Premier Chapitre
« Pardonne-moi »Pierre n’arrivait pas à détacher ses yeux de ces deux mots. Ces deux mots posés au bas de la lettre qu’il tenait entre ses mains.
Désemparé et impuissant, il assistait à une réécriture de sa vie.
Trois mois plus tôt…
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Vendredi 6 septembre
Comme chaque jour, Pierre entrait au « Café Saint-Honoré », son bistrot favori, et saluait Gérard, le patron devenu un ami au fil du temps. Il s’installait à une table, mais pas n’importe laquelle. Après en avoir essayé plusieurs, il en avait choisi une située à l’angle de la terrasse et du mur de gauche. Celle-ci lui offrait un large angle de vue sur l’extérieur comme sur la salle. Entre les habitués, les profils atypiques et les touristes, il aimait cette ambiance pleine de vie et de surprises. Les banquettes capitonnées, les chaises bistrot, les nappes à carreaux, les menus calligraphiés à la craie, les assiettes gourmandes qui valsaient dans les mains des garçons de café, le bruit de vapeur du percolateur et la gouaille de Gérard faisaient de ce bistrot un lieu de vie hors du temps, préservé de la tendance design et haut de gamme de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Au décès de Jeanne, son épouse, le « Café Saint-Honoré », situé à deux pas de chez lui, était progressivement devenu sa deuxième maison et le lieu du déjeuner du vendredi avec Antoine, son fils cadet.
Pendant des années, tout l’avait opposé à ce fils, bien trop surprotégé et gâté par Jeanne à son goût. Au moment du décès, une douleur commune les avait rapprochés et chacun s’était senti investi d’une mission de protection envers l’autre, en souvenir de cette femme qui l’aurait voulu ainsi. Ils avaient alors instauré leur déjeuner du vendredi pour créer de la convivialité autour de la cuisine gourmande et de la sélection de vins de Gérard. Tout d’abord assez silencieux et en mode observation, ceux-ci avaient évolué en des moments de partage, sans pour autant effacer leurs différences de caractères et de points de vue. Pierre n’approuvait toujours pas le mode de vie de son fils et ne manquait pas de le lui rappeler régulièrement.
– Tu es en retard, constata Pierre en regardant l’horloge qui trônait au-dessus du bar.
– C’est pas comme si tu étais débordé ! rétorqua Antoine.
– Détrompe-toi. J’ai tarot à 15 heures.
– C’est bien ce que je dis.
Après l’étude approfondie de l’ardoise, Antoine se laissa tenter par des rognons de veau à la crème, accompagnés d’un verre de côtes-du-Rhône, et Pierre par un dos de cabillaud à la plancha avec une Badoit.
– On ne se refuse rien, à ce que je vois, commenta Pierre.
– À quarante et un ans, j’ai passé l’âge des commentaires sur mon alimentation ! Alors, quelles sont les news ?
– Pas grand-chose, si ce n’est l’arrivée de ta fille ce dimanche. J’ai commencé à faire le tri dans la chambre d’amis pour qu’elle puisse s’y installer.
– Je continue de trouver cette idée d’installation chez toi totalement farfelue. Tu l’accueilles pour une année scolaire complète alors que tu ne l’as quasiment jamais vue, tout comme moi d’ailleurs.
– Cela aurait fait plaisir à ta mère qui était très attachée à cette enfant.
– Ça non plus je ne l’ai jamais compris. Quelle idée de l’avoir prise sous son aile.
– Elle a toujours considéré que Léa n’avait pas à subir les histoires des grands. C’était sa façon à elle de réparer ton absence.
– Changeons de sujet car je vais encore être le méchant et ça va me gonfler, conclut Antoine.
Son physique fluet et sa façon de s’habiller donnaient à ce dernier un air assez juvénile. Et s’il était généralement d’humeur festive, son regard pouvait facilement s’assombrir en fonction des sujets abordés. Il n’aimait pas qu’on lui donne des leçons, ni qu’on lui dicte sa conduite. Cela faisait d’ailleurs partie des raisons qui l’avaient poussé à se mettre à son compte.
Travaillant dans l’import de produits en provenance d’Asie, Antoine avait pour projet d’étendre sa gamme de prestations. Il profita du déjeuner pour le présenter à son père. Autant il n’aimait pas se confier sur sa vie personnelle, sachant très bien qu’il s’exposait à des remontrances, autant il avait confiance dans le bon sens et la capacité d’analyse de son père. Ce dernier avait questionné ses motivations et leur adéquation avec la réalité du marché. L’interrogatoire terminé, il n’avait pas trouvé de frein à ce nouveau développement. Il craignait simplement qu’une fois de plus, ce soit un moyen d’occulter sa vie personnelle en la comblant par du professionnel. Il profita de l’arrivée des cafés pour changer de sujet et tendre à son fils un article qui avait retenu son attention.
Pendant qu’Antoine le lisait, Pierre observait le couple de quarantenaires à la table d’à côté. Leurs discussions au sujet des enfants et leurs alliances lui laissèrent penser qu’il s’agissait d’un couple marié. Une sonnerie annonçant un SMS retentit, la femme saisit alors son portable, y jeta un rapide coup d’œil et le reposa, écran contre la table, sans même l’avoir lu. Alors que Pierre en avait déduit que ce message pouvait attendre, le mari fut d’un tout autre avis. Il interrogea son épouse du regard, regard pour le moins agressif. Elle lui indiqua qu’il s’agissait d’un énième message publicitaire, réponse que Pierre estima crédible.
C’est alors que l’homme s’emporta.
– Ah oui, et une pub pour quoi ? l’interrogea-t-il sèchement.
– Une offre promotionnelle sur les parfums.
– Je ne te crois pas. Passe-moi ton téléphone, lui ordonna-t-il, alors qu’elle venait de le prendre en main.
– Mais qu’est-ce qui te prend ?
– Il me prend que si tu n’avais rien à cacher, tu me le donnerais. C’est lui ?
– Qui, lui ?
– Prends-moi pour un imbécile, en plus. Lui, ton amant ! lança-t-il avec colère, les dents serrées pour éviter que sa voix ne porte trop.
– Vincent, il faut vraiment que tu passes à autre chose. Si à chaque fois que je reçois un message, tu imagines que c’est mon ex-amant, ça va vraiment devenir invivable ! O.K., je t’ai trompé mais tu sais bien que c’est fini, alors passe à autre chose !
– Eh bien prouve-moi que je peux te faire confiance en me montrant ton téléphone, tenta-t-il.
– Tu sais quoi ? Je pensais passer un déjeuner sympathique avec mon mari, et finalement, me voilà au cœur d’un procès. Avant que la situation ne dégénère, je vais calmement me lever et m’en aller. J’espère te retrouver dans de meilleures dispositions ce soir ! rétorqua-t-elle en saisissant son sac.
Pierre s’étant pris au jeu de leur conversation, Antoine dut lui saisir la main pour attirer son attention et pouvoir lui faire un retour sur l’article qu’il venait de lire. Pierre l’écoutait d’une oreille distraite en guettant Vincent, l’homme resté seul. Celui-ci regarda sans grande motivation la fourchette posée en travers de son assiette. Il se décida finalement à la saisir, la planter dans le morceau d’entrecôte, tenter de l’amener lentement à sa bouche et la reposer brusquement dans son assiette. Pierre put lire sur son visage de la tristesse et des regrets de s’être laissé emporter par sa colère.
C’est à ce moment-là que le portable d’Antoine sonna. Il fit signe à son père qu’il devait répondre et sortit pour mener sa conversation tranquillement sur le trottoir. Voilà une bonne occasion d’intervenir, se dit Pierre… Il se tourna alors vers Vincent et l’aborda.
– Vous allez dire que ça ne me regarde pas, mais je doute que vous utilisiez la bonne méthode. Espionner votre femme, la harceler de questions, douter de sa confiance ne pourra que la pousser à s’éloigner de vous.
– Pardon ? répondit Vincent, décontenancé par cette surprenante remarque de son voisin.
– Je vous le dis car j’ai malencontreusement entendu une partie de votre dispute avec votre femme et j’ai vu son départ précipité. Si je me permets ce conseil, c’est que vous m’avez l’air particulièrement désemparé.
– Qui êtes-vous pour vous mêler de ma vie ? Et qu’est-ce que vous savez de la bonne méthode à adopter avec Sophie ? rétorqua Vincent, agacé par cette intrusion.
– Oh, pardonnez-moi, je ne me suis pas présenté. Je suis Pierre Delattre. J’ai été psychiatre pendant quarante ans et j’assure de manière très informelle une assistance affective dans ce bistrot, et croyez-moi, on n’y manque pas de candidats. Demandez à Gérard, le patron, il vous confirmera mon identité. Je suis là tous les matins, alors si, la colère passée, vous aviez finalement envie de revenir me voir, vous saurez où me trouver.
Vincent n’en revenait pas. Si ce psy de comptoir ne manquait pas de candidats, qu’il l’oublie. Il avait trouvé l’intervention de Pierre à la fois intrusive et déplacée. S’étant déjà donné en spectacle tout à l’heure, il refréna l’envie de l’envoyer balader. Le retour d’Antoine créa une diversion dont Vincent profita pour se lever, lancer un « bon après-midi ! » et se diriger vers le comptoir.
– Désolé, c’était un de mes gros clients qui s’inquiétait de ne pas avoir reçu sa livraison. Je t’ai vu discuter avec notre voisin de table, tu le connais ?
– Non, mais cela ne devrait pas tarder, s’amusa Pierre.
– Tu ne lui as pas fait le coup du « ça ne me regarde pas », quand même ?
– Si, avoua Pierre, tel un gosse pris la main dans un sac de bonbons.
– Papa ! Quand est-ce que tu vas arrêter de te mêler de la vie des autres ?
– J’arrêterai lorsque je me rendrai compte que mon intervention est à côté de la plaque et qu’effectivement, je n’aurais pas dû m’en mêler, comme tu dis. À ce jour, aucune réclamation en cours, bien au contraire. J’aime ça, ça m’occupe, ça fait du bien à mes « patients ». Donne-moi une seule bonne raison d’arrêter.
– T’occuper de tes affaires ! rétorqua Antoine, tout en sachant que son père avait été d’une aide précieuse pour un certain nombre de clients du café.
Pour autant, il n’appréciait pas sa méthode d’approche. Il doutait que cette conversation change quoi que ce soit, son père n’en ayant toujours fait qu’à sa tête, et encore plus depuis qu’il était veuf.
Une jeune femme s’approcha alors de leur table, embrassa Pierre et, rayonnante de bonheur, lui annonça qu’elle allait se marier. Elle lui communiqua la date, insistant pour qu’il soit présent puisqu’elle estimait que c’était grâce à lui. Pierre, en toute modestie, tenta de minimiser son rôle, la félicita en adressant un clin d’œil à Antoine et savoura l’arrivée, à point nommé, de ce bel exemple illustrant ses propos.
– C’est bon, je m’incline, admit son fils, après le départ de la jeune femme.
Même si les agissements de son père l’agaçaient, il était heureux de le voir épanoui dans son nouvel équilibre de vie. Il avait fait sa place au « Café Saint-Honoré », recréé un nouveau cercle d’amis, organisé un emploi du temps bien rempli, certainement pour ne pas laisser trop d’espace à la solitude. Depuis le décès de sa mère, il avait le sentiment de redécouvrir son père. Mais voir celui qui avait été si peu présent pour sa famille se mettre au service du bonheur de ceux qui l’entourent lui laissait un goût amer. Pour autant, les déjeuners du vendredi leur avaient permis de s’apprivoiser et de tisser de nouveaux liens qu’Antoine se surprenait à apprécier.