Premier Chapitre
Tapi dans l’ombre, il l’entendait courir vers l’endroit où il était caché. Elle fuyait quelque chose ou quelqu’un d’invisible pour elle et zigzaguait entre les arbres de la forêt comme une biche affolée. Au loin, les phares de sa voiture jetaient deux rais diffus de lumière sur la route déserte. Il percevait clairement ses halètements saccadés et les battements accélérés de son cœur et observait méthodiquement sa course à la façon d’un prédateur qui surveille sa proie. Elle ne le savait pas encore, mais c’était lui qu’elle fuyait. C’était un jeu, un jeu dont il maîtrisait parfaitement les règles et auquel il était très fort, surtout, lorsque la soif le tenaillait. Il s’était pourtant promis d’arrêter de tuer les gens ainsi. Cependant, il oubliait parfois sa promesse.Il se mouvait dans les fourrés de façon à l’encercler. Elle n’avait aucune chance de l’apercevoir, il en était certain, ses déplacements à lui étaient bien trop rapides pour la vision humaine. La jeune fille s’arrêta, interdite, scruta l’obscurité de tous côtés dans l’espoir de voir ou d’entendre quelque chose, hésitant sur la direction à prendre. Il la vit se diriger droit sur lui et jubila intérieurement. Un parfum acide d’adrénaline flottait dans l’air, ce qui accroissait encore plus son excitation. Il remarqua que le front de la jeune femme saignait, une blessure probablement causée par l’accident de voiture qu’il avait lui-même provoqué quelques instants plus tôt. Elle s’arrêta encore, le corps tendu et regarda derrière elle. Son visage changea soudainement d’expression et parut se détendre, elle l’avait vu. Elle posa sa main sur son cœur, visiblement soulagée, et poussa un
profond soupir avant d’esquisser un sourire.
— Oh ! Mon dieu ! S’il voit plait, aidez-moi ! dit-elle à ce moment-là, contente de voir quelqu’un, de voir une personne rassurante dans cette forêt sombre et lugubre.
— Vous avez besoin d’aide ?
— J’ai eu un accident de voiture, il y avait un homme au milieu de la route et j’ai essayé de l’éviter. Mais quand je suis descendue de la voiture, je ne l’ai pas trouvé, il avait disparu, c’est bizarre... Je crois que...
Elle semblait confuse et peu sûre de ce qu’elle avait réellement vu ou entendu. Mais ce qu’elle disait n’avait aucune importance pour lui, il n’écoutait pas les mots qui sortaient de sa bouche car toute son attention était captivée par le rythme fascinant des pulsations cardiaques de sa proie. Il savait qu’il ne pourrait pas se contenir longtemps, mais éprouvait toujours une certaine
satisfaction à faire durer le plaisir. De toutes façons, il finirait par la tuer et rien ne pourrait l’en empêcher, elle était complètement à sa merci, elle lui appartenait corps et âme.
Une légère brise jouait avec ses fins cheveux blonds qui lui arrivaient aux épaules et laissait entrevoir par intermittences la blancheur de son cou. Il pouvait discerner le fin réseau bleuté de ses veines qui se gonflaient à chacune de ses inspirations. Son front saignait abondamment et attirait inexorablement son attention. Mu par une impulsion incontrôlable, il leva la main vers elle et posa ses doigts sur sa blessure. Il les ramena ensuite à sa bouche et lécha avec délectation le liquide écarlate.
— Mais qu’est-ce que vous faites ? s’écria-t-elle en faisant vivement un pas en arrière, à la fois dégoutée et effrayée par son geste.
Elle ne comprendrait que bien trop tard que l’homme allongé au milieu de la route, celui qui lui avait causé cet accident, c’était lui et qu’il l’avait amenée exactement là où il voulait qu’elle soit. Sans daigner lui répondre, il la saisit par le cou et la plaqua violemment contre le tronc d’un arbre.
Elle pleurait doucement et le suppliait de ne pas lui faire de mal : « Je vous en prie, je ne veux pas mourir ». Elle répétait cette supplication d’une voix assourdie comme s’il s’agissait d’une incantation qui aurait eu le pouvoir d’éloigner d’elle tout malheur. En réalité, il n’avait pas pour objectif de lui faire le moindre mal, il était juste tenaillé par le désir tenace d’assouvir sa soif. Le cou blanc qu’il tenait entre ses doigts constituait à ses yeux, un suprême objet de convoitise et il mourait d’envie d’y goûter. Pourtant, il se ressaisit, ferma les yeux quelques secondes et la lâcha soudain.
— Allez file ! Sauve-toi !
Mais elle resta là, pétrifiée, à le regarder avec terreur. Il lui hurla à nouveau de s’en aller et elle recula timidement. C’est alors qu’elle vit les yeux de son agresseur s'injecter de sang et elle se mit à hurler comme une hystérique en détalant à toutes jambes.
Malheureusement pour elle, elle n’eut pas le temps d’aller bien loin. Il avait changé d’avis et se projeta instantanément face à elle pour lui barrer la route. Elle comprit alors qu'elle ne s’en sortirait pas, qu’elle se trouvait en butte à quelque chose qui dépassait l’entendement et que son agresseur n’avait rien d’humain. Elle le supplia à maintes, en pleurnichant, de ne pas la tuer et il s’avança vers elle et la prit dans ses bras comme s’il voulait la rassurer. En fait, il voulait se rassurer lui-même et se pardonner pour l’acte horrible qu’il allait commettre à son égard. Le corps de la jeune fille était chaud sous son étreinte, il percevait les battements désordonnés de son cœur et son doux parfum le grisait. Il caressa alors tendrement ses longs cheveux blonds de la même manière qu’aurait pu le faire un amoureux à sa bien-aimée. Lentement, ses lèvres se rapprochèrent de sa tendre gorge, lentement, il ouvrit la bouche et enfonça ses canines pointues dans la chair blanche de son cou. Elle poussa un dernier cri étouffé qui ne dura que quelques secondes. Puis ce fut le silence, un silence de mort. On n’entendait plus que le bruit du vent qui berçait la ramure des grands arbres. Un seul baiser et elle était passée de vie à trépas. Son sang chaud coulait dans sa gorge. Un sang si délectable. Il ne connaissait rien de meilleur que le sang chaud d’un être humain, d’autant plus, celui d’une jeune fille apeurée. Il sentait une puissance vivifiante envahir tout son être, la peur rendait le sang encore plus délicieux. Il se sentait renaître.
Ce matin-là, il se réveilla doucement, serein, comme sortant d’un doux rêve. Il réalisa qu’il se trouvait dans une des chambres de la vieille cabane abandonnée. Il avait repéré cet endroit un soir qu’il essayait de fuir ce qu’il était devenu. Au début, il avait tenté de s’isoler du monde mais il s’était vite rendu compte qu’il ne pourrait échapper à son triste sort. Il était devenu un vampire et il fallait bien qu’il se fasse à l’idée qu’il ne pouvait ni changer, ni renier cet état de fait. Il pouvait tout au plus s’exercer à contrôler sa nouvelle destinée. Cependant une chose était sûre, il refusait d’abandonner la part d’humanité qui se trouvait encore en lui. Il jeta les yeux sur le corps sans vie de la jeune femme blonde qu’il avait attaqué la veille. Son corps inerte et pâle, complètement exsangue, reposait sur les draps blancs comme sur un linceul. Derek l’observa quelques minutes d’un air soucieux et il se dit qu’une fois de plus, une innocente avait dû payer de sa vie pour satisfaire ses bas instincts.
Il s’habilla en hâte, enveloppa le cadavre dans le drap, attrapa la pelle qui se trouvait près de la cheminée en pierre et sortit de la cabane avec son fardeau dans les bras. Il ne pouvait pas la laisser là et prendre le risque que quelqu’un ne la trouve. Il fallait qu’il se débarrasse du corps sans laisser de trace. Il marcha un moment dans les bois jusqu’à un endroit retiré et se mit à creuser un trou assez profond. « Pauvre fille, pensait-il tout en s’affairant, elle avait encore toute sa vie devant elle et moi, comme un égoïste, je viens de la lui voler. Elle avait sûrement une famille, des amis, un travail ». Cette dernière réflexion l’amena à penser que sa disparition ferait bientôt la une des journaux. Il se désolait en se rendant clairement compte maintenant qu’il était la cause directe du malheur de toute une famille, d’autant plus, que le corps ne serait jamais retrouvé.
De retour chez lui, il se dirigea rapidement vers la salle de bain pour se doucher. L’odeur du sang lui collait à la peau et lui rappelait inlassablement l’acte horrible qu’il venait de commettre. Il était bourré de remords et entendait en boucle dans sa tête la voix de la malheureuse qui le suppliait de l’épargner, faisant écho à celles de toutes ses victimes précédentes. Il se sentait déchiré entre ce nouvel instinct qui l’habitait dorénavant et sa conscience. Son esprit tournait désespérément en rond, car il ne pouvait apporter aucune solution à ce dilemme. Il décida donc de couper court à toutes ces tergiversations et de ne plus y penser. De toutes façons, c’était trop tard, le mal était fait et il ne pouvait plus revenir en arrière. Il se dirigea vers l’escalier et appela son frère. Il avait besoin de le voir avant de partir à son entrainement de football.
— Evan ! Tu es levé ?
Aucune réponse. Il entendit alors des bruits de vaisselle et pensa qu’Evan était sûrement en train de préparer le petit-déjeuner. Attrapant à la volée son sac à dos, il se dirigea vers la cuisine mais à son grand étonnement, il n’y trouva personne. Il allait rebrousser chemin quand quelque chose sur le plan de travail attira son attention. Il s’en approcha tout en ayant l’inexplicable pressentiment qu’il valait mieux qu’il fasse demi-tour et qu’il s’en éloigne le plus vite possible. Ça ressemblait à du sang, non, c’était du sang. Que c’était-il donc passé ? Où était Evan ? Mais l’odeur de l’hémoglobine déclencha au plus profond de lui une pulsion incontrôlable et ses yeux s’injectèrent de sang. Il entendit alors la porte d’entrée s’ouvrir et se refermer aussitôt. « Derek, qu’est-ce que tu fais encore là ? Tu vas être en retard », dit une voix douce qui se rapprochait.
Il ferma les yeux, c’était la voix de ma mère, Déborah. Elle tombait vraiment au mauvais moment. Elle entra dans la cuisine. Elle avait un visage fin aux traits doux et elle était coiffée comme à son habitude d’un chignon d’où s’échappait toujours une mèche. Elle ignorait tout de lui, enfin, tout ce qui lui était récemment arrivé, de l’homme qu’il était devenu. Il était d’ailleurs préférable qu’elle n’en sache rien, elle n’était pas du tout prête pour ce genre de révélations de toutes façons. Il remarqua qu’elle portait un bandage autour du doigt. Elle lui en donna immédiatement l’explication tout en saisissant une éponge pour nettoyer le plan de travail :
— Oh, ce n’est rien, je me suis coupée tout-à-l ’heure en épluchant des légumes.
Elle continua tout en s’affairant devant l’évier :
— Où est ton frère ? Il est presque huit heures !
C’était une bonne question et il venait justement de se la poser ! Elle reprit :
— Tu as déjeuné au moins ? J’ai remarqué que tu ne mangeais plus beaucoup le matin depuis quelques temps...
Evan fit son entrée dans la cuisine à ce moment-là, son sac à la main. Il était prêt à partir et fit à son frère un signe qui signifiait qu'il était plus que temps pour eux de s’en aller. « Sauvé par le gong, se dit-il, je n’aurai pas à répondre à la question de maman ! » Mais pour ne pas l’inquiéter, il lui servit son plus beau sourire en disant :
— J’achèterai un beignet en chemin, ne t’inquiètes pas.
La voix d’Evan résonna dans le couloir d’entrée :
— Derek, magnes-toi ! On va être en retard !
Derek enfila en hâte sa veste et accourut vers la porte. Son frère reprit :
— Où étais-tu hier soir ? Tu n’es pas rentré de la nuit !
Il ne pouvait pas lui dire où il se trouvait et encore moins ce qu’il avait fait ! Il opta pour une courte
réponse évasive :
— J’ai passé la nuit dehors à écumer les bars.
Il ajouta rapidement qu’il n’en était pas fier mais que l’alcool l’aidait à se contrôler. Evan connaissait son secret, il savait que son frère était devenu un vampire. D’ailleurs, Evan n’était pas non plus un garçon ordinaire.
Quand ils sortirent, ils trouvèrent la rue silencieuse et déserte. Toutes les voitures qui étaient garées la veille le long des maisons avaient disparu.La journée, on avait toujours l’impression que le quartier était abandonné. Evan ramassa le journal coincé dans le portail et le déplia nerveusement. Il avait la certitude que quelque chose de terrible s’était produit aujourd’hui. Sur la première page du journal, on pouvait voir un article concernant une disparition avec la photo d’une jeune fille blonde, âgée de vingt-deux ans, nommée Jessica Watt. Derek jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de son frère et la reconnut aussitôt. Il blêmit. C’était la jeune femme de la veille, celle qu’il avait enterrée quelques heures plus tôt. Ce qu’il redoutait le plus venait de se produire. L’article indiquait que la famille de la jeune fille venait de lancer une procédure de recherche. Derek savait pertinemment qu’ils ne la retrouveraient jamais.
— Décidément, c’est la quatrième disparition dans le mois, lança Evan exaspéré.
Il ignorait que toutes ces disparitions étaient l’œuvre de son frère. Selon Derek, il était d’ailleurs préférable qu’il n’en sache rien, Evan avait déjà suffisamment d’inquiétude à avoir quant à sa propre situation. Il déposa le journal sur le banc qui se trouvait près du portail et ils partirent.