Premier Chapitre
8h20, le téléphone sonna. Je me demandai bien pourquoi les gens n’appelaient jamais quand c’était le bon moment ? « Allez, ce n’est pas grave, je dois être professionnelle » me disai-je, sans vraiment réussir à m’en convaincre.— Elégance Canine bonjour ! lançai-je vivement.
— Oui bonjour, je suis bien au truc de chiens ? me demanda une voix au bout du fil.
— Oui madame, vous êtes bien au salon de toilettage !
— Je vous appelle c’est assez urgent, je voudrais savoir le prix pour mon chien ?
— Bien sûr, c’est quoi comme chien ?
— Euh je ne sais pas trop ...
— Vous ne connaissez pas la race ? Mais il ressemble à quoi, à peu près ? insistai-je. Si vous voulez connaitre le tarif, il faut que je me rende compte du travail qu’il y a faire.
— Euh, et bien c’est un petit chien, enfin pas trop gros, vous voyez quoi ?
— Non pas vraiment…
— Ah ! bah, je n’y connais rien en races de chien, moi. Mais vous savez, c’est celui de la pub, il est tout blanc. Je l’ai amené l’année dernière alors là, il faut lui faire le plus court possible, il n’y voit plus rien !
— C’est un Westie alors ? Celui de la pub César ?
— Oui voilà, c’est ça ! confirma la cliente.
— Bien, je vois, donc un Westie en tonte complète. Il faut compter 45€. repris-je essayant, malgré moi, de cacher mon agacement.
— Ah quand même ! Bon, ben je vous rappellerai alors. Au revoir !
— Oui, au revoir ! Lâchai-je sèchement.
« Et allez ! Encore une qui me dérange en dehors des horaires d’ouverture et qui ira chez la première concurrente qui lui proposera 2€ de moins que moi. » Pensai-je en colère. « Non mais vraiment, les gens ne manquent pas de culot ! Elle n’est même pas foutue de connaitre la race de son chien et ça va être de ma faute ! Et puis, bien sûr, c’est urgent alors que ça fait un an que son chien n’a pas vu un toiletteur ! Pfff, Les gens m’énervent vraiment des fois ! »
Je posai le téléphone et essayai de me concentrer. Il était temps de se replonger dans cette passionnante comptabilité avant l’arrivée du premier client, prévue pour 9h. J’étais contente de ma petite entreprise. J’étais mon propre patron et ça, c’était bien, mais certains jours, les contreparties du patronat étaient un peu dures à assumer. Du haut de mes 25 ans, j’avais commencé ma carrière de cheffe d’entreprise depuis seulement 2 ans. J’avais travaillé comme salariée dans une usine pendant 7 ans, puis, j’avais décidé de changer de voie. Je voulais vivre de ma passion : les animaux. Quand j’étais petite, je rêvais de devenir vétérinaire mais je m’étais vite rendu compte que je n’avais pas le cœur assez bien accroché. La durée et le coût des études avaient fini de me convaincre à renoncer à ce projet. Après quelques années dans la vie active, j’avais entrepris les démarches pour suivre une formation. J’avais ensuite créé mon propre salon de toilettage. J’étais fière et heureuse, mais les résultats n’étaient pas si formidables que je l’avais espéré. D’après mon budget prévisionnel, je devais m’en sortir, mais j’avais moins de clients que prévu. Je me démenais pour m’assumer, j’avais même emménagé dans un petit studio pour réduire mes frais au maximum. Mes parents m’avaient souvent proposé de revenir vivre chez eux, mais je voulais m’en sortir seule. J’étais fière, peut-être trop, mais je voulais me prouver que je pouvais y arriver sans qu’on vienne à mon secours. Je préférais galérer seule que d’accepter l’aide de mes proches, ce qui, de mon point de vue, aurait fait de moi une personne faible.
Parfois, je me mettais à rêver mon avenir. J’étais jeune et j’avais des rêves pleins la tête ! Je m’imaginais : un salaire avec plein de zéros, je serai mince, belle, les gens m’admireraient et écouteraient mes conseils. Je serai de ces personnes à qui tout réussi : Argent, gloire et beauté ! Et pour l’amour on attendra encore un peu…
8h50, il était l’heure d’ouvrir, le premier client allait bientôt arriver. Je préparais le shampoing et les serviettes, regardais mon agenda et sélectionnais les fiches de mes clients du jour. Ce matin, j’avais un client mensuel. A 27€ le toilettage, je n’allais pas gagner grand-chose… En cette période de rentrée des classes, les appels pour les rendez-vous se faisaient rare... Mais cet après-midi, j’avais quand même un golden retriever, au moins 1h30/2h de travail assuré ! C’était toujours ça ! Je me réjouissais de savoir que je ne ferais pas une journée à 0€ comme cela m’arrivait parfois.
J’étais sûre que mon idée de salon de toilettage était bonne. Les gens prennent de plus en plus soin de leurs animaux et puis j’avais fait une très bonne étude de marché. Je savais que ça fonctionnerait. Je devais juste attendre que les clients sachent que j’étais là. Je me doutais que le fait de m’implanter dans un village de campagne ne m’aiderait pas vraiment mais en me trouvant entre une boulangerie et un bureau de tabac, j’avais espéré que la balance s’équilibrerait. Je m’étais très vite attachée à ce petit village bressan, un petit village gaulois, comme je disais, un petit village qui résistait aux grandes enseignes et où le commerce de proximité avait toute sa place. Un village ou tout le monde se connaissait et où il faisait bon vivre.
9H sonna au clocher de l’église et la cliente qui entra me sortit de mes pensées. C’était Mme Guillot, elle emmenait sa petite chienne Pistache, une jeune shih-tzu. Elle venait depuis l’ouverture du magasin. J’avais été enchantée par la fidélité de cette dame qui adhéra tout de suite à l’abonnement mensuel. Elle faisait partie des clients qui me donnait espoir, qui me faisait me sentir à ma place et légitime en tant que toiletteuse mais aussi en tant qu’entrepreneuse.
— Bonjour, la saluai-je.
— Bonjour, vous allez bien ?
— Très bien merci et vous ?
— Tout va bien merci, me répondit-elle.
— On lui fait comme d’habitude ?
— Si c’est possible de pas trop couper, il va commencer à faire froid.
— Pas de problème, je réégaliserai juste un petit peu. Je vous dis dans 1h. C’est bon pour vous ?
— D’accord, à tout a l’heure.
— A tout à l’heure.
Je pris Pistache dans mes bras et l’emmenai sur la table. Mes paroles et mes gestes étaient devenus des automatismes, avec les clients mensuels encore plus. La coupe était toujours la même, alors l’accueil des clients était rapide. « Un p’tit coup de brosse et on va au bain Pistache, d’accord ? » … « Oh ça va, ne fait pas cette tête, c’est juste du shampoing, ça ne va pas te manger ! Depuis le temps, tu ne t’y es pas faites ? Je te toilette tous les mois. Tu es toujours ressortie en un seul morceau, non ? »
— Bonjour !
Je me retournai, surprise. C’était le facteur. Je me doutais un peu qu’il était au courant que je parlais aux chiens mais je me sentais honteuse à chaque fois que j’étais prise en flagrant délit. Il était lui aussi client et m’emmenait régulièrement sa chienne pour une petite coupe.
— Bonjour ! dis-je joyeusement.
— J’ai un recommandé à vous faire signer.
— Ah … d’accord. répondis-je intriguée.
Je m’essuyai les mains et allai signer le courrier. Il m’était bien destiné, avec le nom du magasin en dessous, pas de doute possible, c’était bien pour moi. Il avait été envoyé par un office notarial de Bourg-en-Bresse, la plus grande ville voisine. J’étais soucieuse. Je remerciai le facteur et retournai voir Pistache qui m’attendait toute mouillée dans la baignoire.
Je finis rapidement de la laver et l’installai sur la table de toilettage. Une fois en sécurité et sous les séchoirs, je retournai voir le mystérieux courrier. Je ne pouvais pas attendre plus longtemps. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? On aime rarement recevoir ce genre de lettre, par surprise, encore moins. Je serai vite fixée. Je m’empressai d’ouvrir l’enveloppe, « pas la peine de faire durer le suspense », pensai-je.
Je lu la lettre le plus rapidement que je pouvais tout en m’attardant à comprendre de quoi il s’agissait. Il était question d’un héritage. J’appris, avec tristesse, que l’une de mes clientes était décédée : Elisabeth Rouma, une personne que j’avais particulièrement appréciée. Cette cliente avait amené sa petite bichonne, Chance, tous les mois pendant plus d’un an. Elle avait annulé son dernier rendez-vous, il y avait quelques semaines déjà, pour un empêchement de dernière minute. Je n‘avais jamais revue Chance et avais pensé que sa propriétaire s’était trouvée une nouvelle toiletteuse.
Je restais toujours professionnelle avec mes clients, gardais mes distances. Je ne voulais pas copiner, « ça ne se fait pas » me disais-je quand les conversations devenaient trop personnelles. Quand Mme Rouma n’était plus venue, j’avais imaginé toutes les hypothèses qui expliqueraient que ma cliente préférée ne se rende plus chez moi. Je m’étais dit que peut-être, la cliente avait cru que je la snobais. « Et puis non, quoi ! Quand on parle pendant 1h avec une cliente après le toilettage, c’est bien qu’on apprécie la personne. » Avais-je pensé. « Elle devait bien se douter que je ne faisais pas ça avec tous mes clients ! » Toutes ces réflexions avaient tourné en boucle dans ma tête depuis tout ce temps. Je ressassais les mêmes phrases, les même mots, l’issue était à chaque fois identique : Pourquoi ?
Malheureusement cela arrivait régulièrement. J’étais en contact avec beaucoup de toiletteuses via des groupes professionnels sur les réseaux sociaux et cela m’apportait réponse à bon nombre de mes interrogations. Je m’étais rendu compte que, chez les autres comme chez moi, parfois les clients disparaissaient sans donner de nouvelle. On se posait, alors, toutes sortes de questions : « Est qu’ils ont déménagé ? est-ce que le chien est décédé ? » Quand il y en avait deux dans le même foyer, alors la probabilité était peu plausible. Personnellement je finissais par me demander si cela ne venait pas de moi. Avais-je été désagréable ? Mon travail n’était peut-être pas à la hauteur ? Mais quand ils venaient 2/3/5, 10 fois et que je ne les revoyais plus, je ne comprenais pas ce que cela pouvait signifier. Avaient-ils perdu leur emploi et n’avaient plus les moyens de s’offrir mes services ? Je me rendais folle avec toutes ces questions. D’autant plus que, de toutes façons, je ne trouvais jamais les réponses à mes questions. Cela me rassurait de savoir que je n’étais pas visée particulièrement et que cela se passait aussi comme cela dans les autres salons. « C’est la vie » me disais-je avec fatalité. Je savais bien que les clients n’étaient pas obligés de venir chez moi, « On n’a pas signé de contrat d’exclusivité à vie, c’est sûr » pensais-je. « Mais, quand même, c’est dur, on s’attache aux gens. Peut-être qu’ils ne s’en rendent pas compte, après tout. »
Et là, devant moi, pour la première fois, je savais pourquoi une cliente n’était pas revenue, et c’était une cliente à qui je tenais beaucoup. Mme Rouma devait avoir une cinquantaine d’années environ. Elle était très attachée à sa petite chienne, et son amour pour elle se ressentait. Cette cliente était lumineuse, rayonnante. Elle inspirait la sérénité et la joie. J’avais eu un véritable coup de cœur pour cette dame qui respirait le bonheur. Nous avions souvent parlé, de tout, de rien, de choses sans importance. Aux fils des mois durant lesquels nous nous étions vues, nous nous étions lié d’amitié. Nous nous sentions en confiance ensemble. Pour moi, le regard ne trompe pas et j’avais rapidement vu que Mme Rouma était vraie et sincère. Comment expliquer la connexion que l’on a parfois avec les gens ? Ce petit quelque chose que l’on ne ressent pas avec tout le monde. La cliente avait deux enfants de mon âge à peu près. Était-ce sa fibre maternelle qui ressortait ? Pourtant des clientes de cet âge, j’en avais d’autre et malgré que je m’entendais bien avec toutes, je ne me sentais pas comme « connectée » avec elles.
Ne voyant plus revenir Mme Rouma, J’avais pensé que cet attachement si particulier n’avait, en réalité, été qu’à sens unique. Je compris, devant le courrier du notaire, que ce n’était pas le cas, que ma cliente n’avait pas changé de toiletteuse… Elle n’était plus là … La culpabilité me prit soudain à la gorge, comment avais-je pu être en colère à ce point ? Comment avais-je pu penser à tout cela ? Comment avais-je pu lui en vouloir ? Je devais bien me douter que Mme Rouma m’appréciait, elle aussi, sinon elle ne serait pas restée discuter à chaque fois ! J’en avais voulu à ma cliente de faire la bonne copine et de partir sans donner de nouvelles. Aujourd’hui, c’est moi qui m’en voulais. Si j’avais su ? Comment aurais-je pu ? Je me promis alors de ne plus faire de suppositions comme cela. La vie était trop courte pour se tourmenter de cette manière. « Oui la vie est courte, vraiment trop courte. Les meilleurs partent les premiers… Mme Rouma est partie, bien avant d’autres… Non, elle n’est plus là … Une si belle personne ! Merde ! la vie est dure, la vie est cruelle, la vie est moche, oui, vraiment moche ! » Je me sentais mal, triste, déprimée… Je ne savais même plus, en fait, comment je me sentais… en colère ? Pleine de culpabilité ? Sûrement un mélange de tout cela à la fois.
Heureusement, Pistache était là. Elle ne bougeait pas, bien au chaud sous les séchoirs. Elle me regardait avec ses petits yeux noirs, on aurait dit qu’elle comprenait que quelque chose n’allait pas. Les animaux ont ce pouvoir-là, le pouvoir de vous faire revenir sur terre quand vous croisez leur regard. Ils vous font remarquer que même si la vie est moche, la vie est douce aussi. Je caressai tendrement Pistache. Ma douleur s’atténua, au moins un petit peu.