Premier Chapitre
C’en était fini. Je refermai derrière moi la porte de cette maison qui m’avait vu naître. Tout y était silencieux. Chacun avait repris le chemin de ses occupations quotidiennes et mon quotidien à moi pour les jours à venir allait être habité de souvenirs. Et de poussière.Ces murs, me semblait-il, avaient pris un coup de vieux ; ou alors était-ce le deuil qui les marquait à leur tour. Leur couleur soleil de mon enfance s’était fanée en même temps que l’espace de vie de mon père s’était rétréci. Il n’entretenait plus rien depuis plusieurs années. Il voyait bien ce qu’il eût fallu entreprendre mais entreprendre ne figurait plus à son vocabulaire. Il goûtait l’instant et seul comptait ce qui lui donnait de la saveur.
Pour lui le temps s’était arrêté.
Les funérailles de mon père s’achevaient ainsi pour moi par cette douce journée de printemps dans ces retrouvailles solitaires avec cette maison des temps heureux. Depuis deux jours elle bruissait des allées-venues de Clémence, François et de leurs conjoints, des petits-enfants aussi, déjà si grands. Avec la terre sur le cercueil, une chape de silence s’étendait maintenant sur notre 2maison de famille. De famille, elle ne le resterait pas : sans plus d’âme et si éloignée du domicile de nous trois. A quoi bon …
Pourtant chaque écaille du mur, chacun des menus enfoncements des meubles, ce carrelage fêlé, nous rappelaient ces épisodes de notre vie qui nous valurent parfois les remontrances paternelles. Notre père ne s’emportait pas ; il interpelait, admonestait mais de colère, jamais. Il déclinait au quotidien ce charme des grands lecteurs que le bruit et la fureur pétrifient. Les livres en effet constituaient son refuge. Et depuis que sa Rose l’avait précédé dans la tombe, de refuge la lecture était devenue son pain quotidien. Au détriment de tout le reste. Alors la peinture défraîchie, vous pensez !
D’ailleurs, il y avait de moins en moins de peinture à voir tant les rayonnages s’étendaient. Et l’Histoire, la grande, y prenait ses aises de manière totalement anarchique. Brassant les peurs de l’An mille avec les goulags staliniens, les espoirs conciliaires avec le mouvement syndical.
Chacun des enfants et petits-enfants, les amis aussi, pourraient venir puiser dans cette mine sans fond. Le reste serait donné. Les livres, ce n’était pas le plus dur ; les meubles non plus. Mais tous ces papiers, toutes ces notes qu’il faudrait reprendre une à une pour ne rien perdre de ce qui a compté. Là il y avait du travail ! Je commencerai demain.
Ce soir-là je retrouvai ma chambre de gosse. Froide malgré le temps doux. Ne m’inquiétai pas des craquements de la charpente qui me ramenaient pourtant à mes peurs d’enfant. Je me coulais alors sous les draps en me rêvant pourfendeur de ces dragons de la nuit. Dans la famille, il ne faisait pas bon afficher sa peur : c’était la force et la faiblesse de l’éducation reçue. Notre père rappelait plus souvent que nécessaire cette sœur que nous n’avions pas connue, morte sous la torture en 44. Son courage, sa détermination à ne rien céder, son amour de la France. Un patriotisme, un peu daté aujourd’hui dans ses formes et qui leur venait de la nuit des temps, disait mon père.
Lorsqu’il nous réunissait, enfants et petits-enfants, à Noël, nous avions droit à un moment ou l’autre à l’épopée sublimée de notre ancêtre qui avait, paraît-il, combattu dans les armées du Premier Empire.
Alors dans la famille, on était prié d’aimer la France de père en fils, et fille ! Mais nous avions droit de l’aimer à notre manière, en étant bien de notre temps. Henri, trop jeune pour la guerre, s’était engagé dans d’autres combats durant ces années si rudes de l’après-guerre. Pour lui, aimer son pays consistait à œuvrer pour le bien-être de ceux qui le rebâtissaient sans en goûter encore les fruits. Déjà certains se gobergeaient, les cendres de la guerre encore chaudes ; les mêmes d’ailleurs qui avaient su passer entre les mailles étroites du rationnement.
Mon père, je crois, n’attendait pas le Grand-Soir, suffisamment connaisseur de toutes ces illusions emportées au vent de l’Histoire. C’était maintenant qu’il fallait que le bonheur advienne, pour soi, avec les autres ; et renoncer à la belle idée du sacrifice d’aujourd’hui pour un hypothétique avenir radieux. Et il avait su vivre et faire vivre autour de lui.
Je compulsai à mon lever ces différents dossiers débordant de comptes-rendus de réunions syndicales. Une mine pour un thésard ; mais qu’en faire aujourd’hui ? Et puis ces affiches pliées en quatre et ces « tracts » comme on disait à l’époque… tout cela avait-il mobilisé les copains et servi leur cause ? J’organisai ce fouillis et demanderai à mes frère et sœur ce qu’en faire. Toute cette matinée l’admiration que je portais à mon père se trouvait confortée, s’il en était besoin. Cette constance dans sa détermination à travailler au bien du plus grand nombre m’émerveillait. Me revenaient en forme de bouffées d’enfance ces soirées, ces week-ends tout donnés à cet idéal. La vie devait exhaler pour tous le meilleur de ses senteurs suaves, telle était sa conviction.
C’est que mon père avait une revanche à prendre sur la mort, je le savais. Aussi avait-il tout préparé pour qu’elle n’ait pas le dernier mot. Ma tâche s’en trouvait facilitée. Mais une traversée de quatre-vingt-dix-sept années laisse tout de même son poids de vie. Peu de bricoles mais des dossiers, des archives plus ou moins entretenues et puis tous ces livres !
Dans le bas de l’étagère aux papiers de famille, les lettres de l’oncle missionnaire, peu nombreuses : il était mort si jeune. A conserver, par fidélité. Bien entendu, ce n’était guère le moment de lire tout ça ; je me retins. Mais un œil un peu curieux m’emportait dans la tourmente de ces vies inconnues auxquelles je me sentais si fort rattaché.
Cette lettre de condoléances adressée à Émilie par le directeur de la mine après le décès accidentel de Paul, mon grand-père… Et ces lettres encore que ma mère, Rose, et mon père se sont échangées tout au long de leur longue période de fiançailles. J’avais cette impression de pénétrer indûment dans le lit conjugal de mes parents. Rien à voir avec ces dimanches matin lorsque ce lit nous était ouvert, à ma sœur et moi (François naîtra beaucoup plus tard). En pyjama, Clémence et moi nous hissions à quatre pattes façon lézard le long d’un mur et investissions le mitant du lit, là, bien au chaud entre papa-maman. Le jeu consistait alors pour les parents à se plaindre de cette incursion en contre-attaquant à grand renfort de chatouilles. Je me pris à sourire, nostalgique et heureux de cet heureux temps. Après ces jours de tristesse, peut-être n’était-ce pas si mal de replonger dans les douceurs d’enfance. Tant pis, j’y mettrai le temps mais ne me refuserai pas un détour par les souvenirs empilés là et qui ne demandaient qu’à reprendre vie.