Premier Chapitre
CHAPITRE 1On ne devrait jamais confier le moindre secret à quelqu'un en âge d'être amoureux. Les notaires étant par ici les plus grands détenteurs de secrets, il serait intéressant que l'on invente une loi pour les autoriser à exercer leur savoir faire à leur entrée dans le quatrième âge. Ils pourraient consacrer la première partie de leur vie à se former puis prendre une retraite anticipée, et au passage tomber amoureux quand bon leur semble, avant qu'ils ne prêtent serment. Cette mesure est loin d'être déraisonnable et je suis sûr que les principaux intéressés eux mêmes approuveraient cette réforme. Et cela aurait sans doute évité bien des surprises et des désagréments à quelques personnes de cette histoire.
Maître Guillaume JOUBERT avait trois passions dans la vie. Ses revenus confortables lui avaient permis d'assouvir en partie sa première car il possédait dorénavant les deux voitures dont il avait toujours rêvé : un magnifique coupé Ferrari rouge qu'il abritait dans un garage transformé en coffre fort aux murs plus épais que ceux de Notre Dame de Paris , et une DS d'époque flambant neuve , noire, ayant appartenu selon des sources incertaines au Général De Gaulle lui même. Une place de parking en conséquence avait été tracée devant son étude, établissant un périmètre de sécurité que personne ne s'aventurait à franchir, Maître Joubert ayant réglé son alarme de façon à ce qu'elle se déclenche si quiconque s'approchait à moins de quatre pas de son précieux objet. La fenêtre de son bureau donnait bien entendu une vue bien dégagée sur l'ensemble, et il ne se passait pas un rendez vous où ses pas ne conduisent ses paroles ou ses réflexions prés de ladite fenêtre où l'image rassurante de sa belle Citroën suffisait à lui faire retrouver toute son assurance et sa concentration. Il pouvait ainsi enchaîner les actes à foison, passant d'un contrat de mariage à un acte de propriété, d'une modification de testament à un conseil patrimonial. Il servait aussi de confident à ses clients les plus proches, et ce rôle lui était précieux, ayant l'impression de soulager des peines en ouvrant les cœurs.
Sa deuxième passion le conduisait chaque week end en Lozère, dans un petit hameau où vivaient encore ses parents. Il y passait des heures à promener sa canne à pêche le long des nombreux cours d'eau qui sillonnaient les montagnes alentour. Ces dernières années, les truites devenaient de plus en plus rares et faisaient rarement la maille, mais cela ajoutait encore à son plaisir. Il savait plus que tout autre que ce qui est rare est précieux, et il avait la patience de savoir attendre des semaines avant de pouvoir sortir de l'eau une pièce qui en vaille vraiment la peine. Toutes les autres étaient d'ailleurs précautionneusement détachées de sa ligne et remises délicatement à l'eau avec un petit sourire amical, comme pour les remercier et leur donner rendez vous l'année prochaine. Il n'était pas du genre à attendre des heures sur le rivage que le poisson veuille bien y mettre quelque bonne volonté. Il préférait prendre une bonne paire de chaussures de randonnée, son sac à dos rempli de quelques boissons et victuailles , et aller crapahuter seul le long des ruisseaux. Pas d'autre pêcheur pour lui tenir compagnie, pas d'ami qui partageât ce goût pour la marche en montagne, et d'ailleurs, pas d'ami tout court. Guillaume JOUBERT était un solitaire, il l'avait toujours été. Sans doute ses origines modestes y étaient pour beaucoup, son enfance dans ce hameau où se côtoyaient en hiver cinq ou six familles et quelques corbeaux . Peut être était ce aussi son physique assez banal qui le complexait un peu et le rendait timide dés qu'il sortait de son rôle d'expert qui lui donnait toute cette assurance, comme s'il endossait alors une armure le rendant invincible . Il affichait maintenant trente sept ans bien tassés, et vivait toujours seul, dans un bel appartement au dessus d'un vaste garage transformé en bunker. On lui avait bien connu quelques aventures, mais son goût pour la pêche, les belles voitures, et surtout pour ses escapades solitaires, avait fini par décourager les meilleures volontés en jupon du village. Tant pis se disait on, c'était peine perdue, ou plutôt, c'était homme perdu.
Mais l'homme n'était pas si perdu que cela, car sa troisième passion , sans avoir encore de visage, avait bel et bien un prénom féminin : Claire était une jeune femme qui hantait depuis maintenant plus d'un an les nuits de notre amateur de truites. Il l'avait rencontrée sur le net, comme cela se fait dorénavant, sur un forum où il se renseignait sur les différentes formes de moulinets. Elle s'y était égarée également, cherchant le cadeau idéal pour son pêcheur de père, et il lui avait gentiment servi de guide pour choisir son présent. Le problème du présent étant réglé, ils en vinrent à parler de leurs passés et échangèrent par mail leurs idées sur le monde et l'avenir. Peu à peu s'installa un doux climat de confiance où ils venaient tous deux se blottir de plus en plus régulièrement, chaque mois, chaque semaine et enfin chaque jour. Elle habitait quelques trois cent kilomètres vers le Nord, mais qu'importe la distance quand les sentiments sont aux commandes. Leurs messages étaient devenus de plus en plus intimes lorsqu'ils décidèrent de se rencontrer enfin. Est il donc possible d'avoir le cœur qui batte à ce point pour une personne encore jamais vue et qui ne ressemblera peut être pas du tout à celle qui vous a écrit. Quoi qu'il en soit, c'est l'esprit bouillonnant qu'il se rendit au rendez vous convenu, et qu'il attendit longtemps, longtemps.... Une heure, puis deux, trois, dix, avant qu'il ne réalise qu'elle ne viendrait pas et qu'il ne se décide à rentrer chez lui . Il s'ensuivit alors une période de désespoir profond. Il tenta de la contacter à nouveau, par mail, osa même le téléphone, confia ensuite ses pensées à la Poste, mais rien n'y fit. Il envisagea alors toutes les possibilités, imaginant le pire, scrutant les avis de décès, avant de conclure à l'évidence : dans ce monde des apparences, la belle ne l'avait sans doute pas trouvé à son goût et avait pris le parti de disparaître corps et âme du petit monde virtuel qu'ils s'étaient fabriqué. Le temps passa sans avoir d'effet sur la violence de ce sentiment de trahison. Notre éconduit chercha refuge dans de brèves rencontres, délaissant ses chères truites pour quelques auto-stoppeuses peu farouches, se mit à consommer alcool et tabac plus que de raison, et perdit quelques points sur les bords de quelques longues lignes droites mal fréquentées. Petit à petit, il se désintéressa de son travail, envoyant promener les affaires les unes après les autres, au grand désespoir de ses deux secrétaires à mi temps qui voyaient se profiler à l'horizon les files d'attente du pôle emploi. Elles tentèrent de le réconforter, de le rassurer, de le sevrer, de le materner, et même de le séduire, mais il y vit Claire dans leur jeu, et poursuivit sa longue descente aux abîmes. Un Dimanche de solitude, ce devait être un matin, mais se soucie-t'on de l'heure quand on est malheureux, il se retrouva à son étude, assis à même le sol, face à lui même, et eut cette petite lueur improbable de lucidité : il fallait que les choses changent avant qu'il ne se détruise complètement. En moins de temps qu'il n'en faudrait pour préparer une valise, il décida qu'il allait partir, peu importe où, très loin sans doute, dans un endroit où il ne connaîtrait personne et où personne ne le connaîtrait suffisamment pour deviner sur son visage les traces de son infortune. Et d'ailleurs, qui le regretterait réellement par ici ? Deux ou trois garagistes, quelques tenanciers de bar sans doute, en voilà bien de solides attaches. Non, il était vraiment temps qu'il parte, mieux même, qu'il disparaisse, s'invente un nouveau nom, une nouvelle vie. Il avait suffisamment d'argent pour se payer le luxe de ce nouveau départ, un autre homme, tout neuf, meilleur que celui qu'il avait pu être jusqu'à ce jour, un homme sans passé, sans souffrance. Il regarda tout autour de lui, tous ces livres, tous ces dossiers, les reflets de ces années de travail, et puis son coffre où il conservait ses documents les plus secrets, ceux dont il était le garant. Toutes ces dernières volontés qu'il avait recueillies et qui allaient sans doute disparaître avec lui, et puis ces lettres, ces lettres qui lui avaient été confiées afin qu'il les fasse parvenir à leurs destinataires le moment voulu, le jour après la mort de leurs auteurs, toutes ces lettres qu'il n'avait jamais lues et qui avaient toujours attisé sa curiosité. Maintenant qu'il s'apprêtait à devenir un autre, il se sentit le droit de les ouvrir, et pour se donner bonne conscience , il se dit qu'il expédierait avant de partir celles qu'il jugerait dignes d'intérêt. Personne ne l'attendait, et à défaut de continuer à se détruire, il pouvait bien tuer quelques heures pour accomplir cette dernière mission.