Premier Chapitre
« Papa ! Papa ! Regarde c’est maman ! Maman, houhou ! »Tom me tire par la poche de ma veste. Je détourne le regard de mon mobile sur lequel se succèdent 5 message d’Odette, mon associée, auxquels je m’apprêtais à répondre et je me retourne : sur le trottoir d’en face en effet ma femme, mon amour, ma compagne, dans une robe rouge que je ne lui connais pas et qui virevolte sur ses jambes dorées. Damien frappe du plat de la main sur la vitre du bus et son petit frère appelle de sa voix de lutin :
« Maman, coucou, tu me vois ? »
Puis il se retourne vers moi alors que mon cœur s’arrête :
« Papa, c’est qui le monsieur ? »
Je ne sais pas d’où provient ma réponse ni quelle entité me permet de la proférer d’un air aussi naturel :
« Eh bien c’est Jean Paul, tu sais, le vieux copain de maman qu’elle connaissait à l’école maternelle »
« Ben pourquoi il l’embrasse sur la bouche ? »
« Oh, des fois les vieux copains, on leur fait des bisous sur la bouche… ».
Tom se rembrunit.
« Moi, je veux pas que Jordan m’embrasse sur la bouche ! »
Son frère éclate de rire.
« Moi, j’aimerais bien que Célia m’embrasse sur la bouche ! ».
Ils poursuivent l’exploration des possibles ou impossibles bisous sur la bouche de leurs vieux copains de maternelle tandis que le bus qui redémarre nous éloigne de la scène du meurtre de mon amour. Je ne sens plus mes jambes, mon cœur s’est emballé, je me retiens à la barre du bus tentant d’amortir les cahots. Les idées se bousculent dans ma tête : comment je vais lui en parler ? Est-ce que je vais lui en parler ? Et qui est-ce type ? Je n’ai eu le temps que d’entrevoir une chevelure brune et bouclée, une silhouette haute, vêtue de blanc. A qui sont ces mains qui enserraient la taille de Cécile, sa taille que j’aime tant caresser ? A qui sont ces lèvres qui se sont posées comme une éternité sur la bouche que j’aime tant embrasser ? Vers qui est tendu ce sourire si tendre et lumineux de ma femme ? Je me rends compte que j’aurai voulu, masochiste voyeur, mieux voir son expression : était-elle gaie ? Tendue ? Se sentait-elle coupable d’être là ou juste présente à cette rencontre ? A-t-elle pensé à moi ? Aux garçons ? Ma cervelle bouillonne et j’en oublie de demander l’arrêt. Damien me secoue par la manche.
« Papa ! t’as pas appuyé ! »
Je le fixe un court moment, muet, mes pensées toujours bloquées sur les images imprimées sur mes rétines puis me dérobe :
« C’était pas ton tour cette fois ? »
« Ah oui, c’est moi qui appuie ! ».
Les portes s’ouvrent quelques secondes plus tard et nous descendons. J’ai une tonne de gravats qui m’écrase la poitrine alors que nous nous mettons dans la queue de la boulangerie comme chaque jeudi après l’école ; un petit goûter pour mes fils, du pain pour le repas du soir…Ce soir que dira-t-elle en rentrant ? Aura-t-elle le même sourire ? Lancera-t-elle son « Bonsoir les hommes je suis rentrée ! » en attendant que Tom et Damien déferlent sur elle dans leur pyjama à carreaux offerts par mamie-de-Lyon ? Tendra-t-elle ses lèvres vers moi en me disant « Bonsoir amour c’était bien ta journée ? ». Mon mobile vibre à nouveau : Odette me demande de la rappeler dès que possible. Je regarde les mots sans aucun sens avant de me souvenir que je lui ai promis de m’occuper des devis de deux mariages avant demain. Je renvoie un sms un peu sec : « ok, dès que possible » et réponds d’un oui à peine audible à la boulangère qui me demande d’une voix de stentor « Comme d’habitude monsieur Béthune ? ». Je paie mes baguettes et les viennoiseries et nous rentrons ; les garçons dévorent leur pain au raisin et gambadent devant moi en chantonnant. Je marche comme un somnambule, suivant les entrechats de mes fils. L’épisode de Jean-Paul ami de maman ne semble pas les avoir perturbés plus que ça et la dévastation en marche dans mon esprit semble assez bien masquée. Arrivé à la porte de l’immeuble, je porte Tom pour le laisser faire le code de la porte d’entrée et nous décidons de monter en courant les trois étages « hein qu’on est des sportifs nous, papa ? ». Je mets la clé, pousse la porte et dis à mes fils, en cherchant un ton naturel :
« Je suis un peu crevé les gars, je vais prendre une douche : vous êtes sages ok ? »
« On peut regarder Gulli ? »
« Ok pour Gulli pendant ma douche mais on éteint après et on fait la vôtre »
« Mais on en a pris une hier déjà ! » se renfrogne mon ainé.
« Oui et comme d’habitude tu vas en prendre une ce soir »
« Oh la la, on n’est toujours pas assez propre avec toi ! »
Je souris malgré moi en voyant l’air renfrogné de Damien qui n’aime pas l’eau, je reviens vers lui, le prend dans mes bras :
« Si tu veux on fera un bain cette fois ? »
Tom bondit du canapé :
« Oh oui papa un bain ! Un bain ! C’est plus bien pour se laver ! »
« On ne dit pas plus bien gros bébé ! » le taquine son frère
« Papa ! hein que je ne suis pas un gros bébé ? » pleurniche Tom
« Non Tom tu n’es pas un gros bébé du tout, mais on dit « c’est mieux pour se laver ». Allez soyez sages, assez de disputes débiles ; je fais ma douche rapidos ».
J’allume la télé, ils se pelotonnent l’un contre l’autre sur le canapé, déjà captés par les premières images de leur chaine favorite. Je referme enfin la porte de la salle de bain sur moi, baisse mes paupières ; quand je les rouvre, ils se posent sur sa tablette, ses crèmes, ses maquillages et les larmes brouillent très vite l’image. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. J’essaie de refaire le film des dernières heures, des derniers jours : y a-t-il quelque chose qui m’ait échappé ? Je m’assois sur le bord de la baignoire, la tête entre les mains, je revois le début de cette journée, le réveil qui sonne un peu plus tôt que l’heure du lever pour avoir un moment à nous avant la course de la préparation des garçons. Comme chaque matin ce câlin, ces baisers pour se dire bonjour, Cécile pas moins tendre qu’à son habitude, sa peau si douce, mon dieu sa peau… Je suis parasité par l’image des mains de cet homme sur la taille de Cécile, d’autres images insupportables s’imposent à moi, crûment sexuelles et sans rien d’excitant à mes yeux. Ma Cécile sous le poids de cet homme, sous ses mains, sous sa bouche… Je tente de chasser ces visions angoissantes en remontant à hier soir. Je suis arrivé un peu plus tard que prévu, elle m’attendait à la maison, avait préparé un plateau télé et était en train de coucher Damien et Tom. Toutes les images qui me reviennent racontent la tendresse, la complicité, l’entente… Je ne comprends rien. Nous avons dîner en regardant un documentaire sur la Birmanie. Nous avons bavardé de nos envies de vacances, de la semaine en Crête prévue cet été. Elle s’est couchée avant moi : j’avais des devis à terminer. Quand je l’ai rejointe, elle bouquinait ; on a parlé un peu puis on a fait l’amour, un peu vite peut-être mais si tendrement, comme un moyen de se rapprocher un peu plus. Les images de l’autre reviennent m’envahir. Pensait-elle à lui en me serrant contre elle en gémissant ? Je n’en peux plus d’angoisse. Je fais couler l’eau presque brûlante avant de me rappeler qu’il en faudra pas mal pour le bain, mais j’ai besoin de ce massage de l’eau chaude pour me défaire du stress qui m’étreint à l’idée de cet homme qui aime ma femme qui se laisse aimer. Je sors tant bien que mal de l’engourdissement dans lequel j’ai trop envie de me laisser aller. J’ouvre un peu la fenêtre pour éviter l’effet hammam, me sèche énergiquement et enfile un caleçon. Je fais ensuite couler l’eau pour le bain quand Tom arrive en criant :
« De la mousse papa ! Il faut de la mousse ! »
Je le laisse faire couler le gel de bain en filet dans la cataracte de la baignoire et s’émerveiller de l’apparition de la mousse blanche et irisée. Je tente de me concentrer sur sa joie d’habitude si contagieuse. Je regarde la mousse grandir en me demandant si je dois appeler Cécile. Elle est sensée finir tard à la boutique ce soir, comme beaucoup des jeudis. Comme beaucoup de jeudis… Et si ce n’était pas le premier jeudi où elle prétextait un travail à terminer, un dîner avec sa boss, que sais-je encore ? Pour le retrouver lui ? J’essaie en vain de trouver un souvenir récent qui aurait pu m’alarmer. Comment ai-je pu être aussi crédule ? Je lui ai toujours fait complétement confiance, cette femme est pour moi la probité incarnée, je me sens terriblement trahi, à la fois furieux et désespéré. Je tente de réfléchir logiquement en vain. Mon esprit refuse d’accepter la trahison de Cécile mais les images de cet homme continuent de me parasiter. Mais que dirais-je si elle s’étonne de mon appel ? Damien déboule et déclare qu’il faut aussi apporter des jouets.
« Ok, mais n’en mettez pas partout ok ? »
Mes fils, mes amours, il ne faut pas qu’ils se doutent de mon désarroi. Damien me regarde et fait cette petite moue qu’il a depuis son premier jour avant d’aller chercher ses Playmobil.