Premier Chapitre
Samedi 20 juillet 2019 - Après midiTrois semaines que la France vivait une période de canicule sans précédent, comme le répétaient inlassablement les journaux télévisés, un phénomène comme elle n'en avait pas connu depuis 2003.
Des records de chaleur étaient annoncés chaque jour, avec des pointes au-delà des 42 degrés. Nous étions ainsi plongés au cœur d'une sorte d'intervilles, découvrant chaque soir, aux infos de 20 heures, le nom de la ville qui pouvait s'enorgueillir de détenir ce fameux record et ne manquerait pas de faire l'objet, dès le lendemain, de reportages en direct auprès de la population locale, du maire de la commune, du directeur de la maison de retraite et de quelques anciens qui assureraient avoir connu pire de leur temps.
La crise des gilets jaunes qui agitait la France depuis plusieurs mois, les risques d'un Brexit no deal prôné par le nouveau premier Ministre britannique Boris Johnson, les pro-jets de reconstruction de la Cathédrale Notre Dame de Paris, les relations commerciales entre la Chine et les États Unis dégradées à la suite des déclarations d'un fantasque Do-nald Trump ou la politique de plus en plus contestée d'un Bolsonaro, étaient devenus le cadet des soucis de nos concitoyens.
Face à un tel épisode climatique, on avait même reporté de quelques jours les épreuves du bac et, sans doute dans l'espoir de faire redescendre ces températures inha-bituelles, le ministre de l'Education Nationale avait proposé de mettre des thermomètres dans les classes ! Le génie français, valeur tant vantée à l'étranger, venait une nouvelle fois de frapper.
Et bien entendu la ministre de la Santé, redoutant une surmortalité chez les personnes âgées, montait régulièrement au créneau et multipliait les interventions dans les médias pour rappeler les règles élémentaires en pareille circonstance : boire beaucoup, de l'eau, évidemment, fermer les volets dans la journée, ne pas faire de jogging en pleine chaleur ; cette dernière recommandation ne s'adressant pas de toute évidence aux pensionnaires des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes !
Aucune agitation du côté des principaux leaders politiques, pas de grands sommets internationaux et un président de la République dont la cote de popularité dessinait une pente que le moindre vétéran cyclotouriste du dimanche aurait avalé grand plateau-petit pignon, les mains en haut du guidon, un quasi faux plat, voir même légèrement descen-dant.
Seul un autre événement avait la capacité d'intéresser, de captiver, d'enflammer le peuple français : le rendez-vous majeur du mois de juillet, le Tour de France. D'autant qu'en ce mois de juillet 2019 notre pays venait de se découvrir en Julian Alaphilippe, maillot jaune, son nouvel héros.
Ce samedi vingt juillet je m'étais accordé un long week-end de repos, profitant d'une sorte de léthargie qui régnait au Bastion, nouveau siège de la brigade criminelle depuis notre transfert du légendaire 36 quai des Orfèvres. Avec mon équipe nous avions résolu en avril dernier une affaire de meurtres après de nombreux mois d'enquêtes, de filatures, de nuits de planques et de sandwiches avalés à la hâte. Des crimes ignobles. Je devrais plutôt parler de quatre affaires qui s'étaient soldées par huit meurtres, des couples de personnes âgées. Nous avions pu intervenir lors de la cinquième et sauver une famille, les parents, leur fille et son enfant de huit mois, retenus en otage par deux jeunes paumés mais déterminés. Une fin heureuse, mais une énorme pression sur mes épaules avec la crainte permanente que le moindre faux pas ne déclenche un carnage.
Le procureur de la République, connu pour son intarissable faconde, avait imposé ma présence à la conférence de presse et n'avait pas tari d'éloges sur le travail réalisé par notre équipe, excitant la curiosité des journalistes toujours à l'affût de détails croustil-lants. Le battage médiatique qui s'en suivit fut une épreuve pour moi, avec son cortège d'interviews aux questions plus ou moins redondantes et occasionnellement connotées de circonspection envers les méthodes policières. Les articles parus en mai dans Paris Match et Le Point, avec l'assentiment de mes supérieurs qui souhaitaient assurément re-dorer le blason de la police, régulièrement mis en cause après des mois d'affrontement avec les gilets jaunes, s'ils rendirent mes parents pas peu fiers de leur progéniture, me contrarièrent plus encore.
Les informations sur les coulisses de notre métier présentaient un certain intérêt d'au-tant qu'elles étaient restituées avec objectivité. Les photos me concernant, celles de mes dix ans, de la classe de 3ème, de mon arrivée au Marathon de Paris, et bien d'autres en-core, m'avaient semblé bien superflues. La plus gênante fut celle avec ma compagne Moana, car j'avais toujours pris soin d'élever une barrière étanche entre ma vie profes-sionnelle et ma vie privée. Dans le milieu dans lequel nous évoluons, nous rencontrons plus d'ennemis que d'amis et il est préférable de ne pas s'exposer inutilement. L'effet boomerang d'une gloire, bien qu'éphémère, étant toujours à redouter. Une discrétion, gage de survie.
Devant ma télé, le son poussé à fond, en jean et tee shirt, il ne me manquait que la bière et la casquette siglée Groupama-Française des Jeux pour ressembler à la caricature du parfait supporter. Les hostilités avaient commencé avec une attaque d'une poignée de coureurs dans le Col du Soulor. Tout l'enjeu était maintenant de savoir quelles stratégies les équipes des principaux leaders allaient mettre en œuvre, car si le cyclisme requiert d'indéniables qualités individuelles, la victoire résulte immanquablement du travail col-lectif et de l'abnégation des porteurs d'eau. Nul doute qu'à ce stade de la course les équipes des prétendants au classement général allaient bientôt prendre les choses en main.
Je faisais partie, sans aucune honte dois-je l'avouer, de ces amoureux inconditionnels de la petite reine, et les exploits de ces forçats de la route, comme les avait baptisés An-toine Blondin, me mettaient dans un état d'excitation incontrôlable dès lors qu'appro-chaient les étapes pyrénéennes ou alpines, ne cachant pas mon admiration pour les grim-peurs.
Et que dire de la montée de l'Alpe d'Huez que j'eus le bonheur de vivre au cœur de la course alors qu'en qualité d'Officier de Sécurité, j'accompagnais le ministre de la Jeu-nesse et des Sports sur l'étape le 22 juillet 2011.
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Juin 2003
Officier au Service de Protection des Hautes Personnalités. Un poste obtenu grâce au père d'un copain, inscrit comme moi à la fac de droit de Rennes à une époque où j'envi-sageais vaguement de me diriger vers le droit des affaires. Nous avions sympathisé dès la première année à l'université, nous nous retrouvions régulièrement avec Arnaud Vin-cent pour bosser ensemble certaines matières ; et s'il avait fallu faire un bilan objectif des apports de l'un et de l'autre, mon compte aurait affiché un net passif. En seconde année de fac, juste avant les partiels de fin d'année, Arnaud me fit un jour une proposition.
― Si tu n'as rien de prévu le prochain week-end, mes parents souhaiteraient t'inviter à Dinard dans notre résidence secondaire. On pourra y rester toute la semaine et avec ce temps, on va se régaler. Il faudra quand même s’obliger à réviser un peu.
― C'est vraiment sympa. Je ne sais pas quoi te dire. Je suis vraiment gêné. Tu es sûr que cela ne vous dérangera pas.
― Au contraire et tu pourras faire la connaissance de mes parents.
― Ton frère et ta sœur seront là aussi ?
― Mon frère rentre de Londres juste pour le week-end. On ira le chercher à l'aéro-port de Dinard, le samedi matin. Notre sœur Marie-Claire refuse de sortir de sa commu-nauté religieuse depuis plusieurs années et même pour l'anniversaire de maman elle ne fera pas d'exception.
Plus la date fatidique approchait et plus j'angoissais, fomentant les scénarios les plus improbables pour me défiler. Je m'inventais des alibis d'une banalité à peine digne d'un ado boutonneux cherchant à se faire porter pâle pour sécher le cours de maths, une grand-mère agonisante, une grève surprise des transports en commun, une crise d'appen-dicite. Je crois avoir, dans ces circonstances, pris conscience de la formidable capacité d'invention du cerveau humain.
Pourquoi ne pas le reconnaître, j'avais tout simplement la trouille, les foies, la pétoche, celle de ne pas être à la hauteur, de dénoter, de faire tâche chez les parents d'Arnaud, famille rennaise depuis plusieurs générations ayant bon nombre d'élus, magistrats et no-tables dans leur arbre généalogique. La description que m'avait fait Arnaud de leur villa rajoutait à cet état d'appréhension qui me taraudait le ventre et peuplait mes nuits de cauchemars qu'un psychologue aurait disséqués avec avidité.
Ma famille vivait confortablement et nous passions habituellement les vacances d'été dans une petite maison en location à Batz sur Mer. Elle suffisait à notre bonheur et nous ne jalousions aucunement les belles propriétés devant lesquelles nous aimions nous pro-mener l'été, au Croisic, à La Baule ou sur la pointe de Penchâteau au Pouliguen, avec mes parents et mon jeune frère.
Pénétrer par delà les grilles d'un de ces lieux me semblait, à l'époque, à tout jamais inaccessible. Lorsque s'ouvrit la grille en fer forgé de la villa, mes craintes s'amplifièrent tant j'étais envouté, ébahi devant la beauté de ce lieu. Un parc offrant, au-delà des pins maritimes, du magnolia majestueux aux fleurs violette, des parterres d'hortensias bleus et des cassiopes blanches, une vue magnifique sur la mer aux reflets verts et les remparts de la vieille ville de Saint Malo. La villa Les Embruns aurait pu inspirer Claude Monet ou Pierre Bonnard. Une demeure au style fantaisiste dont j'appris par la suite qu'elle datait de la fin du XIX siècle et qu'elle avait appartenu à un chapelier parisien.
Je fus accueilli par une famille d'une simplicité étonnante que ne laissait pas transpa-raître, au premier abord, leur côté un peu bourges de province, ce qui en tout état de cause n'en faisait pas pour moi des pestiférés.
Richard Vincent, son père, était notaire à Rennes, comme l'avait été son père et comme le fut également son grand père. Dans certains milieux il semblerait que le flam-beau, tel un relais 4x100m, se transmette de génération en génération, histoire de gènes probablement
Mordu de politique, il s'y était investi assez jeune et, à la faveur d'un changement de majorité ayant entraîné la dissolution de l'Assemblée nationale, il fut élu au Palais Bour-bon où il siégeait toujours.
Je découvris aussi par la suite de nouvelles sensations, celles du plaisir de la voile, dont Arnaud était un passionné. Lorsque la marée était favorable, nous partions à vélo jusqu'à la plage de Saint Enogat où le dériveur 4.70 était parqué pour l'été. En novice, j'y assimilai les rudiments de la navigation et me familiarisai avec des termes abscons déjà entendus qui tout à coup devenaient réalité.
― Thomas, choque un peu le foc. Tiens-toi prêt. On fera un virement de bord face à la Pointe du Moulinet.
Je voyais la voile se gonfler, notre vitesse peu à peu augmenter et le bateau gîter. Des émotions enivrantes et troublantes. J'appris à jouer avec la houle souvent impression-nante, à anticiper les abattées et éviter les dessalages fréquents de nos premières sorties en mer. Ces heures passées sur l'eau, nos silences, seulement ponctués par les ordres de navigation d'Arnaud, cimentaient notre amitié. Nous partagions une aventure commune et il n'était nul besoin de traverser l'Atlantique pour nous sentir coupés du monde.
Nous investissions quelques fois la villa pendant la semaine avec une bande de co-pines et copains de la Fac et Arnaud, singeant la fermeté de son père, nous rappelait une règle incontournable, non négociable : tout devait être nickel à notre départ, sous peine d’interdiction de séjour ad vitam æternam.
Je fus régulièrement invité chez les Vincent où les déjeuners se terminaient toujours autour d'un thé ou d'un café servi, dans le salon ou sur la pelouse face à la mer, quand le temps le permettait. Ces repas, délicatement préparés par Suzanne Vincent, étaient pro-pices aux discussions enflammées, aux prises de position souvent opposées entre Arnaud et son frère, bien vite conclues de manière péremptoire par Richard dont l'autorité natu-relle pouvait se muer en une colère soudaine. Un comportement fréquent, m’avait confié Arnaud un jour. Il était le chef de la tribu et il entendait le rester.
Richard Vincent proposa un jour de me faire découvrir sa ville comme il aimait le ré-péter. Il était intarissable sur son histoire, l'architecture des villas et je devinais, au tra-vers de ses propos, que les propriétaires de ces lieux étaient, ou avaient été, pour la plu-part ses clients, à défaut d'être tous de ses amis. Les villas de la Malouine, créées à l'ini-tiative d'Auguste Poussineau, la villa néo-gothique La Garde, la majestueuse villa Saint Germain, la villa des Roches Brunes, la villa Greystones, toutes ces constructions plus fantasques les unes que les autres me transportaient dans une autre époque, un autre monde.
Il arrivait couramment que Richard me propose de l'accompagner dans son bureau. Il sortait pour l'occasion un vieil Armagnac d'un petit placard recelant des bouteilles de digestif et quelques dossiers. Un espace astucieusement dissimulé derrière des bouquins, une cachette insoupçonnée de son épouse. Il entamait la conversation sur des sujets d'ac-tualité, politiques ou sociaux, s'intéressant aux problèmes que rencontraient la jeunesse, m'interrogeant sur des évolutions technologiques qu'il ne maîtrisait pas et l'inquiétaient, en particulier le contrôle des réseaux sociaux et, insidieusement, tentait de m'arracher des informations sur les fréquentations féminines de son fils.