Premier Chapitre
1— Je suis contente que tu passes la soirée à la maison. Ce sera en toute simplicité !
Giverny regarde par la fenêtre. Elle ne se lasse pas de la vue qui domine sa maison. L’odeur du plat qui mijote la ramène à la réalité.
— Je te laisse Armelle, j’ai mes cocottes sur le feu. A ce soir !
Giverny se dirige vers la cuisine, elle est guillerette. Elle a laissé mijoter pendant quelques heures des joues de bœuf. Elle soulève le couvercle de sa cocotte en fonte et hume l’odeur de la viande, des carottes et du vin, du romarin. Elle se lèche les babines et a hâte de passer à table. Giverny a fait de sa cuisine la pièce centrale de la maison. Elle aime passer des heures à concocter de bons petits plats sur son Falcon flambant neuf. Cuisiner est synonyme de détente. Elle n’envisage le plaisir que s’il est partagé, avec des amis, ou la famille.
Elle vérifie que les deux bouteilles de Saint-Amour soient bien tempérées. Elle hume le bouchon, ferme les yeux. Elle reconnaît des pointes de cerises, de griottes.
- Dommage qu’il faille attendre, hein ma Vanille !
Vanille n’a pas deux ans et est d’une douceur exceptionnelle. Giverny passe son temps à parler avec son chien. Elle se moque bien de ce que peuvent penser ceux qui franchissent le seuil de sa maison. Elle aime son animal. Baptisée Vanille, le golden peut être appelé Vanilla ou Blanchette. Elle s’en amuse, et visiblement l’animal le lui rend bien.
La jeune femme regarde par la fenêtre. La mer n’est qu’à quelques pas. Si le temps le permet, elle proposera à ses invités de boire un verre sur la plage. Tout est prêt. Il ne reste plus qu’à les recevoir. Elle s’installe dans le canapé. Elle n’a pas le temps d’attraper un bouquin que Vanille est déjà à côté d’elle et cherche des caresses.
La tête du golden collée à son épaule, Giverny abandonne son envie de lecture. Elle ferme les yeux, profite de ce moment de tranquillité avant que ses invités arrivent.
Giverny travaille pour les Etablissements Fournier, structure fondée par son arrière-grand-père en 1945, juste après la Seconde Guerre Mondiale. Jules Fournier a géré ses affaires et développé son entreprise, qui compte pas moins de cent-vingt salariés et a des licences un peu partout en France. Jules Fournier a ouvert sa première boutique ; rue de Paris. Il était fier d’être épicier, de proposer des produits de qualité. Le portrait du membre fondateur trône toujours religieusement dans le hall d’accueil du siège au Havre. Jules Fournier a commencé par une seule boutique, il a prospéré, jusqu’à ouvrir trois boutiques au Havre, poussant le vice jusqu’à exporter son activité à Rouen. Il achetait en gros, revendait. L’idée lui était venue de se procurer des quantités plus importantes et de conditionner lui-même ses marchandises, en labellisant les produits à son patronyme. Peu à peu, le nom Fournier s’était répandu, dans la région havraise, puis en Seine-Maritime, et enfin en Normandie. L’aïeul était visionnaire avant l’heure et avait dit vouloir faire de l’entreprise une société familiale d’envergure. A son décès en 1982, Marc Fournier, père de Giverny, avait repris les rênes de l’entreprise. Marc n’avait pas quarante ans et ne s’attendait pas à hériter aussi précipitamment. Son père a succombé à un accident de voiture. Marc travaillait dans l’entreprise familiale depuis près de quinze ans et rongeait son frein. Jules était celui qui avait créé la marque et ne voulait rien entendre des conseils de son fils. Rien ne pouvait être aussi bien que ce que le patriarche imaginait. Il ne voulait pas se rendre à l’évidence, le début des années 80 marquait un tournant dans la vie de la société. Les grandes enseignes fleurissaient un peu partout en France, à la vitesse grand V. Sans réaction de la part des dirigeants, les Etablissements Fournier avaient un avenir limité et Jules courait à sa perte. D’autant plus qu’il menait grand train. Il voulait afficher sa réussite, et que l’on sache que la famille Fournier n’était pas une famille comme les autres. Giverny se souvient de son père qui racontait toujours la même histoire à propos de Jules Fournier :
- Ma réussite, je la mérite. Jamais je ne suis resté les deux pieds dans le même sabot. Je me suis remonté les manches, et je suis allé au charbon. Ce que j’ai fait, peu de personnes en sont capables. J’ai livré en charrette mes premiers produits, je travaillais de cinq heures à vingt heures tous les jours…
Giverny s’amusait d’entendre son père relater les exploits de son aïeul. D’ailleurs Marc finissait toujours par ajouter :
- C’est vrai qu’à l’époque il n’y avait pas de RTT !
Marc a développé le nombre de commerces, n’hésitant pas à parcourir la France, à convaincre de nouveaux adhérents d’ouvrir telle ou telle boutique. A force de persuasion, le nombre de commerces est passé à plus de cent en quelques années pour atteindre près de trois cents ces derniers mois. La plupart exploitent sous le nom des Etablissements Fournier mais restent indépendants. Ils versent des royalties à la société pour utiliser cette marque. Marc a aussi été un visionnaire à son heure et a décidé de monter la palette des produits, de proposer du haut de gamme, de favoriser la qualité. Le pari a été gagnant. Le chiffre d’affaires n’a cessé de croître. Aujourd’hui l’entreprise peut se targuer d’avoir trois boutiques à Londres, et bientôt une à New-York.
Giverny est originaire du Havre et ne tarit pas d’éloges sur sa ville. Classée Patrimoine de l’Unesco, ne cesse-t-elle de le répéter. Elle est une locale et travaille dans l’entreprise familiale depuis qu’elle est sortie d’études avec un MBA en poche. Son père a succombé à une crise cardiaque. Elle s’est sentie dans l’obligation d’épauler sa mère, à la tête de la société. Elle nourrissait d’autres ambitions, mais elle s’est rendue à l’évidence, elle serait plus utile auprès de sa mère que de chercher un emploi dans une société américaine ou chinoise.
Actuellement, la société est dirigée de main de maître par Lauriane. Plus jeune que son défunt mari, elle approche la soixantaine et compte bien confier les rênes de la société à ses enfants.
Giverny ne manque de rien sinon d’amour. Elle a toujours eu une vie facile, elle est née dans l’opulence et le reconnaît bien volontiers. Elle n’a pas à rougir d’avoir grandi avec une cuillère en argent dans la bouche. Cela ne fait pas d’elle pour autant une personne déconnectée de la réalité. Elle sait s’adapter, mais aussi profiter de la vie quand le moment est opportun ou qu’elle en ressent le besoin. Giverny est divorcée depuis deux ans. Elle est à l’initiative de la rupture, elle n’en pouvait plus de partager son quotidien avec David. Elle a eu la désagréable sensation de piétiner, de ne pas avancer. Elle voulait fonder une famille, David n’a jamais cédé. Elle s’est entêtée à vouloir le convaincre et le faire changer d’avis, c’était peine perdue. Il était bien trop égoïste pour donner la vie. Elle a pris le taureau par les cornes, ils allaient célébrer leurs cinq ans de mariage ; en guise de noces de bois, elle a préparé les valises de David et lui a demandé de partir.
Giverny a pourtant du caractère mais elle s’est laissée berner par David. Elle s’en veut. Cela ne lui ressemble pas. Elle qui a toujours été habituée à prendre des décisions, à avancer, elle a fait tout le contraire pendant ses années de mariage. Elle profite désormais de la vie et veut faire de chaque jour un moment de joie. Elle apprécie les petits bonheurs, les levers ou les couchers de soleil, peut admirer un oiseau dans un arbre, écouter une chanson, profiter d’un moment entre amis, manger un mets délicieux… Elle ne sait pas rester en place, campée dans le fauteuil à attendre que le temps passe. Elle fourmille de projets, elle organise les week-ends, les vacances, n’a rien contre se laisser embarquer sans réfléchir. Elle écoute son cœur.
Elle ne sait pas pourquoi elle a invité Armelle à dîner. Un coup de tête. La jeune femme s’est ouverte à elle sur son passage à vide suite à sa rupture, Giverny ne supporte plus de la voir se renfermer chaque jour davantage. Armelle lui donne l’impression de s’emprisonner dans une camisole.
Giverny n’est pas habituée à mélanger vie privée et vie professionnelle. Pourtant, elle a invité Armelle sans que cela lui pose aucun problème. Elle en a d’ailleurs profité pour convier Flora, son amie d’enfance et Estéban un type rencontré dans un bar quelques jours plus tôt, ils ont bu quelques verres face à la mer. Elle a trouvé le garçon charmant, parlant un français sans fautes, avec un accent léger qui le rendait séduisant. Elle s’est laissée guider par son instinct et n’a pas refusé les avances de l’Ibérique. Ils ne se sont rien promis sinon de passer un moment agréable. Elle garde de cette nuit le souvenir d’un plaisir intense, qu’elle a rarement connu. Elle s’est offerte à lui, pleinement, et a profité de ce moment de bonheur.
Le lendemain matin, les deux amants se sont séparés, comme s’ils avaient passé un pacte tacite. Ils se sont souri, se sont compris et ont simplement échangé leurs numéros de téléphone. Aussi bien pour elle que pour lui, les choses étaient claires, ils allaient continuer leur chemin séparément.
De son côté, Armelle est surprise de l’invitation, mais elle a accepté sans rechigner. La perspective d’une soirée agréable avec Giverny la met de bonne humeur. Depuis combien de temps n’a-t-elle pas passé une soirée en dehors de chez elle ? Elle ne s’en souvient pas.
Elle a quitté sa Bretagne natale cinq années plus tôt, et en arrive parfois à le regretter. De plus en plus l’idée lui trotte de quitter Le Havre pour rejoindre sa famille. Non parce que Le Havre n’est pas une ville agréable à vivre, pour tourner la page et oublier Nathan. Depuis près de huit mois, elle ne supporte plus l’idée d’être séparée de lui. Elle l’aime encore, mais comment obliger quelqu’un à l’aimer ? Elle est incapable de tirer un trait sur les trois années vécues ensemble. Pourtant, elle a souffert avec lui, comme jamais d’ailleurs. Elle a accepté tout ce qu’elle aurait conseillé à sa meilleure amie de fuir. La jeune femme a été aveuglée, bercée par l’amour inconditionnel qu’elle lui vouait et qui n’était pas réciproque.
Pas une journée sans qu’elle pense à lui, à ses yeux bleus, à sa peau tannée par le soleil, à son corps long et fin, à sa chevelure blonde qu’elle aimait ébouriffer. Ce qui lui manque le plus est son odeur, ce parfum indescriptible qui la rassurait. Elle aimait plus que tout se lover contre lui, sentir sa peau. Elle n’avait peur de rien quand elle était dans ses bras.
Elle l’avait rencontré à l’école de voile. Elle venait, par hasard, prendre des renseignements pour d’éventuels cours. Elle s’était toujours promis de suivre des leçons. Dès qu’elle a croisé son regard, elle a immédiatement su qu’elle voulait le connaître davantage. Par bonheur, il s’est adressé à elle, il donnait quelques heures de cours pour se faire un peu d’argent de poche. Elle a littéralement fondu sous son charme.
Armelle est affalée sur le canapé. Elle n’a pas envie de se remémorer davantage son passé encore douloureux. Même si elle commence à faire le deuil de cette histoire, elle ne se sent pas prête à affronter celui qu’elle a aimé ou à en parler sans se mettre à pleurer. Elle doit bien se rendre à l’évidence, elle a perdu sa joie de vivre depuis sa rupture et préfère passer ses soirées à manger des chips devant la télé plutôt que de sortir avec des amis. Elle ne saurait dire pourquoi elle a accepté quand Giverny l’a invitée. Elle n’a pas mis deux secondes avant de lui répondre favorablement.
Pourtant elle redoute cette soirée car elle n’est pas encore prête à parler de Nathan sans s’écrouler et se sent incapable de rire à gorge déployée. Elle se promet de tout faire pour garder sa bonne humeur et ne pas montrer des signes de faiblesse.
Armelle est née et a passé toute sa vie à Saint-Malo. Pour rien au monde elle ne renierait ses origines, mais elle doit bien se l’avouer, elle est tombée sous le charme du Havre et apprécie particulièrement le cadre de vie. Elle est pourtant venue à reculons dans cette ville seinomarine, ville qui a su renaître des désastres de la guerre et reconstruire, au fil du temps, des lieux en harmonie avec la mer. Elle a besoin de sentir l’eau près d’elle et ne pourrait pas vivre sans fouler les plages, emprunter les chemins de randonnées d’Etretat ou d’Yport.
Armelle se lève du canapé, elle regarde par la fenêtre. Encore deux jours et le printemps s’installera officiellement, même si depuis quelque temps, les journées sont prometteuses. Le soleil semble vouloir s’imposer. Les jonquilles sont resplendissantes. La jeune femme aime particulièrement cette saison et les promesses que le printemps annonce. Elle a besoin de se délester de ses manteaux d’hiver et de faire peau neuve.
Armelle doit commencer à se préparer, mais elle sent l’angoisse la gagner. Et si cette soirée avec Giverny n’était pas à la hauteur de ses attentes ? Et si elle n’avait pas assez de conversation et devenait ennuyeuse ? Sa rupture avec Nathan a réduit son capital confiance ; elle se sent ridicule et dénuée d’intérêt. Elle ne se reconnaît pas dans ces pensées négatives. Elle n’est pas celle que ses proches ont connue. Ses parents sont inquiets. Ils l’appellent tous les jours et se veulent les plus proches possible malgré l’éloignement. Même si Saint-Malo n’est qu’à un peu plus de trois heures de route, elle ne peut faire le trajet chaque week-end. Elle essaie de rendre visite à ses parents une fois par mois et en profite pour rallonger son temps sur le sol breton, en posant le lundi en congé.