Premier Chapitre
1. Les yeux noirsJe me retrouve devant l’auberge avec des bouffées de chaleur. C’était sans doute une très mauvaise idée de sortir ce soir.
J’aurais mille fois préféré rester devant une émission avec papa, à dévorer des paquets de chips dans un pyjama XL.
Trop tard pour reculer.
Je pénètre dans le gîte, la boule au ventre, portant tant bien que mal mon tableau à bout de bras.
La porte grince, mais il règne un tel brouhaha que personne n’y fait attention. La chaleur, issue de tous les corps massés çà et là dans la large pièce surmontée de poutres en bois, m’atteint au visage comme un souffle aux relents de sueur.
Je repère une première table avec des élèves de ma classe en pleine conversation, la main refermée sur des chopes de bière. Non loin, Monsieur Dylan discute avec deux filles qui semblent pendues à ses lèvres.
Il faut dire qu’il ne laisse personne indifférent, Monsieur Dylan. Avec ses longs cils, ses yeux couleur chocolat derrière des lunettes transparentes, son profil altier, son grand sourire.
Mon cœur tambourine avec force dans ma cage thoracique.
Les deux filles lui serrent la main et repartent en sens inverse.
Il est seul, c’est le moment !
— Monsieur Dylan, je hèle en fendant la foule.
Il se retourne, cherche son interlocuteur du regard puis sourit en me voyant trotter vers lui.
— Ah, Édith ! Tu as pu venir, c’est formidable. Ce n’est pas tous les jours qu’on peut fêter la fin de son Bachelor, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que tu as là ?
— C’est pour vous, je dis puis je lui tends le cadre. Je fais un peu de peinture de temps en temps, donc j’ai voulu vous offrir quelque chose de personnel.
Le rouge gagne mes joues, mais je m’efforce de paraître la plus décontractée possible. Mon cadeau a attiré le regard de curieux qui se sont rapprochés.
— Pour moi ? s’étonne Monsieur Dylan, sincèrement ravi. C’est très gentil, voyons ça…
Il retire le papier avec une certaine hâte qu’on retrouve chez les enfants. J’admire ses longs doigts s’agiter autour du cadre, puis chiffonner les déchets avant de poser ses yeux sur ma toile.
Les mots franchissent presque aussitôt mes lèvres.
— Je peins avec une seule couleur que je fabrique moi-même, j’explique. Ce sont des visages en dégradé.
— Oh, je vois.
Tout à coup, ses yeux ne brillent plus. Ou alors est-ce mon imagination ? Il observe la toile, comme s’il essayait de déceler un détail, quelque chose qui se cacherait à l’intérieur.
— C’est pour le moins surprenant, Édith, dit-il, mais je comprends au son de sa voix qu’il n’est pas très convaincu.
— Qu’est-ce que c’est ? piaille Lola, une de mes camarades d’université. Je ne savais pas que tu peignais, Édith.
D’autres élèves la suivent et chacun se met à regarder la toile. Parmi eux, j’entends un gloussement et je vois quelques sourires moqueurs se dessiner.
— C’est un anus de chien ? demande quelqu’un, faisant éclater de rire Lola et ses amies.
— Ce sont des visages ! je rétorque, les lèvres pincées.
— Je te remercie pour ton cadeau, intervient Monsieur Dylan qui m’adresse alors un doux sourire. Ça me fait très plaisir.
— Édith, tu as quelque chose dans les cheveux, me fait alors Ben, un autre élève en pointant son doigt sur mon front. C’est du fond de teint mal étalé, on dirait.
Et tout à coup, plusieurs regards se posent à l’endroit désigné par Ben.
— Quoi ? Je fais en me frottant.
Voyant que je retire un dépôt gris, mon rythme cardiaque s’emballe. Sans un regard, je fonce aux toilettes, avec cette impression horrible que les rires me poursuivent.
Le miroir me renvoie mon visage catastrophé et un amas de crème mêlée au fond de teint qui cache mes boutons, tassés à la racine de mes cheveux comme de grosses pellicules.
— Oh non, non, non.
Je frotte mon front sous l’eau avec une colère sombre.
Bien sûr, il fallait que ça arrive devant Monsieur Dylan ! La honte !
Je prends ma crème anti-acné, reconnaissable par sa couleur argentée, que j’applique en une couche légère. Je tremble tellement que je manque d’en mettre dans mes cheveux.
La porte des toilettes s’ouvre, laissant passer la rumeur des conversations. Pendant un instant, j’ai peur de voir débarquer Lola et son amie, mais deux autres filles pénètrent sans m’accorder un regard.
— Ma mère ne veut pas que je rentre trop tard, dit l’une d’entre elles. À cause des agressions et tout ça. Je vais appeler un taxi dans une demi-heure, je pense.
— Franchement, t’es pas drôle ! réplique l’autre en s’enfermant dans une cabine. On craint rien dans un endroit bondé. C’est pas comme si on allait se promener toutes seules en pleine nuit.
Je me concentre pour appliquer une touche de poudre au ton clair par-dessus ma crème, de sorte à cacher les imperfections.
— Ils ont dit que les gens avaient été agressés dans des milieux fréquentés, réplique la première en s’arcboutant à la porte en bois. Au moins un sur trois, en tout cas.
— Tu crois tout ce qu’on te raconte !
— C’était à la radio.
Son amie sort après avoir tiré la chasse et se met à frotter ses mains énergiquement sous l’eau. Je reçois même quelques éclaboussures.
— T’inquiète pas, si je vois un gars louche t’approcher, je grogne ! dit-elle avec un éclat de rire. Maintenant, tu vas me dire pourquoi t’as rien mangé ce soir.
Lorsqu’elles partent et que je me retrouve à nouveau seule avec moi-même, je lâche un discret soupir.
Rappelle-toi pourquoi tu es venue ici, ma vieille. C’est le moment de tout lui déballer.
Charles Dylan était mon professeur depuis ma première année d’université. Enseignant brillant en philosophie, personnalité appréciée, je n’avais pas mis longtemps avant de tomber sous le charme de ce quarantenaire.
Comme je termine mon cursus, il n’y aura plus d’occasion pareille. Je dois au moins lui demander son numéro de téléphone. Lui proposer de garder contact.
La timidité me tord le ventre, mais j’encourage mon reflet à sortir des toilettes. À peine ai-je passé la porte que je manque de le heurter.
— Oh, désolé, Édith !
Monsieur Dylan remet ses lunettes sur son nez.
— Je… me demandais si vous pouviez me ramener chez moi, ce soir, je lance alors qu’il s’apprête à rentrer dans les cabinets. Je… euh… on m’a fait faux bond.
— Tu habites le quartier Fontgiève, c’est ça ?
— Oui, c’est sur votre chemin, je dis, puis voyant qu’il prend un air étonné, j’enchaine, mal à l’aise : J’ai lu votre adresse sur le cahier des profs.
Monsieur Dylan acquiesce avec un sourire.
— Très bien, je te ramène. Mais on part dans vingt minutes, c’est compris ?
— Merci !
Vingt minutes, c’est suffisant pour que je prenne un verre et m’encourage encore une fois en pensée avant de sortir le rejoindre sur le parking.
Monsieur Dylan n’a pas une minute de retard. Il m’attend déjà et me tend sa veste, mon tableau dans son autre main, au moment où il se met à pleuvoir.
— Il fait frisquet quand la nuit tombe.
Sa veste de costume me descend sur les hanches et je me sens bien, enveloppée dans son odeur.
— Et voilà le carrosse ! lance-t-il gaiement.
En vrai, sa voiture est une vraie poubelle, mais je m’en fiche. Je grimpe avec enthousiasme à l’avant où repose un paquet de dossiers.
— Attends, laisse-moi te débarrasser de ça… voilà, assieds-toi.
Des relents de parfum aux notes capiteuses flottent dans sa voiture. Il démarre le moteur, remonte les lunettes sur son nez et grimace pour regarder dans le rétroviseur.
— Pas très galant de la part de celui qui t’a lâché, ce soir, me dit-il.
— C’est vrai, heureusement que vous étiez là.
Hors de question que je lui révèle qu’il s’agissait d’un mensonge éhonté.
Alors que nous nous engageons sur la route sombre qui sépare le bois de la ville, je sens mon rythme cardiaque tressauter.
Fais un pas.
— Vous savez, j’ai lu votre livre, celui sur les mythes.
Aussitôt, ma conscience me tape sur les doigts. Il fallait forcément que tu parles d’études ?!
Mais lui rebondit d’un air ravi.
— Celui de huit-cents pages ? C’est plus une thèse, mais ça me fait plaisir. Qu’en as-tu pensé ?
— Je trouve votre théorie un peu… déstabilisante. Comme quoi, les Dieux n’auraient jamais existé, mais n’étaient en fait que des humains qu’on a élevés à ce rang.
— L’évhémérisme, oui. Tu n’y crois pas ?
— Non, moi j’aime croire qu’ils ont existé.
— Moi aussi, pour tout te dire, répond Monsieur Dylan. Ça ne m’étonne qu’à moitié que tu aies ce genre de croyances, tu es différente des autres.
Le compliment me chauffe la poitrine.
— C’est peut-être pour ça que je te vois souvent seule.
Mon enthousiasme retombe comme une pierre. J’étais prête à enchainer sur du flirt, à essayer, du moins avant qu’il ne me casse avec sa remarque.
— Je n’ai pas eu le temps de lier de vraies amitiés cette année.
Gros mensonge. J’ai voulu créer des amitiés. Avec Lola, ou encore cette fille aux cheveux roses que tout le monde apprécie. J’ai même cru que ça fonctionnerait. Mais Lola déteste tout ce qui est artistique, et l’autre fille ne parle que des concerts en vogue. Je n’ai pas trouvé ma place, ni avec l’une ni avec l’autre.
— Oui, je comprends, répond alors Monsieur Dylan d’un ton compatissant. Avec ta mère à l’étranger et ton père malade, tu dois gérer beaucoup de choses.
Oh ! Punaise… il a lu mon dossier.
Je repose ma tête sur l’appuie-tête en retenant un soupir. Définitivement, je vais passer pour un cas social.
— Non, ça va, je vous assure. Ce n’est pas si dur. Et puis, les cours sont passionnants.
VOS cours en particulier !
— Alors quels sont tes projets maintenant que tu as ton diplôme en poche ? me demande-t-il après un silence. Tu vas essayer de te trouver un stage ?
Pendant un instant, je ne suis plus dans cette voiture. Cette question, je l’ai eue des dizaines et des dizaines de fois, sans jamais réussir à trouver une réponse. J’aimerais peindre, c’est tout ce que je sais.
— Ou alors, tu as peut-être prévu de voyager avec ton petit ami ? poursuit Dylan.
On y est.
Je décide de saisir la perche.
— Je n’ai pas de petit ami.
— Vraiment ?
— Vraiment.
Silence. C’est bon signe. Il réfléchit. Je lui laisse l’espace pour le faire.
— Et vous, vous avez des projets de vacances ? Je fais. Peut-être avec la femme qui venait déjeuner avec vous ?
— Hein ? Audrey ? Non, non, c’est fini. Ça n’a pas duré.
— Désolée de l’apprendre.
Pas désolée du tout, oui.
Il n’est plus mon professeur et je ne suis plus son élève, je ne risque rien à tenter quelque chose. J’ai vingt-quatre ans. On est majeur tous les deux.
Mais bon sang, pourquoi est-ce que mon corps refuse de m’obéir ? Pourquoi ce blanc, ce vide, dans ma tête ? Impossible d’ouvrir la bouche, tous les mots sont bloqués dans ma gorge.
— Heureusement que tu es venue me demander de te ramener, lance soudain Monsieur Dylan en activant les essuie-glaces. C’est dangereux de rentrer seule par les temps qui courent. Avec tout ce qui se passe…
La pluie frappe le pare-brise. Nous traversons la forêt dans un silence de plomb. Je décide de tourner les boutons de la radio au même moment que lui. Nos doigts se frôlent, provoquant chez moi un léger sursaut.
— Pas de soucis, je te laisse nous trouver une musique d’ambiance, fait-il en riant. Et j’espère que tu as meilleur goût pour la musique qu’en matière de livres mythologiques !
— Vous êtes dur avec vous-même !
Nous sommes presque à la moitié du chemin et je n’ai toujours pas osé franchir le cap. Je sais bien qu’il s’agit là de ma dernière chance.
— Vous aussi vous êtes différent. Vous n’êtes pas comme les autres professeurs de l’université.
— Je suis un peu plus jeune, je l’admets, répond Dylan dont les phares d’une voiture se reflètent dans ses verres de lunettes.
— Et plus sensible, plus intelligent, plus … agréable.
Ma gorge se tord, mes mots s’embrouillent. Dylan m’adresse un regard sceptique.
— Édith, est-ce que tu serais en train de me draguer ?
— Peut-être, je réponds dans un souffle.
Quelque chose passe dans son regard. Une ombre, imperceptible. Ses yeux, d’origine d’un marron clair et doux, deviennent noirs. Il reprend sa contemplation de la route et je comprends, à voir comme il déglutit, que je l’ai gêné.
— Désolée, je dis aussitôt. C’était maladroit.
— Non, ne t’en fais pas, reprend-il avec un frémissement des lèvres. C’est que… ce n’est pas… je n’ai pas ce genre de choses en tête en ce moment.
Cette espèce d’adrénaline nourrie d’appréhension qui me mordait les entrailles semble mourir comme un petit feu.
— Tu es jeune, ajoute-t-il d’une voix un peu faible. Tu vas rencontrer un garçon qui te plaira. Rien à voir avec un vieux comme moi.
Et voilà l’argumentation : « tu es une jolie fille, mais j’en aime une autre », « je traverse une phase difficile », « je n’ai pas le temps pour une relation en ce moment ».
Autant de phrases creuses qui ne signifient qu’une chose, au fond, personne ne tombe amoureux de moi. Je suis la reine du râteau et ce soir ne fait pas exception.
Maintenant, je n’ai qu’une envie : ouvrir la portière et me lancer sous la pluie battante pour laver le souvenir de cette honteuse soirée. Sauf que nous sommes encore hors civilisation, que j’ai mal aux pieds et un début de migraine.
— Tu ne dis plus rien, constate Dylan. J’espère que je ne te vexe pas. C’est assez inattendu… tu es mon élève.
— J’étais, je le corrige et ma voix n’est que notes amères. Mais c’est bon, j’ai compris le message, pas de problèmes.
Bien sûr qu’il y a problèmes. Je peux le sentir jusqu’à mes orteils qui fourmillent et mes lèvres qui se pincent tandis que mon regard le fuit consciemment. Dylan lâche un léger soupir.
— D’accord. En tout cas, s’il y a quoi que ce soit que je…
Crissements de pneus. Freinage féroce. Ma tête cogne contre la vitre tandis que Dylan plante les freins. La voiture s’immobilise vingt mètres après, à quelques centimètres d’une jeune femme, perdue au milieu de la voie.
— Merde ! lâche-t-il, les yeux agrandis d’effroi. Tu n’as rien ?
Je hoche la tête alors qu’il se met à pester.
— Non, mais ça ne va pas bien ?! Qu’est-ce qui vous prend de traverser comme ça ?!
Piégée dans les phares, la femme l’observe comme si elle voyait un homme pour la première fois. Le corps légèrement tremblant, les cheveux et les vêtements trempés par la pluie.
— Elle n’a pas l’air d’avoir toute sa tête, je réplique.
Elle tangue dans notre direction, le teint effroyablement pâle avant de chuter à genoux, juste sous nos phares.
— Hé ! Vous êtes blessée ?
Dylan se précipite hors de la voiture pour la soutenir et je manque d’en faire autant, mais quelque chose, comme une pression soudaine, un froid indescriptible, vient de s’immiscer en moi.
— Dîtes, il faut que j’appelle une ambulance ?
Comme je ne les vois pas, ni l’un ni l’autre, je décide de sortir mon téléphone pour me tenir prête.
— Tout va bien ? Je lance à tue-tête au bout de quelques minutes de silence.
Je sors finalement de la voiture. Quelques gouttes de pluie tombent encore du ciel, à peine de quoi effrayer un chat. Je me dirige vers les phares et les vois là, tous les deux. Sauf que c’est elle qui le tient. Lui, hypnotisé, immobile, semble se liquéfier entre ses bras. Un pantin de chair. Penchée sur lui, la femme aspire et expire bruyamment, à la manière d’un animal étrange. Le son qui sort de sa bouche est un râle terrible, inhumain, et creuse une ligne entre ses omoplates, sur lesquelles collent ses longs cheveux sombres.
Quand elle dresse son regard sur moi, mes pieds prennent racine. Ma tête se vide. Le paysage disparaît pour ne laisser place qu’à ses yeux noirs et brûlants. Mes jambes vacillent, le rythme de mon cœur se fait plus sourd, plus ténu. Peut-être s’arrête-t-il de battre ?
Ma contemplation a duré quelques minutes, ou secondes, avant que je ne revienne à moi, en entendant un klaxon soudain dans mon dos.
Un bus de tourisme s’est arrêté et le chauffeur ventripotent en sort, l’air alerte.
— Qu’est-ce qui se passe ? Vous avez eu un accident ?
Aux vitres, des dizaines de visages se pressent pour m’observer comme si j’étais une bête curieuse.
Je reprends connaissance : le freinage brusque, Monsieur Dylan, la jeune femme étrange …
En me retournant, cette dernière a disparu. Seul Dylan demeure étendu au sol, respirant avec labeur.