Premier Chapitre
PrologueNaissance
Le 15 d’Azurvif de l’an 1000,
Village D’Anima.
Une nouvelle détonation fait trembler les murs avec une telle violence qu’Ariaé la ressent jusqu’aux tréfonds de ses os. Ses dents claquent et un liquide ferreux lui envahit la bouche. Le tremblement ne semble jamais vouloir s’arrêter. La jeune femme gémit et resserre ses bras autour de son ventre arrondi. Ses yeux se ferment sur un sanglot qu’elle tente de contenir. La panique s’infiltre en elle comme l’eau entre les rochers, mais elle ne doit pas craquer. Elle ne doit pas craquer et garder les idées claires. Le souffle tremblant, elle s’accroupit davantage dans son recoin qui lui sert d’abri.
Une autre déflagration transperce l’air. Les lourdes colonnes de pierre grondent cette fois. D’habitude si imposantes, elles paraissent aussi frêles que des fétus de paille dans le chaos ambiant ; incapables de supporter la voute de pierre fissurée et crevée sur le ciel. Ariaé remarque que ce dernier est d’un bleu éclatant, pas même taché d’un nuage. La beauté du temps grince avec la situation. C’est une belle journée pour mourir.
La jeune femme secoue la tête pour chasser ses idées noires et lève les yeux sur le lustre accroché au plafond du sanctuaire ; il oscille dangereusement. Quelques bougies s’y décrochent et tombent au milieu de la pièce sur les dalles défoncées.
La poussière la fait tousser. Sa main chasse les fines pellicules et elle parcourt des yeux la foule agglutinée dans l’enceinte sacrée. Son mari doit s’y trouver. Il a promis ; lui, et le chef du village. Ils ont tous promis qu’il ne se battrait pas, qu’il resterait avec elle. Alors pourquoi n’est-il pas là ? Pourquoi la seule chose qu’elle voit est le regard larmoyant des femmes et des enfants ou celui exorbité des vieillards ? Comme elle, ils se sont réfugiés dans le temple de la Déesse Engélion, et comme elle, ils savent qu’aussi solide et sacré qu’il puisse être, il n’empêchera pas l’homme qui massacre leurs maris, pères et frères dehors de rentrer pour les égorger.
Mais où aller ? Au moins ici, tous peuvent prier en attendant la mort. Et c’est peut-être ce qu’elle devrait se résoudre à faire. Ses yeux se brouillent de larmes alors qu’ils glissent sur son ventre.
Elle va mourir. Elle va mourir sans ne jamais connaitre le visage de l’enfant qu’elle porte en elle depuis huit mois. L’enfant qu’elle chérit déjà plus que tout au monde. Elle ne lui aura rien apporté. Pas même la protection.
Tous ces jours heureux aux côtés de son aimé à construire sa chambre, ces moments passés à imaginer tous les prénoms possibles et inimaginables à lui donner, ceux à rêver au bord de la falaise sur leur nouvelle vie de parents, serrés l’un contre l’autre… Tous ces souvenirs s’échapperont avec son dernier souffle quand la mort lui aura transpercé l’âme et le cœur ; et il n’en restera plus rien. Cette vie de mère elle ne la connaitra jamais. Pourtant, elle en a tant rêvé… Elle l’a désirée si fort…
Une explosion plus proche que les autres crève la bulle de ses réminiscences. La jeune femme lève le nez de ses bras et, telle une lumière dans l’obscurité, aperçoit le visage familier du chaman. Ce dernier, sacoche et bandages sous le bras, s’agite entre les blessés.
— Par la Lumière ! Cessez de prier et soignez-vous !
— Avram ! appelle la jeune femme. Le soulagement de ce dernier de la voir en vie transpire à travers toutes les expressions de sa figure.
L’homme se débarrasse de ses pansements en les donnant à son apprenti et s’élance vers la jeune femme. Arrivé à sa hauteur, le vieux chaman la saisit par les épaules et l’aide à se relever de son trou. Son visage d’âge mûr semble avoir pris plusieurs décennies. Le cœur d’Ariaé se crispe quand elle remarque les larmes qui ont sillonné ses rides. Si Avram pleure, c’est que tout est perdu.
— Ariaé ! Tu n’es pas blessée ? Et le bébé ? s’enquit-il en lui touchant le ventre.
— Mon ami, nous sommes perdus n’est-ce pas ?
Sa main se pose sur celle rugueuse de l’homme. Il ne répond pas de suite, mais n’en a nullement besoin. Toute sa détresse et son affliction transpercent l’iris bleue de ses yeux.
— Rien ne l’arrêtera dans sa folie… demain, Anima ne sera qu’un tas de cendres mélangées aux larmes et au sang… tu dois fuir !
— Pas sans Tharos !
— Ton mari est mort, ma chérie… mais la dernière petite partie de lui que tu portes dans ton ventre est vivante, elle ! Le Fenhir est venu pour te tuer, comme toutes les autres !
Une explosion juste à l’orée de la porte transperce les tympans des réfugiés. Ils hurlent de terreur. Mais Ariaé ne les entend pas. Le choc est si fort que sa tête s’enfonce sur ses épaules. La vue d’Avram se trouble sous ses yeux, rongée par une tache noire. La poigne vigoureuse sur ses bras la ramène à elle.
— … Fuir ! Tu dois fuir ! Il y a une trappe sous l’autel, vas-y et cours te mettre à l’abri dans la forêt !
— Le… le village…
— Nous serons tous auprès d’Engélion après notre mort. Mais tu ne dois pas mourir ! Pas tout de suite… Ton enfant n’est pas comme les autres, je l’ai vu dans mes visions ! Et le Fenhir le sait ! il…
Un fracas assourdissant parsemé d’éclats d’ordres hurlés ponctue sa phrase. La lourde porte en ébène subit à présent les assauts des soldats. Un lourd bélier éventre progressivement le dernier rempart qui sépare les survivants de la mort. Avram ne laisse pas le temps à Ariaé de réfléchir plus longtemps. Il la pousse en direction de l’autel sans ménagement.
— Fuis Ariaé ! Fuis le plus loin possible !
Fuir. Il n’y a plus que ce mot qui resonne dans le corps de la jeune femme et terrasse sa peur. Fuir. Sauver son enfant. Ariaé ferait volontiers don de sa vie si cela pouvait assurer celle du bébé. Mais elle ne le peut. Sa survie à lui dépend malheureusement de la sienne.
La jeune femme se jette au pied de l’autel et tombe lourdement au sol, un cri aigu s’échappe de sa gorge. Une main sur son ventre, l’autre occupée à soulever un tapis, elle découvre finalement la trappe dissimulée. Les lèvres pincées, elle la lève de toutes ses forces. Une douleur lui déchire le ventre et le bas du dos. Une douleur qu’elle n’avait encore jamais ressentie.
Essoufflée, elle se faufile non sans peine sur l’étroite échelle qui mène aux entrailles du sanctuaire. Ses mains glissent tant elles sont moites et elle manque de tomber. En un ultime effort, la fugitive lève difficilement le bras pour attraper la trappe et la refermer sur elle.
Le silence l’étourdit. Les ténèbres l’avalent. Et avec eux, la vision des soldats du Fenhir en train de tuer un groupe de femmes. Un groupe de femmes avec qui elle a étroitement partagé son quotidien. La honte et la culpabilité la rongent alors qu’elle s’enfonce à l’aveugle dans les ténèbres, haletante de peur.
Une odeur d’humidité lui saisit la gorge. Ses pieds rencontrent rapidement un fond d’eau. Elle se tourne, et aperçoit au loin une lumière blanche, la sortie du passage.
Avancer est difficile, elle doit se tenir aux murs. Quelque chose lui tire le bas ventre, certainement les efforts peu recommandés qu’elle vient d’effectuer. La jeune femme déglutit et s’essuie le front. Il lui semble que ses tempes ne vont pas tarder à exploser. Sa main sur la paroi en guise de repère, elle avance dans le boyau noir.
Le mur de lumière l’aveugle quand elle le traverse, mais l’air frais qui emplit ses poumons la console vite de cette peine. S’habituant peu à peu à la luminosité, elle reconnait les arbres si particuliers de sa forêt natale. L’odeur de bois brulé la rappelle à l’ordre : le danger est proche, il faut fuir.
Ariaé parvient à faire quelques précieux mètres, s’agrippant d’arbre en arbre et portée par la volonté de fuir. Mais la douleur dans son ventre devient trop forte. Son corps entier est secoué de spasmes et elle est absolument trempée de sueur.
Trop d’ailleurs. Elle ne devrait pas être autant mouillée. Son cœur se compresse d’angoisse au fur et à mesure que son regard se baisse sur sa robe. Souillée. Elle a perdu les eaux.
— Non… non par pitié non…
Un terrible mal lui répond et transperce son corps. Elle tombe à genoux, mordant jusqu’au sang sa main pour ne pas hurler et attirer l’attention sur elle.
Accoucher ici ? Prêt de ce champ de cadavres et de ruines ? Prêt de ce danger ? Hors de question. Elle s’ordonne de tenir jusqu’au village voisin. Elle tente de se relever, mais une violente vague de douleur la submerge et la cloue sur place. Ariaé gémit et roule sur le dos, une prière accrochée aux lèvres. Accoucher plus loin n’est pas envisageable. Qu’elle le veuille ou non, ce sera ici.
Elle rampe sous un arbre et tente de calmer la panique qui lui pénètre le cœur. Il faut se remémorer les gestes qu’elle a effectués la dernière fois qu’elle a accouché sa meilleure amie. Mais tout s’embrouille dans son esprit épuisé.
Heureusement, la nature reprend ses droits et la guide.
De longues minutes douloureuses et intenses se passent. La jeune femme perd énormément de sang. Au bout d’un ultime effort, le bébé apparait. Ariaé s’empresse de le saisir maladroitement dans ses bras gourds et dénués de force.
Une petite fille.
Une minuscule petite fille. La plus belle chose qu’elle n’ait jamais vue.
Les larmes de bonheur abreuvent les sillages des précédentes. Elle ressemble à son père, elle a le même nez fin.
Ariaé pousse un profond soupire et ôte difficilement la bretelle de sa robe pour lui présenter son sein. La pauvre femme est livide, le visage strié de veines bleutées. Avec le pan de sa robe, elle tente de nettoyer le nourrisson, mais ses muscles ne peuvent supporter même ce mince effort. Ariaé se contente donc de la regarder, émerveillée, ressentant un sentiment qu’elle n’avait encore jamais éprouvé.
— Comment vais-je t’appeler ma petite fleur ?
Une larme dévale sa joue. Une larme de tristesse. À chaque seconde qui passe, elle sent la vie quitter son corps au même titre qu’elle la sent grandir dans le petit être qu’elle sert. Difficilement, elle arrache une fleur, une Lilium d’un blanc éclatant qui pend mollement sur un buisson, et la pose près de l’enfant.
— Lilium… Tu t’appelleras Lilium .
L’enfant gémit faiblement, les yeux clos, toujours accroché au sein de sa mère. Ariaé pose sa tête sur le tronc de l’arbre et lève ses yeux vitreux au ciel.
Ma Déesse, sauve-la, je t’en prie… sauve-la…
Les mots se répètent à travers ses lèvres blafardes. Bientôt, elles n’ont même plus la force d’articuler, et restent ouvertes en une ultime supplication.
La dernière image qui se dessine à Ariaé est celle du visage de sa fille, qu’elle avait tant espéré découvrir, et qu’elle emporte avec elle.
C’est quelques instants plus tard que le miracle se produit.
À la naissance du crépuscule, alors que la lune aurait dû entamer son ascension dans la voute céleste. Quelque chose d’extraordinaire émerge du ciel de feu. Quelque chose qu’on n’a pas vu depuis cinq cents longues années.
La Levée de l’Engélion. L’Étoile Divine.
Partout à travers Génésis, les yeux sont tournés vers son fin demi-cercle de lumière couché sur l’horizon. Le monde entier retient son souffle, transcendé de stupeur.
Est-ce réel ? On pensait depuis fort longtemps que jamais plus la Déesse Engélion n’offrirait sa présence dans le ciel, pour gorger la terre de vie et chasser les Ombres.
Mais c’est la douce réalité. L’étoile se lève bel et bien, commençant son ascension dans le firmament.
Sa lueur se propage sur le monde, parcourant chaque parcelle de terre, chaque cime de montagnes et gonflant dans le ciel d’un noir d’encre. La lumière devient éclatante, la terre se contracte, les arbres frémissent, les fleurs se tendent vers l’astre qui croit et atteint bientôt son zénith. Les Hommes pleurent et prient, l’émotion est si forte qu’ils ne peuvent détacher leurs yeux de l’astre lumineux. Cette image tant imprévue qu’inespérée restera à tout jamais gravée en eux.
Lilium ouvre les yeux. La toute première chose qu’elle voie est l’Astre sacré dans le ciel.
Le nourrisson ne comprend pas ce qui se passe. Il ne comprend pas que cette chaude lumière va le maintenir en vie contre le corps froid de sa mère, pendant de longs jours avant que quelqu’un ne la trouve.
Il ignore que dans le sillage de cette étoile, se trace une prophétie qui changera à tout jamais le cours de sa vie.