Premier Chapitre
4 Août 1940Le silence régnait autour de la table. On entendait les mouches voler, à l’exception du bruit des couverts entrant en contact avec les assiettes et la respiration des trois membres de la famille Hamel. Le père profitait de ce repas pour lire le journal et les nouvelles étaient désastreuses. La Luftwaffe dominait la bataille d'Angleterre. Le Maréchal Pétain renforçait la collaboration et commençait à réformer le régime, en s'attribuant tous les pouvoirs et en intensifiant la propagande.
Lassé, Charles Hamel abandonna sa lecture. Déjà contraint et forcé à loger des boches dans son hôtel, La Halte Arago, logiquement situé boulevard Arago, il rêvait de lire ne serait-ce qu’une bonne nouvelle. Si seulement Hitler essuyait un revers, il verrait enfin des limites à son hégémonie.
Ancien combattant des tranchées, Charles gardait les stigmates de la première guerre mondiale, en particulier la haine de l'Allemand. Homme de petite taille, le dessus du crâne lisse comme un œuf, il portait la moustache pour combler ce manque de poils. Il ne quittait jamais son lit sans ses lunettes, ses yeux de taupe ne voyaient pas à deux mètres. Héritier de la constitution familiale, il était sec pour ses cinquante-deux ans. Ses costumes, portés avec soin, lui prodiguaient l’élégance requise par son statut de propriétaire hôtelier.
En face de lui, son épouse, Marie Hamel, avait les yeux dans le vague. Elle ne pensait qu'à une seule chose en cet instant : son fils Étienne, disparu pendant la bataille de France. L’incertitude l'affligeait, les Hamel ignoraient ce qu’il était advenu de leur garçon. Était-il mort ? Prisonnier ? Avait-il été évacué en Angleterre ? Si tel était le cas, il aurait donné des nouvelles. Alors, chaque matin, Marie relevait le courrier dans l'espoir de recevoir une lettre de son fils lui indiquant qu'il se portait bien. Elle vérifiait les listes des soldats morts ou prisonniers. Elle espérait qu'il soit prisonnier, il aurait ainsi une chance d'être libéré suite aux négociations menées par le Maréchal Pétain avec Hitler.
Depuis le départ de son fils, Marie n'était plus que l'ombre d'elle même. Autrefois avenante et joyeuse, la tristesse de son regard ne la quittait plus. Belle femme, elle paraissait plus jeune que son âge. Ses cheveux châtains, toujours coiffés avec raffinement, relevaient son visage subtil et ses yeux caramel. Fruit d'une éducation autoritaire, elle se tenait droite comme une statue et arborait un air distingué. Sa voix était douce et bienveillante. Telle une louve, elle aimait ses enfants plus que tout.
Assise à côté de sa mère, se trouvait Juliette. Dans sa bulle, la jeune femme de vingt deux ans se répétait inlassablement les notes de sa partition de piano, qu'elle interprèterait une heure plus tard, pour sa leçon quotidienne. La musique était pour Juliette, comme l'air qu'elle respirait : vitale.
À cinq ans, sa mère l'avait emmené chez une amie qui possédait un piano. Pour la première fois de sa vie, Juliette avait entendu cet instrument envoutant. De retour à la maison, elle avait harcelé ses parents avec l'idée fixe d'apprendre à y jouer. Amusés, mais surtout ébahis par la ferveur de leur petite fille, les Hamel l’avait inscrite à des cours particuliers. Depuis, cette passion ne l'avait jamais quittée.
Musicienne brillante, Juliette avait réussi, à dix-huit ans, le concours d'entrée au Conservatoire National de Musique et d'Art Dramatique, l'une des six femmes de sa promotion.
Après le début de la guerre, et le départ de son frère dont elle était très proche, la musique était devenue pour Juliette une échappatoire ; l'opportunité de s'éloigner de la tristesse de sa mère et des contrariétés de son père. Pendant ses leçons, elle était happée par les notes somptueuses des morceaux de ses compositeurs favoris tels Mozart, Debussy ou Chopin. Elle faisait corps avec son instrument et cessait de penser, se laissant guider par la sensation au bout de ses doigts et les frissons engendrés par les accords qui s'enchaînent.
La réalité finissait par reprendre le dessus sur ces moments privilégiés, mais éphémères. Celle de la guerre, celle de l'absence de son frère, et celle de la présence des Allemands tout autour d'elle, jusque dans l'hôtel où elle vivait et travaillait avec sa famille.
Juliette était grande, cet avantage physique lui avait assuré une enfance tranquille. Son corps élancé formait de belles courbes, telle une clef de sol élégamment dessinée. Sa poitrine bien ronde, dissimulée sous son tricot, attisait souvent des envies secrètes. Ses cheveux blonds et ondulés lui donnaient du fil à retordre chaque matin. Ils retombaient désordonnés sur ses épaules, Juliette aimait les porter détachés. Son visage aux joues tendres et au nez subtilement retroussé, affichait un air idéaliste et passionné. Son regard bleu et farouche révélait son âme rêveuse. La jeune femme vivait dans son monde, rempli de mélodies.
Ses parents voyaient que Juliette plaisait aux hommes. Ils lui rappelaient de songer au mariage à de nombreuses occasions. Mais la jeune femme était déterminée, rien ni personne ne se dresserait entre elle et ses études de musique, surtout pas un mari qui exigerait d'elle de s'occuper de la maison et des enfants.
Charles Hamel rompit le silence en reposant son journal.
— Un officier allemand supplémentaire arrive ce soir.
— Où comptes-tu l'installer celui-là ? demanda Mme Hamel.
— Il reste la chambre du troisième étage, les réparations sont terminées. Mais j'ai dit au colonel Stöffel que nous ne pourrions pas en loger un de plus après cela, on n'a plus de chambre de toute manière, expliqua M. Hamel, amer.
— Oui, et puis douze officiers allemands à loger et nourrir matin et soir c'est bien assez.
— Tu sais ce que m'a dit le colonel de surcroît ?
— Non je t'écoute, répondit Mme Hamel curieuse.
— Il trouve que ça manque de distraction pendant le dîner. Il a entendu Juliette jouer du piano depuis sa chambre et m'a questionné à ce sujet.
— Ah bon, mais qu'a-t-il dit ?
— Il se demandait qui jouait, je lui ai expliqué que c'était toi Juliette, éclaircit M. Hamel en regardant sa fille. Il propose qu'on descende le piano dans le restaurant pour que tu puisses jouer pendant le service. Il m'a dit qu'il essaierait de trouver d'autres musiciens et ainsi organiser de petites représentations.
Juliette regarda son père incrédule.
— Il veut qu'on mette mon piano dans le restaurant et que je joue pour ces messieurs ? s'emporta-t-elle. Mais c'est hors de question, j'ai besoin de mon piano ici pour m'exercer et je n'ai aucune envie de jouer pour les Allemands.
— Je savais que tu dirais ça ma chérie, mais je crois que tu ne vas pas avoir le choix, le colonel a beaucoup insisté. Je n'aime pas céder aux boches, tu le sais bien, mais si on peut améliorer un peu les choses, et qu'ils nous fichent la paix, je pense que ce ne serait pas plus mal.
— Mais papa, jouer pour les boches c’est une chose, mais tu ne peux pas m’enlever mon piano de l'appartement, quand pourrais-je travailler ? J'en ai besoin, tu comprends ?
— Certes, mais tu pourras jouer en bas dans la journée, les officiers ne rentrent que le soir, il n'y aura personne.
— Oui, à part les clients du midi, insista Juliette exaspérée.
— Tu joueras entre deux, répliqua son père.
Il perdait patience.
— Papa, je t'en prie, ne les laisse pas me faire ça.
— Ça suffit, trancha son père, de toute manière ce n'est pas ma décision. Je vais demander aux serveurs de descendre le piano cet après-midi quand tu seras au conservatoire. Tu joueras dès ce soir pour le colonel. C'est comme ça.
Juliette toisa son père d'un air sombre. Il voulait lui enlever sa part de bonheur, son allié dans cet appartement. En plus, elle devrait jouer pour le bon plaisir de l'occupant. La colère s'empara de la jeune femme.
— Eh bien si tu crois qu'ils vont avoir droit à du Mozart ou du Bach, tu rêves ! S’ils veulent entendre leurs compositeurs, ils seront déçus ! explosa-t-elle.
Elle savait à quel point ce petit symbole de rébellion était insignifiant, voire ridicule.
— Oh, tu feras bien ce que tu veux.
Juliette quitta l'hôtel peu après pour se rendre à son cours de piano. Elle espérait que le trajet à vélo la calmerait. Un jeu précis exigeait sérénité et concentration, mais la musicienne était furieuse contre son père. Il l'avait prévenue au dernier moment, nonchalant, comme pour signaler un détail. Pour Juliette c'était une trahison. Alors qu'il se plaignait constamment des Allemands dans son hôtel, voilà qu'il voulait les divertir pendant les repas. Et bien sûr, elle devait obéir sans sourciller. Lui enlever son piano. Elle inspira une grande bouffée d’air et tenta de se focaliser sur la composition qu'elle allait travailler.
Arrivée au carrefour de l'hôtel Lutetia, l'effervescence allemande l'interpella. Le luxueux hôtel avait été réquisitionné par l'Abwehr, le service de renseignement allemand. De nombreuses sentinelles et véhicules stationnaient devant ce magnifique édifice haussmannien. Elle continua le long du boulevard Raspail en direction de la Seine, traversa le boulevard Saint-Germain et emprunta le rue du Bac jusqu'au pont Royal. Elle remonta le Quai d'Orsay et traversa la Seine par le pont de la Concorde. Juliette aimait beaucoup la perspective sur l'avenue des Champs Elysées offerte depuis la place de la Concorde. Elle ne s'attarda pas et continua vers l'Eglise de la Madeleine par la rue Royale. Elle prit ensuite à gauche sur le boulevard Malesherbes jusqu'à l'église Saint-Augustin. Elle acheva son trajet via la rue Portalis jusqu'à la rue de Madrid. Elle connaissait cet itinéraire par cœur et aurait pu l'emprunter les yeux fermés.
La musicienne stationna son vélo juste en face de l'entrée du conservatoire. En dehors du piano, sa discipline principale, Juliette suivait des cours d'histoire de la musique, de composition et donnait des leçons à des élèves débutants. La jeune femme rejoignit sa salle juste à temps.
Juliette sortit de l'édifice peu avant quatre heures, et apprécia la chaleur des rayons du soleil sur son visage. Elle pouvait presque encore sentir les touches du piano sous ses doigts. Sa séance avait eu l'effet escompté, elle se sentait beaucoup mieux.
Juliette déverrouilla le cadenas pour récupérer son vélo. Hélas, elle avait mal refermé sa sacoche, en voulant l'accrocher à l'arrière de sa bicyclette, son contenu s'éparpilla sur le sol. Elle commença à ramasser les partitions éparses, mais un coup de vent brusque en emporta plusieurs. La jeune femme réprima un juron et se pressa pour rattraper les feuillets. L'un d'entre eux traversa la rue et termina sa course aux pieds d'un soldat allemand qui se trouvait là, prêt à monter dans un véhicule. Juliette se situait encore sur le trottoir opposé.
L'Allemand se pencha et ramassa la partition désormais immobile. Il observa le document et releva les yeux vers Juliette qui se redressa. L’homme voulut faire un pas dans sa direction mais n'en eut pas le temps, Juliette fit volte-face, décidant d'abandonner sa partition. Elle n'avait aucune envie de la récupérer auprès du militaire. Elle évitait autant que possible le contact avec les soldats allemands, en dehors de l'hôtel. Les habitants de Paris avaient fini par s'accommoder de la présence ennemie. Par dépit, ils travaillaient avec les occupants dans les commerces ou les restaurants, pour continuer à vivre, et ils y arrivaient plutôt bien. Mais Juliette risquait de passer pour une femme à boches, pointée du doigt, décriée, outrageante. Elle ne jugeait pas sa partition assez précieuse pour s'afficher en pleine rue, ne serait-ce qu'un instant, avec un Nazi. Le soldat pourrait croire qu'elle avait peur des Allemands. Qu'importe. Elle n'avait rien à prouver à cet homme.
Juliette regagna l'hôtel de ses parents aussi vite que ses jambes le lui permettaient. Elle passa par le portillon de derrière, dont seuls les membres de sa famille avaient la clef, et stationna son vélo sur le côté. Elle emprunta l'escalier extérieur qui menait directement à leur appartement au quatrième et dernier étage du bâtiment.
À l’intérieur, l'espace vide laissé par son grand piano à demi-queue, qui occupait quelques heures plus tôt un coin de la salle à manger, l'attrista. Juliette déposa ses partitions dans sa chambre et ne put s'empêcher de descendre au restaurant, pour aller voir si les serveurs avaient accompli le transfert sans abîmer son précieux instrument.
Le restaurant était lumineux en cette fin d'après-midi, un soleil généreux perçait les fenêtres. Les grands rideaux rouges et or embellissaient la pièce de leur teinte chaude. Juliette avança, ses pas atténués par la moquette bordeaux qui recouvrait le sol. Elle dépassa une demi-douzaine de tables basses, accompagnées de fauteuils, où les hommes aimaient se retrouver pour fumer et boire un verre à la fin des repas. Le reste de la salle était occupé par une dizaine de tables rondes, allant de deux à six couverts. Elles étaient toutes recouvertes de nappes en tissu blanc, mais aucune d'entre elles n'était dressée. Un bar en chêne, derrière lequel on accédait à la cuisine par une porte battante, permettait d’observer toute la salle.
Juliette constata soulagée que son piano occupait fièrement un espace au fond du restaurant, près des fenêtres et non loin des premières tables. Elle s'approcha et effleura les touches du bout des doigts, pour sentir leur fraîcheur. Sa mère sortit de la cuisine et s'approcha d’elle.
— Alors, ta leçon s'est bien passée ?
— Oui, jouer m'a fait du bien.
— Tu sais, j'ai prévenu les serveurs qui se sont occupés de ton piano que la moindre égratignure leur coûterait cher, plaisanta Mme Hamel.
Ses plaisanteries restaient rares depuis le départ de son fils, Juliette se força à sourire.
— Merci, dit-elle.
— Viens avec moi, j'ai besoin de toi pour préparer la chambre du nouvel arrivant.
Depuis le début de la guerre, la famille Hamel avait dû se séparer de plusieurs employés ; la baisse de revenus suite à la réquisition avait vidé les caisses. La compensation financière versée par les Allemands ne suffisait pas pour garder tout le monde. C’est donc à Juliette et sa mère qu’incombait l’entretien des chambres et l'intendance de l'hôtel.
La famille Hamel dînait tôt, vers dix-huit heures, afin que Charles soit présent au restaurant pendant le service. Ce soir là, il remonta à l'appartement en retard, sa famille l’attendait déjà à table.
— Je viens d'installer le nouvel arrivant, dit-il en se joignant aux deux femmes. C'est le capitaine von Stein, m'a-t-il dit. Il parle très bien français et m'a l'air tout à fait correct.
— Bien, commençons à dîner si vous le voulez bien, proposa Marie en saisissant ses couverts.
— Tu es prête pour ce soir ? demanda M. Hamel à sa fille.
Juliette restait en colère contre son père, mais elle avait fini par se résigner.
— Oui, répondit-elle sèchement.
Le reste du repas s'écoula avec lenteur. Les parents de Juliette échangèrent des banalités alors qu'elle gardait le silence. M. Hamel descendit vers dix-neuf heures pour le début du service et Juliette ne le rejoignit qu'une heure plus tard, accompagnée de sa mère qui souhaitait assister à sa première représentation. Juliette avait revêtu une robe longue et coiffé ses cheveux en chignon. Pour jouer en public, une tenue élégante était de mise.
Arrivée dans le restaurant, elle marcha droit vers son piano au fond de la salle. Sur son chemin, elle sentit les regards se braquer sur elle, mais elle évita soigneusement de les croiser. Après quelques secondes qui lui semblèrent interminables, Juliette prit enfin place sur son siège. Le contact des touches sous ses doigts la rassura sur le champ. Elle prit une longue inspiration et entonna les premières notes de la neuvième Nocturne de Chopin. Le silence s’imposa. Les convives se laissèrent bercer par le jeu précis et intense de la jeune musicienne. Juliette l’ignorait, mais elle rayonnait. Plus d’un homme tomba sous le charme, admiratif de son talent.
À la fin morceau, les applaudissements résonnèrent. Juliette se leva et salua l'audience avant de repartir. Les officiers la congratulèrent sur son passage, parfois avec un accent marqué. Elle aperçut ses parents lui faire un signe de la main avant qu'elle ne franchisse la double porte vitrée qui l'amena dans le hall de l'hôtel.
Juliette regagna l'appartement familial et s'assit dans un des fauteuils confortables du salon. Elle retira ses chaussures et replia ses pieds sous ses genoux. Elle constata, étonnée, qu'elle se sentait bien. Elle avait commencé à jouer à contrecœur, résignée. Elle répugnait qu'on lui dicte ses actes. Mais sa passion pour la musique avait pris le dessus. Les propriétaires des oreilles qui l'écoutent n'avaient aucune importance, n'en avaient jamais eu. Rien ni personne ne pouvait la priver du plaisir de jouer.
Juliette se coucha satisfaite de l’indifférence dont elle avait fait preuve.