notre lointain passé. Il n’en existe pas de semblable. Elle est la plus imposante construction de pierre de l’humanité, toute en calcaire et granite. Je veux bien entendu parler de la grande pyramide de Gizeh bâtie sous le règne du pharaon Khéops. Voilà qu’après plus de quatre mille ans d’existence, cet édifice, qui transcende les âges en toute indifférence, continue d’intriguer les égyptologues chevronnés et les scientifiques en quête d’aventures.
Au sortir de cette tirade dithyrambique, l’architecte but une nouvelle gorgée d’eau avant de reprendre, sur un fond de fresque hiéroglyphique.
— Quand la grande bibliothèque d’Alexandrie brûla, dix mille ans d’histoire furent réduits en cendres, mais ce savoir n’a pas véritablement disparu, il persiste dans ce que l’homme a bâti. Victor Hugo ne disait-il pas que l’architecture est le grand livre de l’humanité ? Elle est l’expression directe de notre espèce à ses divers états de développement et c’est à nous qu’il revient de comprendre les symboles d’autrefois, de lire la pierre pour redécouvrir ce passé qui fut le nôtre. Sur cette autre diapositive, je vous présente quatre théories sur la construction des pyramides. Il s’agit des plus communément reprises dans les recueils d’histoire. Pourtant, elles sont toutes plus aberrantes les unes que les autres. Prenez la première.
Henry Bernet s’arrêta sur l’illustration d’une pyramide flanquée d’une rampe longue de plusieurs kilomètres et tout aussi haute que le monument en cours d’édification.
— Même si l’idée est théoriquement concevable, en tant qu’architecte, je peux vous assurer que dans la pratique elle est inapplicable. La raison est simple à comprendre. Bâtir une telle rampe aurait nécessité autant de pierres que le monument lui-même.
Une à une, Henry Bernet réfuta toutes les théories présentées en réponse à la grande question de la construction de la dernière merveille du monde antique.
La salle se montra amusée, mais démolir la doctrine établie ne suffisait pas à gagner l’estime du public. Une curiosité avide de réponses brillait dans les yeux des spectateurs, suspendus aux lèvres de l’architecte français.
— Voici la solution au problème, annonça-t-il enfin. Selon moi, les bâtisseurs ont réalisé une rampe à l’intérieur du monument pour acheminer les blocs de pierre jusqu’au sommet. Cette rampe serpente à la manière d’un colimaçon, embrassant les quatre faces de l’édifice. Elle tourne à angle droit au niveau des arêtes pour continuer sur la face suivante, quelques mètres derrière la façade de la pyramide.
Animation 3D à l’appui, le public tomba en admiration devant une théorie si simple que tous se demandèrent pourquoi nulle n’y avait pensé avant.
— Le rasoir d’Ockham, mes amis ! Ou comme le disent les Anglo-saxons Keep it simple, stupid .
Porté par le rire qui parcourut l’assemblée. Henry Bernet se lança dans des explications plus techniques.
— Avec une inclinaison maximale de 7 %, les bâtisseurs étaient parfaitement capables de monter les matériaux nécessaires à la construction de l’édifice. Ils faisaient pivoter les plus grosses pierres au sein de petites pièces, situées au niveau des arêtes, ce qui leur permettait de négocier les virages pour continuer l’ascension sur la face suivante.
Au vu des expressions médusées gravées sur les visages, l’architecte sut qu’il avait conquis son auditoire. Sans doute habitués à entendre bien des inepties au sujet de la grande pyramide, ce soir, les spectateurs assistaient à une conférence qu’ils n’oublieraient pas de sitôt. D’aucuns n’arrivaient pas à croire qu’ils venaient de découvrir le secret de la construction des pyramides.
Pour terminer son exposé, Henry Bernet présenta une encoche visible sur l’arête nord-est de la grande pyramide. Une diapositive le montrait, avec une dizaine d’années en moins, s’engouffrant dans une mystérieuse pièce de neuf mètres carrés dissimulée derrière les pierres de façade.
— Ce que vous voyez à l’écran est une des cavités qui permettait aux bâtisseurs de faire pivoter les blocs de calcaire, ce qui corrobore ma théorie. Derrière les murs de cette minuscule salle doit se cacher l’antique rampe interne datant de la construction. J’attends toujours l’accord des autorités égyptiennes pour explorer cette piste, mais jusqu’ici, toutes mes demandes sont demeurées lettre morte. Alors, en attendant un miracle, il ne nous reste plus qu’à espérer, espérer que ma théorie soit la bonne, espérer qu’un jour nous pourrons tous emprunter la rampe interne et redécouvrir une part méconnue de l’histoire égyptienne.
Un tonnerre d’applaudissements accueillit sa conclusion. S’inclinant respectueusement, l’architecte remercia son public et quitta la scène sous les acclamations enthousiastes.
— Fabuleux Professeur ! le félicita Asmet en lui ouvrant la porte. Je vous laisse regagner le petit salon, Monsieur Sedki vous y retrouvera dans un instant.
Encore sous le coup de l’euphorie, Henry Bernet arpenta le couloir aux portraits avec lenteur, tâchant de faire redescendre l’excitation. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine, à son âge, le vieil homme, n’aurait jamais imaginé vivre une telle soirée.
Arrivé dans le petit salon, l’architecte dénicha une bouteille d’eau minérale qu’il but d’un trait. L’écho de la salle de conférence avait disparu, ici régnait un calme apaisant, ses oreilles sifflaient dans le silence.
Le Professeur s’avança près de la baie vitrée, la lumière tamisée de la pièce laissait apparaître le décor extérieur. Suant à grosse goutte, Henry sortit s’aérer sur le balcon. Au dernier étage du palace, il apprécia, plus que jamais, le superbe panorama sur Le Caire, capitale de l’Égypte moderne.
Dehors régnait une chaleur infernale, Henry regretta vite la fraîcheur du salon climatisé. Un fin croissant de lune dominait un ciel sans étoiles, masquées par les lumières de la ville.
Elles étaient là, trois flèches de pierre, dressées vers l’infini des cieux comme pour toucher les dieux à qui elles devaient leur grandeur. Par-delà le parcours de golf, les pyramides de Gizeh le narguaient, resplendissantes après quatre mille ans d’existence, gardant le secret de leur construction jalousement caché derrière leur robe de calcaire.
Henry Bernet se sentit empli d’un enthousiasme indéfectible. Si seulement son âge lui permettait encore cette folie et s’il ne risquait pas l’emprisonnement, il aurait immédiatement parcouru les trois kilomètres qui le séparaient de la pyramide de Khéops pour escalader sa face nord et excaver lui-même le passage vers la rampe interne.
— Un exposé Ex-ce-ptio-nnel Professeur ! La voix de Sayid Sedki résonna dans le salon. Alors ? lança-t-il, comme si la suite allait de soi. On fait quoi pour mettre à jour cette rampe interne ?
On ? s’interrogea l’architecte. Il n’y a jamais eu que moi dans cette aventure. En quoi un directeur de palace pourrait-il m’aider ? Comme s’il avait entendu ses pensées, l’égyptien enchaîna :
— Vous savez, j’ai des contacts parmi les politiques. Si vous le souhaitez, je peux glisser quelques mots à des amis bien placés pour débloquer la situation.
— Vous pensez que quelques mots feront changer d’avis le Conseil Suprême des Antiquités égyptiennes ?
— Quelques mots accompagnés de quelques billets. Faire plaisir aux gens ce n’est pas difficile, tout l’art réside dans le choix des personnes qui sauront vous rendre la pareille.
— Ne vous donnez pas cette peine, soupira le Professeur. Ça fait des lustres que le conseil n’a plus délivré d’autorisation pour des missions archéologiques à Gizeh. Je les imagine mal offrir le précieux sésame à un vieil architecte qui prévoit d’abattre des murs pour voir ce qui se cache derrière.
— Dommage, capitula Sayid. Seul Dieu sait quelles richesses renferme encore cette grande dame de pierre.
— Vous pensez à la momie du pharaon Khéops et à son trésor funéraire ? On peut toujours se permettre de rêver, peut-être nous attendent-ils là-bas, bien à l’abri du temps.
— En effet et il y a aussi les salles inexplorées auxquelles croient les aficionados de la grande pyramide, en faites-vous partie Professeur ?
L’architecte eut un instant de réflexion.
— Vous savez, le volume de la pyramide est de 2 500 000 m3, elle pourrait encore accueillir 3 700 fois la chambre du roi. Je dirai qu’avoir rempli cet espace de blocs de calcaire serait un beau gâchis d’espace.
— Vous prêchez un convaincu.
À la surprise du Professeur Bernet, Sayid Sedki possédait de vastes connaissances sur l’histoire égyptienne et des légendes de la grande pyramide. Écouter dialoguer ses deux hommes revenait à comparer deux encyclopédies.
Après une heure de discussions passionnées, Sayid avait entraîné l’architecte dans une pièce marquée d’un écriteau خاص / Privé. Le businessman avait fait de ce lieu son cabinet de travail. Une antique bibliothèque, débordant de livres anciens, occupait tout un mur, un vieux bureau en bois massif trônait fièrement sous une pile de documents en fouillis et à son opposé, trois canapés invitaient à la détente, ou comme ce soir, au débat d’idées.
Sans doute soucieux d’impressionner son invité, Sayid fit étalage de sa vaste collection de livres, comptant parmi eux quelques raretés comme des recueils de textes millénaires de l’historien grec Hérodote, de gouverneurs romains tels que Pline le Jeune et tant d’autres personnages témoins des temps révolus.
— Vos ouvrages sont tout bonnement admirables ! admit le Professeur en feuilletant un minuscule bouquin, les yeux remplis d’étoiles.
À chaque nouvelle page tournée s’exhalaient les senteurs de papiers alors que se dévoilaient des connaissances transmises entre érudits depuis des temps immémoriaux.
— Il faut que je vous montre le livre le plus estimable de ma collection, annonça fièrement Sayid en se dirigeant une énième fois vers sa bibliothèque.
Il revint s’asseoir, un épais recueil à la couverture de cuir usée entre les mains. L’imposant volume sut, plus que tout autre, retenir l’attention du vieil architecte.
— Corpus Hermeticum, lut Henry Bernet en effleurant du bout de ces doigts le titre inscrit en relief, orné de feuilles d’or. Est-ce du grec ?
— Hélas oui.
— Vous ne lisez pas le grec ?
— Là n’est pas le problème. Ce livre date d’environ 600 après Jésus Christ.
Henry eut un mouvement de recul et reposa l’ouvrage avec la plus grande délicatesse, préférant l’observer de loin tout en se délectant du récit de son hôte.
— Les Grecs ont entretenu des échanges culturels avec l’Égypte bien avant la conquête du pays par Alexandre le Grand . Ce codex regroupe l’ensemble des connaissances égyptiennes transmises aux Grecs. Mais avec le temps, les copies du corpus Hermeticum sont devenues de moins en moins fidèles à l’original. Aujourd’hui, les librairies regorgent de publications du même nom, des condensés d’inepties sordides et grotesques, mélange de faux savoirs New Age. De l’ésotérisme pour les imbéciles du web.
— Je ne comprends pas. Quel genre de connaissances trouvait-on dans l’ouvrage original ?
Sayid s’enfonça dans son fauteuil, les mains jointes, impatient de partager un récit fantastique pour lequel il vouait un culte passionnel.
— Le tout premier Corpus Hermeticum fut traduit d’un recueil égyptien légendaire, le livre de Thot. Personne n’en a jamais retrouvé le moindre exemplaire, ne serait-ce qu’un papyrus. Peut-être n’existe-t-il même pas. Quoi qu’il en soit, cet hypothétique ouvrage égyptien contiendrait toutes les connaissances des anciens bâtisseurs de pyramides. On y trouvait des textes traitant d’astronomie, de mathématiques, de chimie, en somme le savoir le plus précieux du peuple pharaonique. Cet exemplaire du corpus Hermeticum est l’un des plus vieux jamais découverts, il a été rapporté en France lors de la campagne napoléonienne et fut rendu à l’Égypte dans la première décennie du XIXe siècle par le tout premier directeur du Musée du Louvre. Autant vous dire qu’il vaut son pesant d’or, mais il est bien loin d’égaler le mythique livre de Thot.
— Je vois, vous me parlez d’un Wikipédia de l’antiquité.
Les deux hommes échangèrent un rire convenable et poursuivirent leur conversation jusqu’à tard dans la nuit, si tard qu’il en fut bien trop tôt pour se coucher.
Cette soirée pleine de surprises laissa l’architecte dans l’expectative, avec dans la bouche, un goût amer d’inachevé. Au petit matin, Henry Bernet était convaincu qu’il lui restait une dernière croisade à entreprendre, une quête pour la vérité : prouver sa théorie sur la construction de la pyramide de Khéops.